mardi 31 mars 2020

L'énarque et la logistique

La trouée des forces virales dans notre ligne de défense nationale interroge sur l’insuffisance de l’armement. L’impréparation guerrière s’est traduite par une débâcle sanitaire. En deux temps trois mouvements, le virus  asiatique s’est propagé sur la quasi-totalité du territoire. Notre état-major de fringante start-up nation a retranché la population dans des forteresses de fortune, a terré son peuple dans des galetas, l’a cloîtré dans des greniers étriqués.
L’offensive éclair de l’ennemi a révélé l’état d’indigence du pays. Dans nos campements d’appartement nous parviennent les échos des généraux d’hôpitaux. Pénurie d’armes, rareté des munitions, manque d’équipements.
D’ores et déjà, avant d’établir un bilan des défaillances, il importe de réfléchir aux enseignements fondamentaux qu’il conviendrait de dispenser aux hiérarques de l’Etat. L’actuelle défaite des élites nous instruit que la rhétorique ne suffit pas.
Je suggère d’introduire la logistique au programme des pensionnaires de l’Ena, de mettre le paquet sur cette discipline stratégique – aujourd’hui maîtrisée avec virtuosité par les intelligences germaniques -, de l’installer au rang d’épreuve reine des prochains concours administratifs. L’introuvable logistique doit supplanter les bavardages emphatiques.
Les grands esprits de la haute administration fabriquent des bidules d’un genre assez étranges, des objets étrangers à la matérialité des choses, des faits et des actes. Les bureaux produisent des mots, rédigent des notes, confectionnent des textes de service, des discours taillés en cabinet, qu’ils apparentent à la réalité. Au fameux terrain qu’ils s’illusionnent saisir avec des signes sur des parchemins, des symboles sur un cahier d’école. En d’autres mots, l’énarque est devant la logistique comme une poule devant un couteau

lundi 30 mars 2020

L'ami du vent

Il est mort en 2014. Il aurait eu quatre-vingt-douze ans, le 28 mars.

« Alexander Grothendieck est mort. Et alors ? Céline avait averti l'épicier de la rue Sébastien-Bottin que Le Voyage, "c'était du pain pour cent ans". Grothendieck lègue à la communauté scientifique de quoi nourrir des générations entières de chercheurs. Cet athlète de la science pure réconcilie le nombre et la grandeur, unifie l'algèbre et la géométrie. Hors de l'école, il réinvente les mathématiques traditionnelles. Le grandiose ignorant se hisse seul au-dessus de la mêlée. Il stupéfie les esprits d'élite du groupe Bourbaki. Ses travaux sont publiés. Il est le chef de file de nos médailles Fields.
A quarante ans, il tourne le dos à la société, se cloître dans une baraque perdue des Pyrénées. Ses méditations formelles s'entassent avec le temps qui passe. Il fustige la science officielle, refuse le déshonneur d'être honoré, s'éprend de jolies jonquilles et d'écologie. Il quitte la pureté irénique des mathématiques. Le génie casse son jouet par nécessité, pas par fantaisie. C'est parce qu'il veut vivre qu'il suicide son oeuvre. On songe au petit poète de Charleville, au merveilleux photographe de Valparaiso.
Grothendieck emprunte à Rimbaud et à Sergio Larrain. Inutile qu'il communique. Il est terré vivant, fermé à la langue de l'accommodement. Dans son taudis des hauteurs, un génie grandeur nature finit ses jours avec le diable. Il est possédé par l'idée du mal.

Cet homme veut la vérité sur soi comme une propreté, veut la vérité d'une loi comme une nécessité. Il a entassé par pelletées des gribouillis de science et de conscience. Lui seul, faute de génie sous la main, peut déchiffrer ses palimpsestes d'adieu.
On ne dispose que d'un grand texte lisible que le Web entrepose. Il est titré comme un roman fleuve. Récoltes et Semailles est un soleil bâillonné dans les geôles Internet. Il est caché comme l'enfant qui joue aux dés se dissimule des fées. Grothendieck est à moitié russe. Il s'interdit la demi-mesure.
"Si dans Récoltes et Semailles je m'adresse à quelqu'un d'autre encore qu'à moi-même, ce n'est pas à un "public". Je m'y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C'est à celui qui sait être seul, que je voudrait parler, et à personne d'autre".
La page sept est plantée comme un poteau indicateur de nationale. Plus de mille pages suivent, cheminent, glissent sur l'écran du rail virtuel, ruban vertical d'un convoi silencieux. On songe à Rousseau, à la passion des Confessions. Grothendieck mêle énoncé mathématique et projet véridique. L'homme est démangé par sa vision. Sa théorie des motifs se rit d'être incomprise. A le lire, Alain Connes, l'inventeur d'une géométrie non commutative, évoque Proust, frotte l'aventure de Grothendieck à La Recherche. L'ermite pyrénéen, retranché sur son site, s'y définit comme "l'ami du vent".

Ce texte est extrait de Dancing de la marquise, pages 132/133.

Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à l’adresse suivante :

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html

samedi 28 mars 2020

Des gouvernants de rencontre

Putsch d’un quarteron de généraux professeurs d’hôpitaux. Raoult, Juvin, Péronne et Bricaire sont juchés sur le toit de la Timone à Marseille. Raoult, christique grand manitou, harangue la foule électrisée. Il fustige les manquements, les mensonges éhontés, la haute trahison du « paltoquet du Touquet ». Le quatuor d’estrade refuse l’humiliation de la nation. Ni masque, ni chloroxine, ni lit, ni respirateur, ni gel, ni personnel. Pareil abaissement du pays, pareille défaite des élites ne sont inexorables.  Les mots de Raoult sont ceux d’un pronunciamiento. Sa philippique reprend la phrase d’attaque de l’Appel gaullien, affiché aux murs des mairies.
« Des gouvernants de rencontre ont pu capituler, cédant à la panique, oubliant l’honneur, livrant le pays à la servitude. Cependant, rien n’est perdu ! »

vendredi 27 mars 2020

Lettre à Nicole

On peut imaginer que tous les jours soient des dimanches, que les semaines aient sept jeudis, que les calendriers soient déréglés. Mais les cycles de la nature tiennent bon. Même un peu réchauffée, la ronde des saisons persiste. Le soleil, quand il se lève, salue la compagnie avant de se coucher.
Pour l’heure, les livres et l’écriture sont mes bols d’air. La musique aussi, Sviatoslav Richter. Hélène se sent plus oppressée par la captivité. 
La petite Constance est très heureuse à la campagne. Son père est devenue à moitié menuisier : il lui a taillé une petite table à ses dimensions, pour commencer. Sa mère lui fait des gâteaux dont elle raffole. 
Côté Marquise, Laure Fardoulis, auteur de plusieurs romans chez Losfeld et Nadeau, m’a envoyé deux mails qui m’ont touché. Elle a aimé mon bouquin et l’exprime bien dans ses mots. C’est la fille d’un poète renommé, figure du Surréalisme. Je l’avais croisée, il y a trente-cinq ans, je l’ai retrouvée sur Facebook. 
Mais ce qui me soucie le plus, c’est un sentiment d’humiliation. Notre pays est humilié. L’incurie, les menteries, l’impéritie de nos princes provoquent en moi une vraie colère. Je suis indigné. J’ai joint un texte récent que j’ai diffusé sur les réseaux sociaux. Il dit ma révolte.
Nous pensions à vous deux, exilés dans les hauteurs, dans la splendide solitude de Nasbinals. Je suis à moitié rassuré. A vous lire, il est problématique de se ravitailler, même chichement. Nous sommes cloîtrés, « jusqu’à nouvel ordre ». C’est le message fort de nos petits despotes.

jeudi 26 mars 2020

Il était une fois l'indépendance

A l’époque, on pouvait musarder sur les grands boulevards, cheminer en forêt sans crainte d’être contaminé par un gendarme, se terrer à Colombey pour travailler d’arrache-pied, écrire des Mémoires sans jamais les finir.
A l’époque, le Général était maniaque, économe des deniers des ouvriers. Il coupait le sifflet des roquets du marché, éteignait l’électricité des bureaux, salles et cagibis du palais. C’est un homme debout qui saluait l’anonyme labeur avant d’aller se coucher.
On se souvient que ce fils d’enseignant montait sur ses grands chevaux quand les sots à l’assaut manquaient à son serment, négligeaient d’être indépendants. Charles avait l’obsession de la grandeur d’une nation.
A qui mendie des lits, il exprime un mépris. Au pays appauvri par son incurie, au pays quémandeur de masques de chirurgie, il rappelle la grande querelle d’une vie. A son improbable chefferie d’épicerie, il rafraîchit la mémoire, martèle que seule la liberté qu’il a conquise a durablement du prix.
Du temps de Charles, nous étions libres, nous habitions sur la hauteur, nous dominions l’horizon. En ces matins de geôle sans gel pour les mains, en ces heures de pouvoir « transparent » où le prince ment allégrement, je songe à Péguy, à cette phrase de jadis sur une image de première communion : « Le génie n’apparaît nulle autant que dans le petit détail poussé ».
Charles presse l’interrupteur, coupe la lumière, tous les soirs. Une obsession le taraude, c’est la nation qui le tenaille. A longueur de temps désormais, je me lave les doigts, paume et poignet. Mais je n’arrive pas à me défaire d’une tache qui persévère, du masque illusoire de Jupiter.

mardi 24 mars 2020

Un châtiment de chauve-souris

La guerre d’hier, c’était des jeunes gens désignés au casse-pipe, des fils à découvert sacrifiés par des pères dans leurs bunkers. La guerre d’hier, c’était une hiérarchie des générations. Les pères la déclaraient, les fils l’accomplissaient.
La guerre d’alors touchait les corps des poitrails forts, ciblait une bleusaille sur les champs de bataille.
Notre guerre sans visible adversaire, notre guerre sans imaginaire, jette au combat de vieux soldats de dispensaire. Notre guerre est mal nommée puisqu’elle épargne le feu des balles à sa jeunesse, jadis massée devant la mitraille, classe d’âge saignée des villages. L’ennemi sans physionomie achève les vieux tromblons sans horizon. Il éclaircit la société de ses plus fragiles pensionnés, de ses vieilles tiges parasites.
La guerre. Ahaner, répéter six fois le mot, n’en multiplie que l’écho. Une métaphore désaccordée brouille la vérité des faits, ajoute à l’injustice du maléfice. A ma manière, je suis médecin, toubib d’un dire incertain. Je veux rétablir.
Une épidémie n’est pas une guerre. Elle fait sourire nos militaires. Le virus abrège les jours de vieux gugusses, en précipite le terminus. C’est un châtiment de chauve-souris qui tue des cheveux gris.


lundi 23 mars 2020

Il était une fois un lieutenant colonel

« Le lieutenant colonel sait quoi faire, décider sans collégialité, dans l’immédiateté. Le lieutenant colonel a des ailes. La terreur ne lui fait pas peur. C’est un chef de ferveur : il est à l’œuvre. La poésie d’Ezra Pound lui indique la direction du pays : « Si légère est l’urgence ».
Le lieutenant colonel se livre à l’ignoble forcené du mal, arrache la caissière des griffes du furieux animal. Acte anti-économique, par excellence. Acte christique.
Le lieutenant colonel est seul, infiniment seul, premier et dernier de cordée. Avant d’expirer, il prie sa patrie. Il écrit avec son sang le chef d’œuvre d’une vie, le récit fondateur de notre temps. C’est un livre de résistance, le traité d’une grandeur, l’évangile gaullien d’un admirable gendarme.
La rébellion du lieutenant colonel n’est rien d’autre que de servir une nation, d’honorer sa mission. Elle a le style des beautés les plus pures, des fulgurants chants d’amour, insoucieux des périls de bravoure. »

C’était, il y a deux ans. Arnaud Beltrame, un 24 mars. Les enfants, on regarde maintenant. On regarde l’admirable gendarme.

(Fred, 5 Sens Editions, 2019, page 6)

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

Noli me tangere

On les encage. On les soigne de la rage. Les enfiévrés sont en nage. Les pas d’âge meurent à pas d’heure. Les sachems en bonne santé tiennent le haut du pavé. On espère des experts. On a confiance dans leurs croyances. Les uns partent à l’île de Ré, les autres parent au plus pressé. Les lendemains, on s’en lave les mains. Le boniment de Salomon est un jugement de Pilate. On attend les masques comme Godot dans les hôpitaux. Mais on perd le fil des priorités, on oublie la nécessité de l’âge-pivot.
Chez nous, on y est. Ce n’est pas faute de l’avoir réclamé. Je suis chez moi. A demeure. Avec des livres autour des doigts. Mes boucliers sont des Pléiade. Du balcon, je vois la bataille. La foule de rues a fait l’objet d’une coupe rase. Aucun tronc de trottoir ne rappelle les corps de piéton. Le macadam luit d’absence d’hommes. Nul ne songe à replanter l’espèce, à reboiser l’espace.
Noli me tangere. La négresse de caisse dénombre les pièces jaunes, me tend un ticket, la monnaie et la main. La chefferie des abris expédie la jeune fille du Mali, première de cordée, au casse-pipe Monoprix.

vendredi 20 mars 2020

Fred a cent ans

C'est le printemps. On voit les premiers bourgeons. C'est le confinement. On voit les barreaux qui sont des bâillons. C'est le printemps, "Fred" a cent ans.


https://catalogue.5senseditions.ch/…/belles-p…/295-fred.html

mercredi 18 mars 2020

Dancing de la marquise, l'interview

Dancing de la marquise est dédié « aux sept lecteurs ». Pourquoi ? Qui sont-ils ?

J’ai dénombré sept lecteurs fidèles, mes grognards littéraires, mes soutiens de l’aube, mes amis du premier matin. La mythologie grecque chiffre à neuf les Muses, à trois les Grâces. Le nombre de mes partisans se situe entre celui des Muses et des Grâces.
Le premier parmi eux se prénomme John. C’était un Américain de Manhattan, prof d’anglais à Paris. Il m’adressa une carte postale de Notre-Dame, griffonna dessus qu’il fallait que j’écrive. John est mort du cancer.
J’ai poussé la porte, j’ai passé la tête. Michel éblouissait une poignée d’étudiants derrière trois rangées de pupitres écaillés. J’ignorais alors que le savoir était une joie. J’appris que la philosophie était un pacte avec l’aurore. Michel fut mon deuxième lecteur. Michel est mort académicien, poète, philosophe, marin pour la vie.
Le troisième s’appelle Pierre. Nous fîmes nos classes rue de Varenne, sous Barre, nous rédigeâmes ensemble un pamphlet contre l’arbitraire bureaucratique, Le cloaque infernal. Erudit du cinéma, passionné par les films de Méliès, Pierre défendit mordicus Une fille à lèvres d’orange, un texte de moi, moitié scénario, moitié littéraire. Pierre est mort du sida.
Puis vint Grégoire, l’initiateur de Matulu, gazette littéraire emblématique du milieu des années quatre-vingt. Il croyait fort à La plus belle fille du monde, livre composite, recueils de mes textes préférés. Grégoire s’est pendu. L’un et l’autre, nous étions chaperonnés par Guy, mon cinquième lecteur, l’auteur des Fiancées sont froides, splendide roman loué par Gracq. Il m’interrogeait de manière lancinante : « Christian, pourquoi est-ce que vous ne publiez pas ? ». Guy est mort, il y a peu, dans une indifférence à peine polie.
Le sixième est célèbre, officie rue Sébastien-Bottin. Philippe me téléphona vingt quatre heures après le dépôt du manuscrit « C’est encore loin de Gaulle ? ». Il le destinait à L’Infini, à la collection blanche. J’en corrigeai les épreuves. Et puis, plus rien. Philippe est vieux désormais.
Le septième lecteur est une lectrice. Elle s’appelle Nicole. Elle est agrégée d’italien. Elle aime Bosco, Giono à la folie, relit Proust, le soir à la veillée. Elle accueillit mon grand Charles éconduit, à bras ouverts, sans condition préalable. Elle lui offrit un toit. Elle édita ce premier livre, au format difficile d’un bulletin paroissial. Aujourd’hui je suis fier de porter les couleurs de sa maison, de figurer au catalogue du Bon Albert. Car, chez Nicole, j’aime une élégance littéraire, une sensibilité, une qualité de goût, l’intransigeance d’artisan.
John, Michel, Pierre, Grégoire, Guy, Philippe et Nicole sont des rencontres décisives, disons providentielles, fatales, je crois. A leur endroit, j’ai un devoir d’écriture. Il m’appartient de ne pas les trahir, il m’incombe d’écrire du mieux que je sais. Ils me regardent. Autrement dit, les sept lecteurs sont les amis de longue date dont je suis l’obligé.

Et Dancing de la marquise, c’est un livre sur quoi ?

C’est le livre du huitième lecteur. Dossard 8. Ou peut-être l’ouvrage du numéro zéro, celui du lecteur zéro comme on parle d’un « patient zéro », celui par qui la maladie se transmet. Les sept lecteurs, je les ai contaminés.
Dancing de la marquise, comme mes précédents livres, hormis Fred, et encore ça se discute, ne raconte rien, ne s’y risque pas. Pas d’histoire. C’est un autoportrait comme on dit en peinture. Les contours, les dessins, les aplats de peinture, les couleurs ici sont des goûts et des dégoûts. Ils sont évoqués de manière zigzaguée comme une mouche voltige sur le carreau d’une vitre.
Mes autoportraits sont toujours des ratures, des trognes à refaire. C’est pourquoi Dancing de la marquise est la reprise de La cicatrice du brave, de L’amitié de mes genoux. Je tente à nouveau d’écrire mon visage. Et je rate. C’est une fatalité, l’enseignement majeur d’artistes comme Alberto Giacometti, Francis Bacon ou Lucian Freud.
Car un livre n’est jamais fini. Il déteint sur le bouquin d’après, le livre qui vient. Le livre qui s’écrit est encore taché des mots, virgules et phrases du manuscrit précédent. Les frontières sont des chimères, les paysages littéraires sont ouverts. Le livre est un perpétuel, un lancinant recommencement, un portrait raté, raturé pour l’éternité.
Bien sûr, il n’y a ni dancing ni marquise. Quand même ! Je veille à une certaine tenue. En revanche, Anna Karina est bel et bien là, présente, boudeuse sur la plage, sous le soleil exactement. Le titre du livre, c’est sa couleur, une certaine lumière, l’accord d’un corps avec le sable littéraire, l’acquiescement éphémère avec l’aventure d’une écriture. Il fait référence à Godard, à Pierrot le fou, quand Marianne quitte Ferdinand pour s’échapper, chanter, danser au dancing de la marquise.

Vos projets d’écriture, quels sont-ils ?

Les  projets qui ne sont peut-être que des velléités se télescopent désormais. J’ai commencé « le livre de ma mère ». J’ai songé bien sûr à Albert Cohen,  à l’instant d’envisager une suite à Fred. Dans la fièvre, j’ai écrit une trentaine de pages brèves. Le soleil de l’été a interrompu le flux du récit. J’interprète la suspension de la fiction comme un châtiment, comme une  faute professionnelle sanctionnée par une mise à pied. Tita Missa Est est un livre en rade, mais nullement abandonné. C’est un ouvrage rebelle, difficile à dompter.
Me taraude un autre désir, ancré dans mes immédiats tourments d’encre. C’est un petit livre des moments d’amitié partagés avec le philosophe Michel Serres. Je l’appellerai L’heure heureuse. Ce projet rivalise avec mes lentes et délicieuses lectures de Proust, à l’exquise séquestration d’Albertine dans La Prisonnière. Je veux écrire la vie d’Albertine Simonet. Une vie romancée d’un personnage de roman: Albertine.
Et puis, l’Italie. J’ai griffonné mes impressions d’Italie sur une douzaine de carnets en moleskine noire. Il faut que j’ôte les élastiques et que je me plonge dans un tas de phrases rédigées à la diable. Il faut que je prenne ces innombrables pages de soleil par la taille, que je les sculpte patiemment. J’intitulerai l’ensemble La soie du soir ou Voyou, voyelle. Je n’ai pas décidé. C’est un travail de décembre, un bonheur d’hiver, de grand froid nordique, un songe de paradis qui a fui.
La clownerie des lundis est un livre final sur les émotions de la vie professionnelle,  les sensations à l’écart des ciels. Il sera parrainé par Flaubert. « Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction abrutit » (lettre à Maupassant, janvier 1879). La clownerie des lundis s’attachera au volet crétinerie : « la fonction abrutit ».

Comment écrivez-vous ?

J’écris comme jadis je chassais. Je pratique l’écriture à l’affût. Je guette la bête. J’attends. « Le roi vient quand il veut » dit justement Pierre Michon. N’existe que le passé, précisément parce qu’il est le seul mode du temps à avoir été, à savoir ce que c’est d’être. Or le passé engrange les émotions d’un présent qui s’est volatilisé. Elles sont imprimées dans le corps qui est une sorte de conservatoire des sensations, le musée des choses immatérielles, sauvées du présent. Le projet d’un livre se borne à déchiffrer les hiéroglyphes du corps, à traduire le tumulte des impressions en une suite de mots assez délicats pour ne pas les dénaturer.
Mais la vérité du style nécessite un luxe absolu. Plus que de paix ou de solitude, j’ai besoin d’insouciance, je ressens le besoin des plages brèves de l’enfance.

Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à l’adresse suivante :

Il est également en vente sur les sites de la Fnac et Décitre.


lundi 16 mars 2020

Chère Nicole

Votre mail, je le lis par ciel gris, dans une atmosphère de couvre-feu. Ce matin, pour la première fois, je suis sorti avec un masque de canard ;  je rasais les murs plus que les hommes et femmes du macadam.
La petite Constance tourne en rond dans l’appartement de ses parents. Le confinement est un tourment. Mais votre mail, malgré les soucis, les maudites contrariétés de santé qu’il relate, donne une couleur aux nuages, une fraîcheur, une joie peut-être à cette fin d’hiver.
Oui, nous sommes dans l’attente des beaux jours, dans l’attente des noces, inquiets par l’actuelle tournure des choses, mais heureux du bonheur de nos enfants.
La littérature demeure une douce villégiature. J’y séjourne et paresse à l’envi dans l’oubli des tracasseries. J’imagine votre plaisir à la lecture attentionnée des Cahiers de Bosco. Votre ferveur à l’endroit du grand auteur me donne une envie pressante de le découvrir. Dans le même temps, j’ai peur de m’éparpiller. Il me faudrait la révélation, le miracle d’un texte sur mesure, l’émerveillement d’une apparition, le choc d’une nécessité indiscutable. Je guette cet instant.
Je viens de poster la Marquise dont le dancing  est un peu frivole par les temps qui courent. C’est un livre désordonné, sur le modèle des précédents. Sachez qu’il vous est dédié, Nicole, puisque vous figurez parmi les « sept lecteurs » de l’exergue, mes amis de longue date en quelque sorte, qui m’encouragent à écrire.

Ma bonne amitié à tous les deux.


dimanche 15 mars 2020

Dancing de la marquise

Littérature, son mauvais genre de beauté. Valéry se désolait que « la marquise sortît à cinq heures ». Breton le mentionne dans son Manifeste du surréalisme. Cela ne me déplaît pas qu’elle sorte un quinze mars, qu’elle s’exhibe au bal masqué municipal, qu’elle se régale open bar à l’isoloir. Je ne suis pas offusqué qu’elle attise les désirs. La marquise agit à sa guise. La marquise ne connaît pas la crise.
Dancing de la marquise est un récit zigzagué, sans destination établie, un cheminement capricieux, sans autre nécessité qu’une imprécise fantaisie. Un roman ? Peut-être. Un autoportrait, plus sûrement, qui fait suite aux précédents.
Dancing de la marquise se remémore les années Godard, Anna Karina, ses exquises bouderies. En joue du livre, il y a un film, Pierrot le fou.
Dancing de la marquise engrange des véhémences, des préférences. C’est le roman de mes déhanchements, un carnet de postures, de croquis, de petites écritures.

Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à l’adresse suivante :


vendredi 13 mars 2020

C'est comment qu'on freine ?

Il est mort un 14 mars. A la sainte Mathilde. Mathilde est revenue. Pas lui.

« Bashung a ôté son chapeau, salué sous son chapiteau, n’a pas sauvé sa peau. Ce métis, à profil d’oiseau de race, était un écorché fils. Il a sculpté les mots, saccadé les sons, fracassé les rythmes. Il chantait des splendeurs dans son for intérieur, confiait sa déchirure à des volutes de volupté. C‘est comment qu’on freine l’élégant énergumène ? Avec des Victoires de dernier soir, Bashung a noyé son désespoir. Il est mort sur les rails, trente ans d’allers, trente ans de retours. Gaby le Kabyle n’a rien échappé belle. La rougissure des yeux est le pourboire des endeuillés.»


« Dancing de la marquise »,  5 Sens Editions, à paraître en avril 2020

Doigts devant soi

Le Feu Follet. Il est mort un 14 mars. A la sainte Mathilde. Mathilde est revenue. Pas lui.

 « Doigts devant soi qui ratent l'infini. Destin déjanté d'une maison de santé. Drieu raconte sa mort velléitaire. Drieu est odieux à ses propres yeux. Sa main dessine dans le vide une image féminine.
Il ne s'approprie pas même une prière, le sourire des viveurs. Maurice Ronet traîne à longueur de temps ses regards mendiants. Il règne sur le film de Malle en seigneur sans médaille. C'est la dernière escale d'un clandestin. Ronet se dessaisit de la vie par la fantaisie de l'oubli. Il marche à côté des rails, parallèle à sa fêlure. Maurice Ronet, d'avant sa cicatrice sur la joue, taillade ses nuits d'algarade, se hisse au sommet de l'impasse.
On croise pas mal de comédiens trop bien pour mourir. Les bitures d'Alain préfigurent la déconfiture de Pierre. Drieu donne ses yeux bleus à la littérature. Ronet est dans le secret du dernier roi désenchanté. Mieux qu'un oscar, il mérite un regard. Le glorieux anonymat troue la mémoire du cinéma. »


« Dancing de la marquise »,  5 Sens Editions, à paraître fin mars 2020

lundi 9 mars 2020

Une femme douce

11 mars. Dominique Sanda dénombre ses années, trouve deux fois l’âge de Leïla Bekhti. La brune et la blonde veillent à l’équilibre du monde. 11 mars. Anniversaire d’une blonde qui ne compte pas pour des prunes.

« Une Femme Douce. Dominique Sanda squatte le cinéma du casino. Il pleut des cordes sur une plage sans miséricorde. La starlette de l’esthète est quasiment muette. Elle est pâle, frontale, franchit le seuil. Il y a trois pelés et un tondu. Je suis seul avec elle. J’ai quinze ans. Bresson dédaigne la couleur. J’écris noir sur blanc mes tourments d’écran. Je rédige une lettre à la suicidée, un courrier qui lui est destinée. Je lorgne le bas de l’affiche, fixe le générique. J’expédie mon histoire à Mag Bodard.
Depuis la moitié d’un siècle, j’attends une réponse, un feu vert de l’actrice. Un dimanche d’août à brouillard, sans discerner Le Havre, je m’agrippe à son visage, au rivage balnéaire. J’inaugure mes lettres mortes, jetées de la sorte, dispersées dans la nature. Je répugne à inscrire le lieu d’un domicile au dos de l’enveloppe diaphane. Sanda n’est pas qu’une déesse d’initiales. Elle me trouvera. La détresse est une adresse inratable. De Gaulle m’a abandonné en mai. Il a pris ses cliques et ses claques. Désormais je suis libre de mes appels au peuple. Dans l’obscurité, l’égaré du bout de rang me palpe une fesse. Je sors de Dostoïevski tout à fait ragaillardi. »

Ce texte figure dans Fred (5 Sens Editions, 2019, pages 50/51).

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

jeudi 5 mars 2020

L'épiphanie Bekhti

Six mars, six fois six, Leïla Bekhti fête ses trente-six ans. Je la regarde. Elle est belle. Et moi je vois trente-six chandelles.

"Visage de Leïla Bekhti. Visage d'éclaircie, de doux noir regard. Visage d'Algérie, mordu de rouge, cerclé de lumière caramel. Visage libre aux yeux enroués, aux murmures impérieux.
Visage aux imprécises ruades, aux songeuses incartades. Visage d'une intuitive présence. Leïla Bekhti est un visage surgi, une embellie de la vie, une épiphanie.
Je vois les bandes de convives, les hordes de starlettes qui s'attablent au bruit des fourchettes. Leïla Bekhti s'assied dans un froncement d'épaules. On aime sa gaucherie, sa gaminerie sérieuse. Elle se ratatine quand elle dîne. Elle me déçoit, m'émeut comme une beauté fripée. Je sens la limite d'un corps entravé.
Son visage balance d'un côté à l'autre. Prend l'air des conversations. Met le bout du nez dehors, vers le sonore. Peine à poser son attention. Elle est courbée dans son assiette, pouffe d'un petit rire de fillette. Rire de bossue. Elle mange en catimini. Elle mange avec ses doigts. Leïla Bekhti se cache de quelque chose."


« Dancing de la marquise »,  5 Sens Editions, à paraître en avril 2020

mardi 3 mars 2020

Trop grande gueule pour faire école

« La mort de Jean-Christophe Averty est une blague des claviers Azerty. C’était un imagier incendiaire, un artificier de la beauté convulsive. La télévision de jadis était exécutée par de vrais artistes. C’était le temps de l’ORTF. La direction appartenait à ses chefs gaullistes, la création était confiée à ses réalisateurs communistes. Pas d’autre choix qu’une seule chaîne d’Etat, certes, mais avec de grands soldats superbes. La télévision de papa était filmée sous la dictée d’hommes de vision. Beckett, Adamov ou Ionesco figuraient au programme de prime time.
J’étais en culottes courtes. Je me souviens des Raisins Verts, l’émission de variétés déjantée qui déclarait la guerre à l’ennui des chaumières. L’art fêlé d’Averty visait le fou rire des familles. Un bébé de couleur violette était débité à la moulinette. Averty était un dandy, un esthète du sacrifice aztèque. Un zézaiement délicieux commentait le délictueux spectacle. Ce strabisme de la diction exerçait une ravageuse séduction.
Averty était un coloriste du noir et blanc, un aventurier de l’image truquée, le poète inspiré d’une 3D pas encore née. Sa photographie était nourrie de textes de fantaisie, des facéties d’Alfred Jarry. A vrai dire, l’image numérique vient du Collège de Pataphysique. Averty était un pyromane de l’image. Il travaillait les pixels de manière insurrectionnelle. Il illustra Roussel et Cocteau, Gracq et Shakespeare, Apollinaire et Prévert, Picasso et Richaud. Averty a diverti le bourgeois, travesti, perverti le bon goût, sa routine et sa mélancolie. Trop grande gueule pour faire école, il meurt aujourd’hui pour notre malheur. J’avais de la chance d’avoir dix ans dans les années soixante.»

« Dancing de la marquise »,  5 Sens Editions, à paraître en avril 2020