mercredi 16 février 2022

Bonjour Athos, merci Avous

La langue parlée, mal parlée, colonise les correspondances écrites. Une lettre, un mail, s’annoncent aujourd’hui d’un bonjour sonore, claironné comme une salutation de sheriff à la porte du saloon. Oui. « Bonjour monsieur !». Au lieu d’un paisible « cher monsieur ». Nos lettres suppriment une vieille tendresse d’épithète, l’affectueuse considération épistolaire du haut de page réglementaire. L’adjectif de « chère madame » est à bannir de l’imprimé. Il révèle une arrière-pensée sentimentale, procède à l’entrebâillement d’une intimité, témoigne d’une volonté d’intrusion possiblement sexuelle. Plus jamais de « chère madame » chez nous. Nous ne mangeons pas de ce pain-là. « Bonjour » suffit. Même pas, surtout pas « bonjour, Lucette ». « Bonjour », tout court, sacré bonsoir. A la cantonade. Ainsi, il n’y a pas de trace d’affect sur l’écran. Zéro ADN coupable sur le mail. Un courriel désaffecté rétablit une sorte de blancheur illettrée, un anonymat d’origine. Quand on est plusieurs destinataires, on hérite d’un délicat bonjour collectif : « Bonjour Athos ! ». A mon âge, je fais répéter, je relis le mail attentionné. C’est « bonjour à tous » qu’il fallait déchiffrer. Les noms propres et leurs sales prénoms s’estompent dans la conscience orale. On ne me dit plus merci, mais merci à moi. « Merci à vous ». Jamais « merci Christian », ni même « merci monsieur ». Tout le monde s’appelle « Avous ». Garde-à-vous, ne voir qu’une seule tête. « Avous » est devenu le patronyme générique de la grande famille des locuteurs. Mais pourquoi diable se tourmenter avec du vieux français alors que « thanks to you » suffit ?

samedi 12 février 2022

Que voici de majesté !

Avec le temps, Léo the last, Léo chantant, on se sent floué, alors vraiment. Au cinéma, Fanny Ardant contrevient à la loi du tout s’en va, à la mémoire qui flanche quand on oublie les voix. Le timbre éraillé, une langueur dont longtemps j’ai ressenti l’inutile affectation, la tonalité patricienne, entre Anna Mouglalis et Delphine Seyrig. Depuis hier, Fanny Ardant m’est révélée, malgré ses grands airs. Au cinéma de Saint Lazare, je me suis levé et j’ai marché. J’étais guéri d’une cécité. J’ai reconnu les faits. Une grande dame. Fatale. Sorte d’Ava Gardner nationale. La brune tragédienne ne compte pas pour des prunes. Elle est impériale, ultime diva de cinéma, si joliment, précieusement décatie. Avec le temps, vient le génie de l’instant, l’évidente simplicité de la vérité. Fanny Ardant est magnifique dans ses rides, moins raide aujourd’hui, toute fripée d’humanité, toute chiffonnée de féminité. Quand elle murmure des mots, les susurre à l’oreille du toubib, on voit sa beauté s’épanouir, sa délectable figure se détacher comme un fruit mûr. « Que voici de majesté ! » (Louis-Ferdinand Céline). Bashung. Madame rêve. Osez Joséphine. D’une vieillesse, Fanny Ardant garde l’audace. Elle est folle d’élégance, frivole de justesse. A un âge, qui est le mien, l’actrice témoigne d’un destin, atteint la quintessence d’un art. Fanny Ardant est radieuse. Divinement cabossée. La plus belle pour aller danser, rouler dans une petite voiture. Avec le temps, Fanny Ardant s’est fanée, s’est fadée Parkinson. L’amour l’a sonnée, secouée comme un prunier. Dommage que la petite réalisatrice ne soit l’héritière ni de Truffaut ni d’Antonioni. Elle donne à l’actrice, qui se débrouille très bien toute seule, le rôle de sa vie.

dimanche 6 février 2022

Veni, Vitti, Vici

Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve. D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Ecoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de L’Avventura, le regard égaré de Claudia. Deserto Rosso. Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs. J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane. Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses. Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié. L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir.