dimanche 25 février 2018

L'hiver à Pétersbourg

Au bar Lichfield de l’hôtel Astoria, la vodka Beluga ragaillardit la chair, ranime l’esprit. Du sofa, on voit la Moïka. C’est un affluent, un lieutenant influent de la Néva. Elle tournicote, rumine une attente, puis se jette dans le fleuve blanc.
Rien n’est triste, place des décembristes. La neige enlise, alcoolise les grands ciels rouges, enfièvre les joues. La barmaid époussète le comptoir. Une grande fille nue court dans le métro désert. Le serveur est à hauteur du postérieur du poster. On boit comme on se parle à soi.
La maison de Nabokov est à une portée de pierres de là, rue Malaya Morskaya. J’ai lu Lolita. C’est un livre d’eau fraîche, le récit d’une errance, un goût de vodka brut sur les lèvres. J’ai ressenti la liberté et la pureté.
L’orthodoxie apprécie la vie, laisse aux protestants le lent ressentiment. Elle abandonne la morale à sa dégringolade infernale. Elle évite le bon ton, ne touche pas aux rogatons.
Derrière le bosquet blanc et noir de la place des arts, le Musée Russe accueille les gosses des autocars, abreuve de mémoire des classes entières d’écoliers à veste réglementaire. Il enseigne la beauté, l’histoire d’un peuple venu de quelque part, les corps meurtris qui saignent de la patrie.
L’icône mystique est un idiome patriotique. Il est privilégié des hommes de la Baltique. Dans un angle mort du palais, je débusque un cliché volé, des bouts de Pétersbourg, photographiés comme des condamnés en joue. Boris Smelov est un iconographe argentique. La légende précise qu’il se réfère à Barthes.
Mais les musées ne m’amusent qu’à moitié. Imagine-t-on un texte composite qui juxtaposerait une phrase de Balzac, des bribes de Proust, quelques fragments de Chateaubriand, trois mots de Rousseau, des miettes de Gracq et des confettis de Céline ?
Dehors, les gosses se fichent de la neige. On les tanne de Poutine. J’achète le ticheurte du despote. La stratégie nationale s’exhibe sur un poitrail. Il fait un froid de gueux. Le marchand ambulant me parle de Depardieu. Les sableuses sont des machines heureuses. Il fait moins vingt-trois dans la cité ; les véhicules sont les rois de la chaussée. J’ai le respect des somptuosités.

vendredi 16 février 2018

Jouir du pouvoir

Macron flanque Blanquer chef d’escadron, premier adjudant d’éducation. Tout le pays fait corps derrière Blanquer, ministre militaire. C’est une sorte de colonel de Gaulle à la tête de l’école. L’homme à treillis réhabilite un habit dernier cri, le costume indigène des classes à l’ancienne : la blouse grise de laborantin. Il fourre les insup-portables au rebut, au coin, leur interdit d’échanger des bitcoins.
Blanquer ne touche plus terre, crève la stratosphère. Il restaure la docte autorité qui fait taire l’effronté des lycées. Blanquer est réactionnaire, forcément réactionnaire, naturellement, nécessairement populaire. C’est pourquoi il explose les compteurs de satisfaction de la nation. Il a beaucoup, beaucoup d’amis dans le pays, un peu moins dans le cagibi du conseil des ministres. Succès empoisonné, corollaire obligé : Blanquer est jalousé des hiérarques du parti cordonnier. Qu’à cela ne tienne : il ne fera qu’une bouchée du grand échalas du Havre. Car Macron le veut. Matignon sera la juste destination du Duce de l’Education. Mais Macron le veut, pourquoi ?
La stratégie du roi marcheur est fondée sur l’hégémonie totalitaire du parti randonneur. Randonneur, pas donneur. Pour ce faire, il lui faut se défaire des alliés de circonstances, pâles godillots de la prise de pouvoir. L’heure est venue de déblayer les intrus. Exit Bayrou et ses dames du Modem. Malice de sa nomination piégée au ministère de la transparence. Le bégayeur de Pau débarrasse le plancher manu militari.
Reste à dégommer les traîtres du parti néo-gaulliste. Darmanin est déjà bien mal en point. Il ne survivra pas à l’exigence d’exemplarité, à l’idéal de sainteté tonitrué. Lemaire sera la prochaine proie de l’insatiable roi. Dans trois, six ou neuf mois, viendra le tour d’Edouard. Le temps que Blanquer parachève sa loi réactionnaire. Il appartiendra à l’actuel titulaire du brassard de capitaine de ranger ses petites affaires et de regagner le banc de touche, éventuellement sa cité portuaire.
Devant le perron de l‘Elysée, les jardiniers ratisseront les graviers. On aura évacué les gêneurs des premières heures, les étrangers patibulaires, les faux marcheurs de pacotille. La famille du grand Emmanuel sera nettoyée de ses pièces rapportées. Elle sera de sang pur, sans mélange contre nature. Les marcheurs auront enfin quadrillé le territoire. Castaner à Marseille, Griveaux à Paris, Collomb (ou son arrière-petit-fils) à Lyon. Bref, il y aura un zélé marcheur à la tête de toutes les grandes villes, en plus d’un gouvernement cohérent, doté du même uniforme partisan. L’heure de Blanquer aura sonné. Il aura fait le job à l’école. La théorie du ruissellement sera réactivée en matière de popularité. Il aura mission de doper les sourires d’électeurs à l’endroit  du roi des selfies. Philippe, trop mollasson, lui cédera les clés de Matignon.
L’objectif sera atteint pour de bon. Le pays dispose alors d’une nouvelle géographie, redessinée à l’unique couleur de la Macronie. Les pouvoirs sont distribués aux seuls vainqueurs légitimes. Macron va pouvoir jouir du pouvoir sans entraves. Manière à lui de célébrer l’idéologie libertaire de Mai 68.

mercredi 14 février 2018

Melancholia

Melancholia, c’était le titre de Sartre. Un beau titre. Dans son petit bureau de la rue Bonaparte, il désignait une gravure, la reproduction d’une toile de Dürer.
Gaston ne mange pas de ce pain-là. Il impose à Sartre l’inutile « Nausée ». Sartre se conforme au diktat Gallimard, retouche l’ouvrage, biffe des bouts de pornographie. C’est son premier livre publié. Il est satisfait de pouvoir garder l’épigraphe, la citation de Céline : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu » (L’Eglise, 1933).
La sortie du méchant bouquin révèle en Roquentin un pedigree célinien. A l’époque, Staline goûte la prose de Destouches. « Le Voyage au bout de la Nuit » est le livre de chevet de Joseph Djougachvili.
Sartre a l’âge du Christ en croix. « Dans les église, à la clarté des cierges, un homme boit du vin, devant des femmes à genoux » (Folio, pages 66/67). La machine est lancée. Cau, son secrétaire, prix Goncourt en sa jeunesse de gauche, pestiféré en sa vieillesse de droite, fignole un saisissant portrait du Prix Nobel réfractaire. Il peint un homme bien : « Au fond, le cœur, un cœur immense lui était monté à la tête » (Croquis de Mémoire, 1985).
Je grelotte dans le petit bois du Ranelagh. Je ne veux pas rater la conférencière du musée. Corot, avant Sartre, se décoiffe devant la peinture de Dürer. Les pinceaux de Corot lui font écho en sa boudeuse Melancholia. Je suis content que le musée Marmottan l'ait rapatriée de Copenhague. 

vendredi 9 février 2018

En attendant Lagarce

Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose.
Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace.
En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en-bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton.
Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider ».
Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine.
Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté ». Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte-fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère.  Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraicheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale.

dimanche 4 février 2018

Un verre de champagne

Les hommes se tamponnent comme des autos de foire autochtones. Jeu sans profondeur, ni odeur, ni saveur. Mélasse dans les passes. Il flotte à Saint-Denis. Un despote ennui règne sur le rugby. La petite moustache de Brunel n’augure aucun panache. Les pénalités rajoutent leurs mauvais points à la morosité d’un mièvre foot avec les mains.
On se défonce en défense. Ci-gît une stratégie d’évitement de la dérouillée. Les entrées sont verrouillées. On s’emprisonne dans un pensum, un rugby d’assommoir. On ferme. Dixit Laporte.
Le Quinze du Trèfle ne morfle pas. Il est tout aussi méthodique, religieusement sommaire, robotique. L’acédie est un péché contre l’esprit du rugby. Je revendique moins de hargne, juste un verre de champagne.
L’ailier du Racing était le seul éméché, rentré tard du dancing. Dupont trouve la voie de la joie. Teddy n’avait pas tiédi. Thomas toucha la balle. Il crut, courut. Sa foi vers l’en-but nous sauva de Belzébuth. L’épiphanie Teddy rompit la mélancolie. Elle enraya la mécanique des tranchées. Avant que la docte Irlande ne se drape dans un drop de fourmi.