On quitte un livre,
du bout des lèvres, comme un ami, sans hâte. On éprouve une solitude, un
sentiment d’élan coupé.
Mauriac disait jadis
un pareil choc, se remémorait l’envie de Chardonne, la compagnie littéraire
d’un homme, d’un texte clair qui désaltère. « J’ai lu ce livre d’un trait
comme un enfant qui a couru et qui a soif » (Lettre à Jean-Louis Bory, 8
novembre 1954).
Je parle d’un philosophe
qui n’a rien d’un chef ni même d’un sage. Il se recommande d’une maîtrise
exquise, d’une savante exécution de figures libres, d’une vive pensée
patiemment tissée. Michel Serres a confectionné l’artisanal bouquin, cloué au
lit d’hôpital Cochin. Il n’est pas vieux mais facétieux, affectueux, plein
d’une vie de Grand Récit.
Joue contre joue
sur l’étagère, les volumes d’hier témoignent d’une œuvre téméraire. Serres se
terre dans un coin de bibliothèque solitaire. J’y stocke les écritures d’un
scribe de plein air.
Il tient une
promesse de jeunesse, dessine une philosophie de l’histoire. Il travaille hors
des rails, appareille au vent de l’éventuel, s’émerveille de la danse des
circonstances. Il ouvre en grand les portes de l’histoire, en élargit l’empan à
tous les vivants, le belvédère aux univers inertes, en recueille le sens comme
la confidence émue d’un paysage, la mémoire bariolée d’un territoire.
Michel Serres signe
un ouvrage au nom du père, puis du fils, puis du saint esprit. Il retrace la
terrifiante histoire du sparadrap de la violence. L’âge du père est subordonné
à la nécessité de la cruauté. Le temps du fils révèle l’absurdité du sacrifice.
Le troisième moment décrit l’avènement de l’esprit, l’utopie réalisée d’un
monde sans dureté.
Plus que de
concepts, Serres use de personnages pour raconter l’intrépide aventure : Darwin, Bonaparte et le Samaritain. Les
trois bonshommes totalisent un bout d’histoire, un fragment du récit
délinéarisé. Le temps se chiffonne comme une boule de papier froissé. Il renvoie
à une topologie mathématique, sans outils métriques, où deux points d’abîme se
voisinent. Le Juste de Samarie se situe à l’avant de l’histoire. Bonaparte est
un tueur saisonnier dont l’avenir est compté. Darwin aide à saisir les
Métamorphoses d’Ovide.
Michel Serres
interroge l’anthropologie, Alain Testart après René Girard, évoque la fabrique
des « morts d’accompagnement », le décor d’ambiance du mausolée des
monarques. Car la terreur d’Etat pratique un carnage de compagnonnage, un rapt
des vies domestiques. Un larbinat d’Etat est jeté dans la fosse du despote. Les
statues de sang des enterrés vivant embellissent l’ossuaire royal. Cette
violence funéraire, originaire d’Etat, dite légitime par Max Weber, marque
l’âge autoritaire des pères. La guerre, déclarée de l’arrière, éclate à la
figure des fils, soldats du sacrifice d’Etat. La tuerie des patries est une
litanie de national récit. Les boucs émissaires sont le matériel nécessaire
d’une boucherie ordinaire.
Or il est un fils
qui stoppe le fil hémophile des sacrifices. Aux foudres du ciel, aux colères de
Jupiter, le fils oppose une douceur logicielle, une sainteté hors sacré. La
flore, le pain et le vin, pacifie la faune, le corps et le sang. Le symbole se
substitue à la mort, humaine ou animale.
« Les animaux
courent » dit Serres. Ils fuient les prédateurs. Leurs enjambées sont de
première nécessité. Ils se sauvent des hommes. Ce sont des bêtes sauvages. Domestiquer,
c’est arrêter la course. Sédentariser, c’est réduire l’horizon à la maison. Le
nomadisme traduit l’errance du prédateur. La sédentarité exprime la fixité du
parasite. Mixte d’Abel et Caïn, l’homme est un prédateur parasite. Il vit au
crochet de proies sauvages et domestiques.
Le sang du fils
apure la dette du père, figure du devoir. La Passion règle un passif. Le rachat
des péchés nous libère du père usuraire. Le fils nous affranchit d’une dette
infinie, qui comme aujourd’hui, réclame d’être saigné, exige du débiteur le don
d’une vie.
Pardon, par-delà le
don. Ce que le droit nomme en son patois : prescription. Le mot désigne les
commencements de l’écrit, les fondements de l’histoire, les premières traces ou
taches de mémoire. La première écriture prescrit les crimes des millénaires
antérieurs. Cette première pierre du droit colmate l’immémoriale vendetta des
primates. « L’histoire est notre grand pardon ».
Serres s’est délesté
d’une cargaison de concepts. Du tas d’os analytique, il ne garde que bios et
thanatos. L’alliage de vie et de mort suffit à décrire les âges du Grand Récit. Il élargit le tempo
évolutif de Darwin, les ordres et désordres des mutations et sélections. Il
convoque la littérature qui illustre l’aventure. Homère superpose à l’Iliade l’immortelle Odyssée. Michelet complète sa martiale histoire nationale d’une
série naturaliste irénique : La Mer,
l’Insecte, L’Oiseau, La Montagne.
La vie et la mort s’étreignent
jusqu’à ce que se départagent un ciel et une terre : la pesanteur et la grâce.
Dans son œuvre universelle, Michel Serres masque un nom, une figure, qui décida
de sa conversion intellectuelle. Simone Weil est l’ombre cachée, l’invitée des
interstices, un signe invisible entre les lignes. Elle est raturée dans le faux
mouvement d’une pudeur.
La philosophe
d’Ashford se dissimule dans les volumes, couleur de Nègre, se camoufle comme
une peau noire dans la nuit. Michel Serres risque l’hypothèse. Le premier homme
d’Afrique est une proie foncée qui se préserve de la violence, de manière
épidermique.
Temps mort de la mort.
Le signe de Croix est exécuté. Père, fils, esprit. Le temps des assassins est
désormais mal venu. Les dos se courbent pour panser les maux. L’esprit toubib
prévaut. La mort est mal en point aux mains des médecins. Il s’agit de guérir
plutôt que d’aguerrir. La thérapie se pratique sur place, au chevet du faible. Le
corps médical mime la flore qui échappe à l’agression sans locomotion. L’acte
médical contrecarre la sélection naturelle. Le temps de la pitié ravive la
trajectoire d’humanité.
La courbure de Pieta au pied de la Croix est un écart à
l’équilibre, le clinamen lucrétien qui décide d’un destin. Il se définit, se
reconnaît à ses actes précis : « secourir, soigner, partager,
négocier, dialoguer ».
Après la santé, la
vie se rafistole par la paix. Louis XIV décima les hommes, ravagea les nations
comme une tornade dévaste un champ de colza. Mais il est des officiers de paix
qui préconisèrent la cessation des hostilités. François de Callières,
conseiller du roi, établit le primat de la diplomatie sur la guerre à tout
prix. Il ne publia son traité visionnaire De
la manière de négocier avec les souverains, qu’après la mort du despote
ensoleillé. L’espace est source de violence. Il faut s’en débarrasser. D’où
l’utopie, le non-lieu. La paix est déracinée d’une géographie. Elle est
affranchie d’un territoire. Théoriquement, on ne se casse pas la gueule sur
Google. Internet ou l’idée d’Europe sont des utopies, des non-lieux de paix.
Michel Serres
s’exalte à l’évocation des socialistes français, Proudhon, Fourier,
Considérant. Moqué des marxistes, au nom d’une improbable scientificité, le
courant utopiste s’intéresse aux lieux et aux individus au détriment des
classes et des foules.
Or l’âge numérique
libère les voix discordantes, disparates, singulières, inventives. L’histoire
résulte des menues vies des individus, des « vies minuscules » (Pierre
Michon). Le théâtre de la représentation fait croire à la grandeur de glorieux
histrions qui tiennent le haut du pavé. Il est éclatant d’ignorance, gonflé de
suffisance.
Après le toubib, le
diplomate, voici le troisième personnage de l’album, héros positif, Petite Poucette, créature des temps
virtuels, figure d’une nouvelle ère spirituelle.
Aujourd’hui, la
main invisible du marché supplante les bras ballants de l’Etat. Mais la main du
portable construit la société « sitoyenne ». Les utopistes du 19ème
siècle privilégiaient les associations de circonstances.
La science
expérimentale règne sur la connaissance du monde, plus que la haute
mathématique ou la physique théorique. « Penser, c’est essayer au sens des
peseurs d’or ». La science moderne se détourne de l’avenir, néglige les
fins dernières. Elle interroge les commencements. Les disciplines datent
désormais leur naissance dans l’histoire. La même science ne protège pas de la
violence. Elle doute de ses schémas depuis Hiroshima. Elle freine des quatre
fers devant l’avenir industriel pestilentiel. Dès lors, elle s’approprie la
fonction critique de la société jadis exercée par la philosophie. Il s’agit de
sur-vie, de mieux que la vie, disons d’esprit.
La science enseigne
que le monde est codé. Il est écrit. En déceler le sens signifie trouver le
dosage d’ordre et de désordre, de hasard et de nécessité, qui le compose. Le
temps procède d’un même codage, fait d’aléa - le temps qu’il fait – et de
routine de chronomètre - le temps qui passe. «Nous écrivons, lisons et
inventons comme toutes choses du monde lisent, écrivent et se font ». Le
monde nous fait à son image. Tout est code, manière de dire avec Pythagore que
« tout est nombre ».
La science guette
son passé. Le fait historique ne valide un sens qu’à rebours de son
accomplissement. C’est une circonstance à mille sens et orientations possibles.
Elle n’est stable – le stance de circonstance – que le temps du fait
historique. Le sens passe par le filtre des circonstances. Dans la phrase d’écrivain,
les prépositions sont les ronds-points de changement de sens en chemin. L’histoire
ressemble au tissage d’une tapisserie dont les circonstances feraient un
paysage de corps mêlés. Mieux : l’histoire humaine, à l’image du monde,
court de paysage en paysage. Elle se métamorphose. Elle visite, plus qu’elle ne
voit, traverse des yeux un espace
et des lieux.
L'histoire relève d'un art premier paysager. Elle évoque un savoir morcelé, s'apparente à une mosaïque, peut-être à une musique. Elle lie ses gerbes de vie aux "choses-mémoires" de la géographie.