dimanche 28 mai 2023

De la décivilisation

La France est décivilisée, déculturée, dépaysée, déterritorialisée, dévitalisée, dérépublicanisée, délaïcisée. Les Français sont déboussolés, déclassés, démonétisés, dévalisés, dézonés, défraternisés, décontenancés, dégoûtés, désespérés. Le roi de France, lui, est décomplexé. Les écoliers sont décérébrés, décervelés. L’agriculture est déphosphatée. L’industrie est délocalisée. L’économie est dépendante de la balance des paiements. Bref, la déconstruction est délibérée. Le fil de la décivilisation ne cesse de se dévider. Marianne est dénudée.

jeudi 25 mai 2023

Back to Godard

Back to de Baecque, pour ce faire. Pas du tout étouffe-chrétien, son gros bouquin. Il décrit un salaud d’Hélvétie, un méchant parpaillot du canton de Vaud. Ses tournages, ses collages, ses chantages, ses ratages. Au fil des pages, on voit des images, de l’amour sur la toile, beaucoup d’amour. Le texte recueille les beaux restes d’une tradition et d’une révolution. C’est le récit d’une nostalgie. Godard, voleur de la pire espèce dès sa jeunesse – depuis qu’il a vu, ou plutôt pressenti l’admirable Picpocket de Bresson -, est parti ad patres avec la caisse, avec la civilisation des picaillons. Il nous laisse dans de beaux draps. J’ai lu le pavé d’une traite. Avec une certaine fièvre. J’en ai presque oublié « la décivilisation ». « À l’instar de Godard, Pelechian apprivoise les ciels à merveille. La caméra laisse intouchée sa prise. L’image est délicatement tachetée de beautés muettes. On y voit le burlesque à vif, la tête longue de ceux qui n’ont pas voulu. Dans le sillage d’une fusée, les coupures de nuage dévoilent le dessin d’un félin. Artavazd Pelechian peint les eaux qui tournoient et l’homme qui s’y noie, les pèlerinages d’oiseaux et l’exode animal. Ce cinéma, digne des yeux, fait flèche de tout voir. Il fait entendre un cri de berger, venu de haut, dont l’accent des rocailles se détache au soleil. Le cinéma, des images qui bougent, de l’émotion volée comme un baiser, une sensation qui saisit un corps, qui voile le regard. À Cannes, il pleut. Godard est acrobate, fait des soleils. Godard court le cinématographe en 17 minutes. Record. D’entrée de jeu, on empoigne la rambarde. Il faut se tenir à carreau comme dans la grande roue. On touche les choses pour se persuader d’y croire. Godard achève le festival. Avec des cartouches de terreur dans son fusil. Des images inimaginables qui entrent dans le sang. Un luxe inouï. De la lumière qui erre, des éclaboussures de couleur, une voix humaine. Godard révèle le cinéma, sa beauté venimeuse, hors industrie, sans gnangnan. Film pas, peu économique : soigné, chiadé, tailladé au poignet. Soigneusement aimé. Le contraire du travail, c’est le soin. Soigner l’image comme un malade. Avec la folie maniériste d’un médecin de campagne. Godard retient du mot opus son pluriel opéra. Il y a le sang du siècle sur la pellicule du cinéaste. Cette poignée de minutes inguérissables terrifie l’oeil roi. On se cramponne. Godard joue dans la cour de récréation, de re-création. Celle des petits ouvriers. Il est immensément seul. Après quoi, le mot de palme semble extrait du vocabulaire de plongée, et les images sorties en scaphandre du Grand Bleu. En un quart d’heure, Godard a tué le match. Le festival est mort, déballe pour rien. N’est original que l’origine. Comme n’est génial que la genèse. On passe alors les copies, si bien nommées, comme des plats, des plateaux-repas de long courrier, la mécanique irrésistible de Soigne ta Droite. Galabru n’était pas un malappris. Mais bien épris de fantaisie. Galabru est le fils aîné, le fils aimé de Raimu. Galabru n’avait rien d’une brute. Il est l’Amiral, loufoque pilote de ligne de Soigne ta Droite, grand bonhomme du poème de Godard. » « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 68/69, 2018) https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

Une oeuvre grandeur nature

Michel Serres est mort, il y a quatre ans, le 1er juin. La leçon de Michel Serres. Il n’y en a pas. Pas de leçon. Ni de morale, ni de conseil, ni de consigne. Non, juste une chose ; un chuchotement, l’éventement d’un secret. On ne se délivre du mal qu’en se donnant un mal de chien : inventer. Serres n’aimait pas l’Histoire. Il aimait les histoires, les racontars de bonne femme. J’attendais de Michel Serres qu’il me dise ce que c’est de prier. Et j’observe, en refermant son dernier livre, publié de son vivant, qu’il ne sait pas vraiment. « Relire le relié » (Le Pommier, 2019) « Serres est mort à sa table de travail, un dernier feuillet rédigé, le livre ultime achevé, la page deux cent quarante-trois ponctuée de l’épithète « gracieuse ». Dernier mot qui fait écho à Dieu. Serres sort en seigneur par un grand texte testamentaire. Serres a bouclé son odyssée sur la terre. Serres m’avait confié, sans jamais l’écrire, que « La pesanteur et la grâce » avait décidé de sa vocation philosophique. Simone Weil l’avait dissuadé de la bataille navale, l’avait enjoint de lâcher les armes, l’avait orienté rue d’Ulm. Adieu la mer, ses guerres, ses hideux, ses odieux conflits. C’est un livre grave, admirable, qui chemine vers la joie, la légèreté d’une sainteté. L’extase mystique est au bout du périple. Il réunit la pensée d’une vie, l’éclaire d’une lumière finale. Serres réfléchit à la puissance de l’absence, à ses entailles décisives dans le réel. Point de chute, point d’impact, « point chaud ». L’abstrait gouverne le concret. Il est des lieux invisibles, trois réseaux virtuels, qui naissent en Grèce de manière presque contemporaine, créent le consensus monétaire, la convention linguistique, l’idéalité mathématique, touchent le monde tel quel, les choses matérielles d’une géographie, au point d’en dévoiler une connaissance, d’en risquer l’hypothèse d’une vérité. « Pour n’avoir aucun sens, l’argent, le x de l’algèbre, une lettre d’alphabet peuvent avoir tous les sens ». L’ubiquité sémantique fonde une puissance, autorise la saisie du réel. Les paroles volent dans l’espace, tel un nuage d’encens, telle une prière qui demeure un mystère. « Longtemps, je n’ai pas compris et comprends malaisément ce qu’il en est de la prière ». Ces volutes invisibles accèdent à l’ubiquité divine. Le testament de Serres est une méditation sur l’Epiphanie. Il a pour thème l’enfant de Bethléem. Les trois rois illustrent les trois invariables puissances, les réseaux d’or, de savoir et de langue. La Nativité est un choc pour la pensée. L’Incarnation figure « un point chaud », concept majeur de l’ouvrage. Les monarques s’agenouillent devant l’extrême fragilité, l’état naissant, l’essence même d’une religion. Le monothéisme s’inscrit dans « l’âge axial » défini par Karl Jaspers, ligne d’horizon des grandes religions du continent eurasiatique, surgies presque ensemble, dans un temps voisin de l’invention de la monnaie, de l’alphabet, de la géométrie. Serres définit l’homme par le virtuel. Le nouveau-né, dans son infinie faiblesse, est riche de tous les impensés. A l’image même de Dieu. « Divin et humain, cela se nomme Incarnation ». A cet instant, Dieu percute l’axe des réseaux de connaissance, la ligne horizontale des pouvoirs terrestres. On dirait le schéma d’une croix. C’est un événement considérable, le commencement minime d’un religieux qui répand sa totalité dans l’existant, qui relie l’infime au grandissime, vraie déflagration riche de toutes les informations du monde. C’est une sorte de reprise, de rappel du Big Bang initial, de la création d’origine : « l’immense dans le point, l’être dans le néant, le tout dans le rien ». Le religieux fait feu, flèche de tout bois, annexe le visible et l’invisible, squatte la chair et l’imaginaire, le matériel et le spirituel. Au spectacle d’Hiroshima, la vie de Serres a basculé, bifurqué définitivement. Une lumière épiphanique, un ciel d’étincelles criminelles ont embrasé la terre. Serres a mesuré la folie de Nagasaki. La science avait dégringolé le soleil sur la terre. Les hommes ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Le point chaud d’Incarnation saute à la figure des nations. Alors Serres choisit la philosophie, littéralement « la sagesse de l’amour ». Il sait désormais que le point chaud d’Incarnation est à manier avec des pincettes. Point chaud, épiphanie Dieu. Avec le christianisme, naquit le sujet, l’individu transfiguré, délivré de ses prisons identitaires, de ses appartenances: le miracle grec, lui aussi, était une « bonne nouvelle », mais ionienne et sans superposées. Paul de Tarse résume d’une phrase la métamorphose : « Il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave ni citoyen ». Ego credo. Personne d’autre que la personne, juste le moi jailli d’une foi. Le moi est absolu, existe intensément, mène à la pleine santé d’une sainteté, conduit à l’extase, à l’expérience mystique. Le saint homme est un grand brûlé. Pascal dans son Mémorial, racontent l’aventure du feu d’un for intérieur, nouveau point chaud, au-delà des mots. « Je m’extasie, donc je suis ». Le miracle de la communion des saints est figuré par la Pentecôte, joyeuse réunion d’une multiplicité partagée, d’une polysémie harmonieuse, assemblée symphonique sans victime émissaire, en contre-point de la Passion, modèle d’universalité, allégorie de la musique et des mathématiques. « Neuves saintes écritures ? » interroge le vieux Serres. Dieu absent, caché, infiniment ponctuel, s’incarne dans l’espace et le temps, depuis deux mille ans et des poussières.L’être est un concept vide. Il désigne une nullité. Tout au long de son œuvre, livre après livre, sans le nommer, Serres s’est défié de Heidegger. Il privilégie la relation dynamique, délégitime le verbe statique, l’ontologie stable de la chose, au détriment du symbole créateur de mouvement, d’une richesse des nations. Le questionnement de la Présence Réelle dans l’eucharistie, tranché au bénéfice du signe, illustre le choix théologique chrétien. Le papier se substitue à l’or, la convention à la chose, le pain et le vin au corps et au sang du Christ. Jésus n’a pas de maison. L’errance est un mode d’existence. Le Galiléen s’échappe. Les apôtres se sentent abandonnés. Le Christ les quitte. La cathédrale est la demeure de Dieu. Les fidèles l’assignent à résidence. Une nef de pierre figure la maison du Père. Le toit des hommes supplée à l’absence, aux absences de Dieu.Serres pense le temps, interroge sa qualité de tempo, sa fréquence, ses cadences. Si le rythme est universel, le tempo est singulier, révélateur d’une manière d’être individuelle. « Tout est nombre, tout est arithmos ? Non, tout est rythmos ».A l’horloge, Serres substitue le métronome. La religion mime les rythmes du monde, les scansions des saisons, les temps d’une vie. Le monastère est un condensé miniature de l’univers rythmique, d’un ordre périodique : matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies. « Il existe autant d’individus singuliers que de points sur une ligne ». Jupiter, c’est-à-dire le jour et le père, Notre Père qui êtes aux cieux, relient pareillement le monde et la vie, signifient la même chose, sont une même accolade, un même trait d’union fusionnel, définissent au mieux l’enjeu religieux. Mais le projet messianique du christianisme rompt la circularité du temps grec. L’aventure va de l’avant sans retour au commencement. Dieu le Père crée le monde, son Fils y descend pour y vivre, mourir, ressusciter, disparaître, laissant le vide à l’Esprit. Un moine médiéval du royaume de Naples, Joachim de Flore, invente le dogme de la Trinité. C’est une philosophie de l’histoire qui rejaillit sur la pensée moderne. Le messianisme traversera les siècles, de Pascal et Bossuet à Marx et Hegel. Or la Trinité exprime la durée diverse du monde, « trois tempos pour un seul temps » : Dieu à l’origine, l’Incarné maintenant, l’Esprit à venir, pour toujours. L’éternité percute le temps, expose l’existence à l’extase.Dieu se cache. Il est nouvellement né dans une crèche. Il fait noir comme s’imagine la nuit d’après la mort. Serres se saisit de l’obscurité comme d’une fondation, comme d’un état premier à méditer : « Alors, je commence à comprendre que la nuit n’est pas seulement le modèle de la connaissance mais celui de la naissance ». Noir est la couleur de l’infime avant l’aurore. La religion jointoie le ciel à la terre, accole transcendance et immanence. De surcroît, elle relie les hommes suivant un plan horizontal. Elle groupe, assemble, associe, réunit. Elle fabrique une communion.La Passion du Christ est le théâtre de mouvements de foule, l’occasion d’attroupements, un prétexte à déferlement de bandes. Le reniement de Pierre s’accomplit devant un collectif hostile encerclant un grand feu, face à un jury de hasard qui moque son accent. La scène redouble l’accusation du tribunal, le Sanhédrin, à l’encontre de Jésus. Une paix provisoire se fait autour d’une victime émissaire, scelle une assemblée, légale ou improvisée, au détriment de la justice, au prix d’un sacrifice. Serres fait sienne la théorie girardienne. Le tribunal n’est jamais qu’une foule assemblée, à peine refroidie de ses haines. Tout se passe comme si Satan gouvernait les hommes en nombre. Le nous condamne, tue le je. Il exhibe sa violence comme une bonne conscience. « Le collectif ne sait pas ce qu’il fait. Il est violent sans le savoir. Peut-être le sait-il, mais il se le cache ». Cécité que Jésus esquive, prend à contrepied. Jamais Jésus ne juge, ne condamne une personne seule, une personne isolée, une personne au singulier, dégroupé, sans autre appartenance qu’elle même. Autrement dit, le récit de la Passion interroge l’arbitraire du jugement collectif sous couvert de la loi. « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Jésus sauve Pierre, l’acquitte aussitôt. Les larmes de l’apôtre témoignent combien ses aveux sont extorqués par des visages ligués contre lui, par une mimétique animosité de regards connivents qui pareillement le flèchent.L’indivision d’une petite foule, d’une bande de justiciers, ressemble à un peloton d’exécution. Celui qui jette la première pierre, c’est l’amant de la femme adultère. Le lâchage est le début d’un lynchage. Jésus, qui jamais n’écrivit, trace des signes sur le sable. Serres assiste aux obsèques de Senghor. Le mot cérémonie dérive de Caere, ville étrusque. Le rite religieux à Saint-Germain-des-Prés rejoint le spectacle du pouvoir. Une foule anonyme dévore du regard les dignitaires de magazine, les célébrités endimanchées. Survivance d’une présence réelle, d’un théâtre charnel. Les nouveaux prêtres sont munis de caméras, brandissent à bout de bras des perches de lumière. Le spectacle de la gloire lie les hommes, les hommes pieux entre eux. Or elle n’appartient qu’à Dieu. Faute de quoi, distribuée entre toutes les mains mendiantes, soucieuses de renommée, la gloire serait cause de mille querelles, source d’indémêlables rancœurs sociales. Dieu désormais, c’est la caméra, l’œil du média. Nous avons fabriqué la machine à fabriquer des dieux. Elle change l’échelle du cérémonial. Ne subsiste qu’un rite, qu’une église médiatique. Nos prières du soir lui sont dévolues. L’image a remplacé l’eucharistie. Faiblesse du vrai, puissance du faux. La cérémonie réelle de jadis révélait l’absence virtuelle de Dieu. La cérémonie virtuelle d’aujourd’hui témoigne de l’absence virtuelle de chacun. La déification de Johnny Halliday est une apothéose romaine. « Nous ne produisons pas, collectivement, le Dieu du monothéisme, mais il nous produit, alors que nous produisons ceux du polythéisme, comme Bergson l’a prévu ». C’est pourquoi le polythéisme nous semble familier, presque naturel. Le primat des médias, nouveaux dieux établis, rompt brutalement avec une tradition occidentale de la vérité. S’y substitue la prégnance du consensus. On s’affranchit d’une rigueur issue des origines de la géométrie, on se libère des exigences de la raison imposées par les Lumières. Le consensus du média renvoie au temps de l’alètheia grecque, aux approximations archaïques d’avant la démonstration. Les réseaux de médias résultent de sciences sociales adolescentes, à la différence des machines industrielles nées des sciences dures universelles. Les hommes se départagent en deux modes de vie, deux modalités d’être : citadins et ruraux. La cité les relie, la campagne les disperse. L’aventure des Gilets Jaunes n’est pas un épisode frivole. Elle s’enracine dans cette dichotomie première. Jésus répugne à l’habitat. Il ne bâtit pas. Il est libre comme l’air, s’échappe de la mort, s’évade d’une pierre tombale. La vie de Jésus s’ordonne autour de trois dénégations : pas de maison, pas de ville, pas de politique (c’est l’affaire comme l’étymologie l’indique des seuls citadins/citoyens). La ville figure le lieu du tribunal, l’espace des jugements. Jésus s’y rend, va vers la ville, pour y mourir. A l’opposé, Paul de Tarse chemine de ville en ville. Ses Epîtres concernent les Corinthiens, les Colossiens, les Thessaloniciens, les Romains. Pierre aussi urbanisera le message christique. Saint Augustin plus tard dessinera les contours de la cité de Dieu. Reste que La Bonne Nouvelle ne surgit pas des cités mais du monde rural. La lumière évangélique se situe hors histoire, jaillit d’une terre, d’un paysage, d’une tradition paysanne, d’une nature sans murs. Car la ville, Rome ou Jérusalem, siège d’une religion instituée, vitrifiée, ignore la dimension mystique de la Révélation. François d’Assise se démarquera de Paul et d’Augustin, hérétiques ruraux. Le poverello est un Jésus des plaines et des coteaux. La Fontaine et Michelet célèbreront la morale des champs et des grands horizons. Or, à s’éloigner du monde terrien, l’Evangile se fragilise, distord son message à destination des campagnes. L’urbain sacralise l’homme quand le paysan, en revanche, sait d’instinct que Dieu, s’il existe, n’est pas l’homme. Les croyances rurales fraternisent avec la foi de Spinoza. Deus sive natura. Les sciences molles gîtent en ville, loin des ciels et des labeurs essentiels. Marx est un penseur incarcéré, prisonnier des murs de la cité. Les sciences dures sommeillent à la belle étoile, saisissent la physis dans ses grandes largeurs, au-delà des périphériques sans mystique. Jésus ne badine pas avec la religion citadine. Il s’enfièvre au spectacle des pharisiens et des marchands du temple. Car la ville s’interdit l’absolu, se revendique exclusivement politique. Dans le même temps, la religion des champs opère une synthèse des sagesses. Le paysan et le païen, tous deux hommes du pagus, du même lopin de terre, voisinent en un même corps de labours. L’Evangile rural amalgame à sa doxa des reliquats du polythéisme, sous le visage vénéré de ses multiples saints. Dans les splendeurs d’Ombrie, François témoignera du mélange bienveillant des croyances. La religion de Palestine se déterritorialise, s’exporte en Occident. Elle décolle du sol, se dépouille de ses origines chtoniennes, fraie un hypothétique chemin du politique au mystique, vise au bout du temporel omniprésent un pouvoir d’un autre ordre, non totalitaire, aérien, une force de libération spirituelle. Serres, le prophète d’un monde de la communication instantanée, l‘admirable écrivain des « Hermès », cinq bouquins de jeunesse, prémonitoires, annonciateurs de nos actualités, redoute aujourd’hui le dieu ailé, casqué, son caducée, qu’il identifie aux terrifiants GAFA, dieux totalitaires, maîtres et possesseurs du lien social, prédateurs de données qui sont notre identité. Pas de temple, ni de cirque, ni de théâtre, à la campagne. Les lieux de sacrifice, de mise à mort rituelle sont réservés aux villes sans ciel. La mort administrée des cités se répand vers les plaines, dégringole vers les sols comme une chimie toxique, abreuve les chaumières de ses médias funèbres. Or le monothéisme judéo-chrétien, via les exemples d’Abraham et de Jonas, s’abstient progressivement du sacrifice humain, puis animal, jusqu’à l’eucharistie finale qui ouvre l’ère florale du pain et du vin. Le Nouveau Testament édicte une loi débarrassée du sang versé. La Cène enseigne, prescrit de manger sans tuer. Les plantes à consommer sont autotrophes, ne dépendent que du monde, eau, soleil et lumière, survivent sans l’aide des autres vivants. Eve au Paradis préfigure l’eucharistie. Il faut imaginer, célébrer, révérer une Eve christique. L’épisode de la pomme rompt l’innocence de la manducation animale initiale, illustre un passage interdit de la chasse à la cueillette, fixe l’instant du péché originel. L’Eve christique engendre un fils pasteur, Abel, sacrificateur de bêtes, un autre laboureur, Caïn, tueur de son frère. Abraham, Jonas et la Cène ratureront à leur manière la tuerie sanguinaire au prix d’une évolution lente et millénaire. La communion est un acte saint, délivré du sang. Vint la station verticale de l’homme qui éloigna sa bouche d’une première ligne frontale, animale, lui épargna les seules stratégies bouchères. Debout, l’homme libéra sa langue, ses lèvres et ses dents. Hors sol, jaillit alors une parole. Instant sacré où le verbe se fit chair. Jésus dissout les appartenances, autrement dit la violence. L’étranger est invité à la table des bombances. Aimer son prochain, c’est manger ensemble le même pain. Si Jésus n’appartient à personne, la religion qu’il fonde supprime les oppositions - d’avance il discrédite Hegel -, s’interdit les exclusions, s’affranchit des rivalités. D’où l’universalité des religions durables, plus pérennes, moins périssables, que les civilisations historiquement mortelles. Le christianisme révèle une histoire de famille un peu particulière. Il s’exonère d’une généalogie familiale traditionnelle. Ce qu’on appelle la sainte Famille se détache de la nature, instaure une nouvelle structure élémentaire de la parenté, privilégie l’adoption. L’amour est un choix, non un déterminisme biologique. Je t’aime veux dire je t’ai choisi, je t’ai librement adopté. C’est une Bonne Nouvelle d’un genre inédit. La sainte Famille déconcerte l’entendement, embrouille le bon sens : Jésus n’est pas le fils, Joseph n’est pas le père, Marie la mère conçoit du Saint-Esprit. Sainte est la famille de Jésus parce qu’elle défait les liens charnels, sociaux, naturels. Exit les relations de sang. Prévaut une parenté divine. Naissent les enfants de Dieu. Bref, la liberté d’adopter s’extrait de la nécessité, ouvre à l’universel du surnaturel. L’engendrement angélique est d’ordre spirituel. Il refuse nature et culture. Une généalogie féminine est même esquissée : Anne, la mère de Marie, Marie, Bernadette Soubirous, fille de Lourdes. Filiation impeccable, exempt du péché originel – conformément au dogme tardif (1854) de l’Immaculée Conception – entre Anne et Marie, exclusivement spirituelle entre la Vierge et Bernadette. Trinité féminine qui équilibre la Trinité canonique masculine, du père, du fils et du Saint-Esprit. A ce stade, à cette station du cheminement philosophique, Serres se confie au lecteur, s’interroge tout haut sur son propre credo. « Je crois en Dieu, je n’y crois pas ; je crois pile ; je ne crois pas, face ; pile et face font la même pièce, c’est moi ». Serres risque une hypothèse : « N’est-il pas plus facile d’aimer que de croire ? ». Aimer. Questionnons la Résurrection. Pareil dogme contrarie la raison, contredit l’expérience. Serres le qualifie de « loyalement faux » au sens où deux et deux feraient cinq. La Résurrection annonce la couleur, affiche une absurdité. En cela, elle ne ment pas. Elle ne cache rien. A contrario, une fausse toile de maître, un faux Vermeer, se présente « mensongèrement vrai ». Serres est sensible aux pensées loyales. Le tombeau est vide. Jésus n’est pas mort. Il court les sentiers. Nul ne le reconnaît. On l’a pris pour un jardinier. Il est n’importe qui. Il est incarné dans la banalité. Serres ajoute : « Nous sommes, tous, virtuellement le Christ ». Aimer. Eh bien, c’est reconnaître le Christ en soi, en autrui, en tout homme. L’histoire des sciences est le théâtre des mêmes aveuglements. Le vrai inventeur est introuvable parce qu’invisible, inaudible, illisible. La communauté savante martyrise les « prétendus » innovateurs. Elle les immole vivants. Au mieux, des générations plus tard, ils seront réhabilités, à la lettre, ressuscités des morts. Mais pas sûr. Car les suiveurs, le cas échéant, s’attribueront l’invention, s’octroieront la publicité, jouiront de la renommée. L’ambition des seconds leur garantit un Panthéon. Le génie, dépositaire d’une authenticité, est par définition méconnaissable, étrangement insoupçonnable. La Légende du Grand Inquisiteur, que Dostoïevski relate dans Les Frères Karamazov, ne dit pas autre chose. Nos impuretés nous voilent l’identité du Christ. Par l’Incarnation et la Trinité, le catholicisme s’apparente à un « mono-polythéisme ». En cela, il se différencie du judaïsme et de l’islam, monothéismes stricts, l’un et l’autre. Il opère une synthèse entre l’anthropologie et le mysticisme. A vrai dire, la Résurrection renvoie à l’indéfini, au champ de tous les possibles, au blanc qui à la fois somme et masque toutes les couleurs. Vertu du virtuel, elle est par essence une transparence. C’est pourquoi chacun d’entre nous est une page blanche où écrit le Verbe. Serres précise son commentaire : « L’homme n’est pas ; il peut. Il est le Christ ressuscité. Le secret de la Résurrection gît dans l’eucharistie. Quand tu mangeras du pain, quand tu t’adonneras à la conduite la plus commune, je serai en toi, je ressusciterai en toi ». En un mot, d’un dogme « loyalement faux », la Résurrection, surgit ex abrupto une singularité, un impensé miraculeux, quelque chose comme l’amour.Les mots de Diderot s’adressent à Sophie, syllabes de folle sagesse, peut-être de philosophie, d’amour dans la nuit, qu’il confie à sa maîtresse. « Voici le soir, l’ombre tombe. Je ne vois pas ce que j’écris, je ne sais même pas si j’écris ; et donc, partout où vous ne verrez rien d’écrit, lisez que je vous aime ». Serres s’enivre d’un texte sublime qui dit la page blanche, la virtualité créatrice de l’amour. Mais qui aimer ? Dieu, pardi. Les hommes déchiquètent des bouts de gloire comme des morceaux de chair. La rivalité qui les meut les disqualifie pour la gloire. Une sagesse ancestrale voudrait qu’elle soit inaccessible, tel un pot de confiture convoité qu’une grand-mère percherait en haut d’étagère, loin des doigts concurrents des enfants. Nous serons sauvés des hiérarchies haineuses si et seulement si Dieu occupe le sommet de la pyramide, gloria in excelsis deo, au plus haut des cieux. Le renoncement aux glorioles envieuses donne aux hommes une paix soudaine, une fraternité, un horizon sans comparaison. Dieu le Père trône à la cime du cône. Il est le Très Haut. Jésus le Fils se situe au plus bas. Il est le Très Bas. C’est un errant, même pas recensé à sa naissance, sur la paille, introuvable dans les Annales, dédaigné par l’Histoire, escorté d’une petite bande improbable, de gens de peu, de sac et de corde, de prostituées et d’adultères. Nul ne jalouse la vie ratée du Galiléen.Or, entre ces deux infinis, Dieu et Jésus, la louange des anges, le chant des moniales, l’harmonie musicale de Jean-Sébastien Bach comblent l’espace et le temps, relient le ciel à la terre. Comment aimer ? Par où passer pour accéder à l’Aimé ? Serres peaufine, comme tout au long de son œuvre, une pensée des relations, plus exactement une philosophie des prépositions. Elles indiquent une direction, précisent un sens : à, vers, en, par, pour, entre, selon, suivant, touchant, contre, avec, parmi, avant, après, pendant, durant. Ces mots humbles, de modeste extraction, fluidifient la langue, la frottent au réel, l’adaptent aux choses du monde. Serres les anoblit au fil de ses récits, les privilégie au détriment des concepts, des abstractions marmoréennes des philosophes à style télégraphique: être et temps, matière et mémoire, mots et choses, différence et répétition, faux et vrai. Serres n’a pas froid aux yeux. Il va mourir au sortir du livre. Il se rit de la raideur d’Heidegger, plaisante un peu ses compagnons de jeu, Bergson, Deleuze et Foucault, moque ses bons amis à la fin de la partie. Les prépositions de Serres font crépiter un feu, danser les flammes d’une pensée incandescente, ondoyante, aérienne. « Le mysticisme brûle de ces flammes extatiques ». Serres voit dans les « Papirer » de Kierkegaard une reprise du Mémorial de Pascal, une préfiguration de ces prépositions motrices, éparpillées dans les mots comme une nuée de traits d’union joyeux, une multiplicité de gais angelots. Credo. Je crois. Le christianisme invente le moi. Je crois en Dieu signifie que je suis plongé dans un lieu, absorbé en Dieu. Le credo témoigne que je vis en Dieu comme un poisson dans l’eau. Non pas croire à, mais croire en. S’incorporer dans sa croyance. Credo, confiteor, expecto. Je crois, je confesse et j’attends. La foi chemine vers l’espérance. Serres se sait « aux portes de la mort ». Les sentiers de connaissance, l’exercice loyal de la raison, ne conduit pas au seuil espéré. L’accès à Dieu est malaisé. La route intellectuelle pratique un détour, ne fait pas progresser d’un pouce. « J’écrirais mille pages de plus, il m’en resterait mille encore à écrire et je sais désormais que je ne serai pas plus avancé. Je crois, je ne crois pas, presque en même temps ». La foi et le doute clignotent, alternent, se télescopent. Le faux et le vrai se percutent. Nous sommes à la fois distant du Dieu absent, immensément, et en même temps infiniment proche du Dieu ubiquiste. L’amour relie ces deux infinis. Pascal écrit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». C’est Dieu qui ouvre la porte. « Tu ». Le je seul ne peut. « Relire le relié » est un ouvrage final. Il récapitule l’œuvre du philosophe. Au fil d’une randonnée zigzagué, Serres s’est heurté à l’idéal analytique, aux découpages conceptuels, aux charcutages rationnels. Or son chantier, bouquin après bouquin, visait la synthèse. « Avant de mourir, je voulais donc achever ce programme, en relisant les religions de ma culture ». Serres songe à son enfance, éprouve la nostalgie d’une religion manquante, se sent inconsolable d’une foi perdue. Elle s’est dissoute par la tête. La religion adjoint le cœur à la raison ou, peut-être, n’appartient à aucun des deux. Surtout, elle déploie une troisième fonction, provoque une plénitude corporelle incomparable, s’apparente à un plongement, à une sorte d’immersion musicale intégrale. Serres est saisi par la musique. Elle pénètre une intimité. Elle viole une intériorité. Elle produit un bouleversement, « une intense extase qu’on appelle l’existence ». Audio musicam ergo sum. J’écoute la musique donc je suis. L’analyse, son dualisme, ses dichotomies, ses divisions, distinctions, décompositions, fonde la décision, dont les ciseaux se devinent dans le mot. A contrario, la synthèse se refuse au coup de couteau. Or il est temps pour la pensée de préserver les continuités, de ne plus découper suivant les pointillés. Notre modernité doit réapprendre à tisser et à nouer, à recoller les morceaux. Descartes nous a légué un monde émietté, fragmenté, démembré. Le Discours de la Méthode a produit des déchetteries à l’envi. Serres prescrit l’arrêt des coupes rases, préconise « une aube des reliures », destine l’avenir, le sauvetage d’une nature, aux synthèses attentives, religieuses par essence. Le doute et la foi sont siamois, requièrent l’inspiration, l’expiration, d’une même respiration. La certitude est une violence. Science et religion s’épaulent mutuellement. La pensée rigoureuse dépoussière la conviction religieuse de ses dogmatismes. La science conforte la religion dans sa vocation, dans sa vraie nature qui est spirituelle. Elle déchiffre en elle sa faiblesse essentielle, qui est le cœur de son message : la non-violence. Le sujet la hante depuis Nagasaki. La violence est le mal radical. C’est la face noire de l’énergie. Il nous incombe de la dérouter, d’en détourner l’orientation, de la canaliser. La religion se propose de la sublimer. Il faut transformer la haine en création, l’agressivité en bonté, la guerre perpétuelle en paix durable, les conflits religieux en extases mystiques. Bref, à partir d’un incendie, on invente une chaufferie, d’une tornade on fait un vent salutaire qui gonfle les voiles. Péguy a pressenti pareil cheminement du politique au mystique. L’intelligence qui brille dans les yeux n’aide pas à la connaissance de Dieu. Elle parade en son champ d’immanence, interdite d’accès à la transcendance. Elle stationne au Purgatoire, là où l’esprit poireaute dans le poème de Dante.« Mon savoir n’est qu’une purge ». Serres tire un trait, relativise son travail. La solution girardienne n’est qu’une réponse provisoire au déchaînement de la violence. Se délivrer du mal. Il est une grâce, une expérience de sainteté, l’extase mystique, universelle, où la présence de Dieu irradie l’homme d’une joie paisible, intense, souveraine. J’ai refermé le manuel de Michel. Grand livre d’un grand philosophe. J’ai relié le relu. Je suis ému, perdu, un peu abandonné. Sous les mots, qui sont les derniers, j’entends une voix, une joie, un accent qui chantait. » « Les fées de Serres », (5 Sens Editions, pages 46 à 62, 2021) https://catalogue.5senseditions.ch/.../476-les-fees-de...

dimanche 21 mai 2023

Nastase a eu lieu

Nastase a eu lieu Il y a un demi-siècle, Ilie Nastase remportait le tournoi de tennis de Roland-Garros. La finale du dimanche fut reportée au mardi à cause de la pluie. J’ai assisté à toutes les parties du génie des Carpathes, à toutes les facéties du prince éblouissant du tennis, à tous les actes de création d’un merveilleux artiste. D’un côté, il y a le tennis. De l’autre, il y a le tennis de Nastase. Style, élégance, fantaisie. A regarder jouer Nastase, j’ai décidé d’écrire sous sa dictée, de risquer le tout pour le tout, d’essayer de dessiner une phrase. Devant le génie, ordonne Aragon, il convient de se décoiffer. Céline s’exclame devant la Néva : « Que voici de majesté ! » Dans « Normance », il ajoute : « J’ai le respect des somptuosités. » Moi aussi. Nastase est une épiphanie, un phénomène atmosphérique. On n’en croit pas ses yeux. Nastase a eu lieu. « J’ai vécu sous l’empire de fétiches, joliment ouvragés, dont nul crayon d’artiste ne donne vraiment idée. Sur la terre rouge, la main d’un magicien règle un ballet de lignes qui enchante les regards. Le tennis est un chant de gestes articulé sur un vaste rectangle. La main de l’officiant s’élève dans l’espace comme ostensoir d’où la balle fuse, pareille à l’hostie qu’entre frères on se déchire. Ilie Nastase fascina les enfants de la balle de mon espèce. Sur cet arpent de terre violemment orangée, l’homme à nom de prophète entreprit de jouer, d’exalter la beauté du geste, de moquer superbement l’austérité du monde. Il n’enseigna jamais qu’au regard, raffola des parures, exécuta d’étourdissants exercices, accommoda sa fantaisie à la sagesse artisane. Les gamins venaient à lui picorer dans sa raquette les rudiments d’un savoir-vivre, une manière de se tenir, en toutes circonstances, et de rire en plein air. Ils l’appelaient par son petit nom, qui était Prince des Carpathes. Nastase donna au tennis ses lettres de noblesse et d’allégresse. Ce génial acrobate taillait ses flèches à main d’homme, aiguisait des paraboles, jetait des sortilèges qu’il livrait en pâture aux valeureux comparses. Nastase échafaudait à plaisir des courbures majestueusement emberlificotées, construisait patiemment des tournures ébouriffées d’élégance. Toucher de phrase et vitalité de chat-tigre : les voyelles de tennis jaillirent des premiers cris d’un Roumain rimbaldien. J’ai lu Nastase avant Flaubert, voulu aussitôt la bagarre avec le maître de Bucarest. Nastase en dissuada quelques uns d’aller voir ailleurs s’ils y étaient, d’espérer au lendemain puisque les miracles se conjuguaient alors au présent. Mon professeur d’écriture m’instruisit dans la calligraphie. Je fignolais des pages et des pages d’exercice sur un mur de garage, fixant à vingt ans l’âge du premier bal où je me mesurerai enfin à l’odieux énergumène. Mes raquettes, couleur de miel, étaient taillés dans de l’écorce de bambou. Elles m’accompagnaient sur les plages où les tournois chaque été aguerrissaient les petits rois. Nastase n’eut jamais de rival. En pleine lumière espagnole, mes précieux fétiches me furent un jour subtilisés aux abords d’Alicante. Depuis lors, l’industrie n’usine plus guère que des objets de métal de toute autre facture. En tzigane accompli, Nastase offrit aux enfants la nostalgie plus que l’espérance, la féerie toujours, et la frivolité pour consigne car l’amie la plus chère. La gravité d’un art se mesure à ses frasques, se reconnaît au bien fou comme au mal qu’il fait. A Roland Garros ou Forest Hills, les facéties du séduisant garnement, vêtu de blanc comme un communiant, irradièrent de joie les pauvres d’esprit et les visages meurtris. Je me souviens du bon sourire d’un estropié battant des mains. Des gradins tachetés de couleurs, un clown anonyme se dressait d’un bond et décidait, magnifique, de réinventer la ruade, de casser l’habitude qui fait du geste une grimace, d’insuffler de la vie, grand écart à la règle et secret du grand art. Dans ce jeu d’imitation que figure le tennis, bordé de symétries et de formes siamoises, Nastase s’est débarrassé du rival. Il l’éconduit par seul souci de l’œuvre. Cette beauté-là, si hautement sophistiquée, tour à tour féroce et paresseuse, n’a d’autre ressort qu’une très précise cruauté de canine. Bref, Nastase le baroque n’en finit pas de jouir des plissures de son style, joue seul un tennis qu’il rêve à voix haute. C’est pourquoi ses victoires car Nastase a vaincu - frôlent toujours d’un cheveu ses défaites. Il cède au vertige de briser, de fracasser ce qu’il sait, avec l’envie furieuse de trouver l’embellie, de la cueillir, de l’épingler à son œuvre. J’ai aimé ses lobs et amorties qui créaient la torpeur avant l’endormissement. On demeure finalement stupéfait qu’une telle prodigalité dans la témérité ne lui ait pas nécessairement interdit - par définition de style - l’accès aux enfantillages compétitifs des adultes : croix, médailles et trophées de la spécialité. Avec le temps, les témoins encore sonnés se persuadent que Nastase a eu lieu. » « La cicatrice du brave », 5 Sens Editions, pages 60/62, 2017) https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/90-la-cicatrice-du-brave.html

dimanche 14 mai 2023

Céline en boutique, loustic de haute couture

« Y a pas beaucoup de fascinations qui sont pour la vie ». (« D’un château l’autre, Gallimard, 1957) ») Envie de Céline, point à la ligne. Envie de Céline, de la sainte mère la langue française. J’ai vu l’affiche qui de Destouches fait un fétiche. J’ai noué une cravate, chaussé des souliers, épousseté l’habit de cérémonie. Je m’endimanche une fois l’an, j’honore Ferdinand. Nous sommes en mille neuf cent cinquante et un. Louis est dans de beaux draps. Je me suis mis sur mon trente et un. Je suis Milton. C’est pour ma pomme. Raté. La mauvaiseté de Céline exige un autre doigté. C’est une cible émouvante. La malice bleue de Bardamu est rayée des yeux, rangé des voyures. L’image de long-métrage est confiée à Bourdieu, garçon laborieux. Elle manque de corps, de justesse sonore. Lavant fait du Carax, réduit le gaillard à la canaille. Or Céline est un dandy, pas un bandit ni un vagabond qui mendie. La trogne simiesque de l’acteur, ses mimiques de cirque mécaniques trahissent la majesté de grand artiste. Bourdieu le fils, bon sang, se contente de peu. Il fait son deuil, fait fi de l’ironie de l’œil. Il manque l’infini, donc le film. Car Céline n’est pas sardonique mais rythmique. Sa voix n’est pas timbrée comme une machine à grincer. Elle est d’opéra, légère et souveraine. La cadence est sa danse. Lavant est vaurien quand Céline est aérien. Lucette heureusement sauve l’historiette. Géraldine Pailhas est une phrase célinienne, sublime comédienne, belle et grave comme une Indienne. Je me souviens de la brune Marseillaise. Un jour de pluie, Pinoteau me conviait à sa première, à la voir de dos jusqu’au derrière. Elle restera nue jusqu’au Garçu. Le scribe à sornettes aimait le port de reine de Lucette. Je me décoiffe devant l’actrice de Pialat. « L’amitié de mes genoux », page 78, 5 Sens Editions, 2018 On ne quitte pas Mort à crédit. On est boxé dans les cordes. Le bouquin reste entre vos mains. Il colle à la mémoire, s'imprime dans la chair, squatte le corps. Céline parasite la réalité. "Non, mon oncle". Derniers trois mots. Point final de l'ébouriffant poème. Ferdinand est fixé sur sa folie. Cap sur la Légion. Ferdinand se fiche des préventions de l'oncle. Il est rectiligne sur la tribulation. Il suit l'exhortation de sa dure caboche. Il songe à Nora, la sublime noyée des mois de pensionnat. Nora s'est échappée de la nuit. Elle fend la mer d'Angleterre. Elle s'abîme dans une vague éperdue. Ferdinand se souvient de ses fièvres romantiques. Il revoit Courtial à l'aube, trouée dans la tête. Il n'a pas bronché, empoigné son fusil. Il voit du rouge qui dégouline entre les lignes. La mort se donne comme une carte de mauvaise pioche. Ferdinand est expert en pudeur. "Non, mon oncle". « Dancing de la marquise », page 48, 5 Sens Editions, 2020

samedi 6 mai 2023

Une fausse joie

C’était à la fin des années quatre-vingt. Je ne connaissais personne. J’avais lu « Femmes ». J’aimais bien qu’il considérât le quotidien des grands écrivains comme la vie des saints. Je remis le manuscrit de « C’est encore loin de Gaulle ? » à l’hôtesse d’accueil de Gallimard. Mon petit livre cherchait un toit, un gîte, une considération. Sollers me téléphona le lendemain. Il m’enjoignit de lui apporter l’intégralité de mes petites écritures. Je me souviens très bien du plus beau jour de ma vie. Nous nous dévisageâmes dans un café de la rue Jacob. J’étais un jeune chef d’entreprise, prêt à s’encanailler, saisi depuis sa première dictée par la débauche littéraire. Dans mon habit de travail obligatoire, je me sentais décalé, exilé des mœurs du sérail. Sollers exposait ses joues rebondies, affichait une mine réjouie. Des volutes de cigarettes brouillaient la vision de sa tête. J’identifiais l’homme à l’image d’un « dircom ». Il imita le grand Charles d’une manière qui me contraria. Je mimais moins mal ce grand fêlé de général. Je reçus les épreuves. Je courus chez l’éditeur déposer le petit paquet corrigé. J’attendis un signe, une sonnerie, un fax gentil. Mes appels ne trouvèrent pas d’écho. Un jour, Marcellin Pleynet décrocha par inadvertance, bredouilla son ignorance du sujet. J’attends, j’attendrai encore. Avec la mort de Philippe Sollers, je suis ému, je ressens ma propre douleur, la sauvage intensité d’une fausse joie.