jeudi 28 avril 2022

Alejandra Pizarnik

André Pieyre de Mandiargues est un artiste rare, un écrivain de fier lignage. Longtemps j’ai échoué, je n’ai pas su fracturer la serrure de sa somptueuse littérature. Dans un autre siècle, mon ami Grégoire, en interrogeant le vieux poète pour son mensuel rebelle Matulu, m’avait donné la clé de sa luxueuse cachette. L’œuvre de Mandiargues colle à mes basques, obsède mes jours depuis trois tièdes décennies. De Sardaigne ou d’Apulie, je lui consacre mes rêveries d’apprenti, lui destine mes cartes postales du littoral. J’en égoutte une succulence de jus, j’en extrais mot à mot le chant inachevé d’une secrète et sensuelle beauté. « Le lis de mer », baptisé « Vanina » par l’auteur, est un merveilleux, splendide petit livre qui échappe aux pesanteurs de la terre, où le visage s’anime des éclaboussures du rivage, où le regard fuit dans une rumeur, un silence d’écriture. Et je revois la sauvage et furieuse Rodogune, jaillie du soleil, du recueil « Feu de braise ». J’étais fait pour elle, Rodogune, comme l’oiseau d’un seul ciel. Maintenant que l’âge se fait sentir, je découvre l’admirable Alejandra Pizarnik, ses confidences épistolaires au poète huguenot, à l’ami si précieux de Filippo de Pisis. Je mélange un peu tout, des lettres, un journal, ses poèmes. Bref, je trace ses mots à la vitesse d’une soif. « Sans toi, le soleil tombe comme un cadavre délaissé. » « Il est 14 heures et je suis au lit comme une lettre dans son enveloppe. Où s’envoyer ? Destination inconnue. » « J’ai demandé beaucoup de choses, et une nouvelle machine à faire des poèmes puisque la mienne est un peu avariée. » « Cher André, pardonnez-moi mon long silence de petit quai abandonné. » « J’ai un étrange nuage dans le lieu où tout le monde pense. » « Je n’aime pas quand le terrible se joue dehors. Ici, même les actes les plus privés sont en plein air. » Alejandra Pizarnik est morte il y a un demi-siècle à Buenos-Aires.

dimanche 24 avril 2022

Antonioni

Il est des artistes qui veillent sur leurs admirateurs, exigent d’eux un maintien, pèsent en quelque sorte sur leur destin. Comme des anges gardiens. Dans « La cicatrice du brave » et « L’amitié de mes genoux », j’évoque la splendeur de ses films, le visage de ses actrices. Lucia Bosè, Monica Vitti ; Maria Schneider, Christine Boisson. On a traduit des notes de lui, des fragments, des pensées du maître de Ferrare. Figure dans l’opuscule d’Arléa sa rencontre avec Jeanne Moreau. Un chef d’œuvre.

jeudi 21 avril 2022

La laitière et l'altesse

L’altesse n’a pas de complexe. Il possède son sujet – et sans doute aussi les sujets de son royaume – sur le bout de son surmoi. La laitière de Vermeer s’est trompée de crémerie. Rate d’ailleurs la marche du salon. Parle en même temps que l’aboyeur. Elle est un peu empruntée à vouloir se conformer aux manières d’une bourgeoisie. L’altesse la maltraite par sa vitesse. La laitière rassemble ses esprits autour d’une lenteur presque polie, donne à voir l’ennui du labeur. L’altesse joue au sale gosse, multiplie les grimaces, s’impatiente des longueurs de blondasse. L’altesse fixe le tempo, les conditions d’une maîtrise, d’une bienséance de classe, d’une excellence d’école. Valéry, Paul pas Giscard, n’en démord pas : « Un expert, c’est un homme compétent qui se trompe selon les règles ». L’altesse, signataire de « Révolution », n’a pas fait bouger d’un iota la ligne du poète. L’altesse impressionne la laitière. L’altesse n’est jamais dans ses petits souliers. La table les sépare. Une même obsession les réunit : ne pas la renverser. Pourquoi ? Parce que « les dossiers sont sur la table ». Leur vocation est d’y rester. L’altesse a servi sous l’autorité du roi des « sans dents ». L’altesse ne s’en souvient pas sauf quand il admoneste « ceux qui ne sont rien ». Finalement, à qui donner une pièce ? A Valérie Giscardétresse. C’est à elle que je réserve une générosité jaune. Sûrement pas aux clochards des trottoirs, aux fraudeurs de la paresse qui jonchent le macadam et défigurent les beaux quartiers. Tout cela devait disparaître à l’aube du premier mandat. Allez, ouste !

vendredi 15 avril 2022

Koltès

Une vie de Christ, trente-trois ans, s'est écoulée depuis que Bernard-Marie Koltès est mort. C'était mi-avril, à mi-vie. "Koltès se lit d'une traite. Dans la Solitude des champs de coton. J'en vérifie l'aptitude au temps long. Une heure à déclamer, en prévision des Amandiers, de la journée Chéreau, à prononcer des mots comme se poursuit le bréviaire d'un homme de presbytère. Je récite Koltès. Je m'acclimate à sa phrase. D'une pièce, d'un seul tenant, elle se jette dans l'océan, dans le blanc d'avant. Elle dit une fatalité d'anthropologie. Une peur d'insecte tenaille le dealer du texte. Dans un monde de brutes, les demoiselles cassent la vaisselle, sont lauréates des pugilats. Isaach de Bankolé est un acteur camerounais, l'Abad de Quai Ouest, dont la bouche est scellée. Avant les représentations, le comédien travaille sans rien, construit un corps sans bruit, habite une faillite, s'accoutume au défaut des mots. L'entourage s'effraie. Le grand Nègre est hospitalisé à Sainte-Anne. "Moi j'ai tout de même passé une nuit là-bas. Ils ont ouvert le grand dortoir, c'était comme la Banque de France : portes blindées, larges comme ça". On a mendié l'accès des Amandiers. On s'est livré les premiers au sourire du portier. On a garé nos fessiers. Pascal Greggory est une sorte de grizzli. Son bras menace l'infini. Sa nuque repose sur l'omoplate. La courbure indique une blessure de trottoir. La diction sonne comme une malédiction. Chéreau mâche ses mots, rumine une famine. La Solitude est un monologue de rue, une apparence de roc fendu, une habitude de parler brut. La nuit précise l'indécise ressemblance des sosies. L'heure est aux corps qui s'empoignent. Ils jettent des syllabes, du sable sur les plaies. Les mots sont des brûlures sur les os. L'homme est une épaule, un portique au manteau sans écho. Ils se frôlent entre deux halls. Ils dansent sur une absence, tournoient dans l'embarras. Ils se ruent dessus, se rouent de coups, se rient de la cérémonie. La rudesse de Koltès est tassée dans un texte sans vieillesse. Koltès va sa phrase qui fait texte. Elle charrie le récit d'une vie, la stridence d'un cri sous la pluie. La phrase rase les murs de l'amour. C'est un fleuve où dérive le vieux pneu de la solitude, où tournoient une godasse, les branches mortes des trottoirs. L'homme n'en fait qu'à son texte. La phrase dit tout en un souffle, trois mouvements et soixante feuillets. Koltès entasse les mots: il les jette à la volée par l'embrasure du silence, au premier venu, au coin d'une rue. Il les frotte à la hargne du monde, les cogne contre l'autre, à merci du Nicaragua. La rumeur court comme la phrase. La rumeur court que Romain Duris hisse haut les couleurs de l'auteur, les beautés du texte, la blessure vive de Koltès. L'écrivain rechigne d'avoir son mot à dire. Il ne vise que la majesté d'une phrase. Avoir sa phrase. Koltès a écrit, haleté sa Nuit, rédigé d'emblée son testament, taillé un diamant. A l'Atelier, l'antre de Jouvet, se joue la vie d'un homme, s'enroue la voix de Koltès, s'écoute la langue française. La femme est une hyène à cause d’une courbure, d’un dos cassé qui la propulse dans la nature. Dans la nuit d’une scène, contre un mur marbré de rouge, les deux espiègles s’illusionnent, se collisionnent, se sauvent comme de vraies lionnes. La mort se rebiffe aux Bouffes du Nord. L’endimanchement me démange. Je suis casqué car la littérature exige l’armure. Je coiffe une casquette d’où transite un texte. Les filles de Koltès se ruent sur une chair, déchiquètent un son mieux que des garçons. Elles se dépouillent du je, d’un faux air musculaire, de l’identité récitée. Elles s’approprient le cri, incorporent une rigueur d’écrit, scandent un phrasé dentelé d’incendie. J’ai guetté l’instant précis où Audrey Bonnet saisit la diagonale du récit, ponctue d’une animale brusquerie le désert des mots ressentis, cravache un pieux désir comme on s’éclaire à la torche. C’est un texte d’il y a trente ans que rien n’écaille, un vaillant fragment qui résiste au temps. Dans la solitude des champs de coton exige une diction, dissuade l’histrion. Koltès trimbale un christique dealer jusqu’au bout d’une terreur. Il rédige une sorte de parabole du mauvais client. Pas de bouteille à la mer, ni océan. Il la jette au néant. Ils sont exhumés en catimini, au loin, dans la nuit. La terre de cimetière les regarde de travers. Personne n'en veut, peut-être les cieux. Ils ont ensanglanté la cité, rougi la conscience d'un pays. Ils se sont glorifiés du carnage d'un journal et d'une tuerie d'épicerie. On châtie l'acte de chiennerie. On les jette au fossé comme des chiens sans collier. Ils ont joui de quarante-huit heures de célébrité. Ils sont sortis comme des diables d'un anonymat durable. Ils sont rentrés dans leur boîte, environnés de terre, dans l'indifférence commune de l'humus terminus. Bref, ils ont péri, soulagé Paris. Les hommes de prophète qui tirent dans la tête d'humoristes, le coeur d’un chaland juif ou le dos d'une policière sont des voisins de planète. Ils partagent une condition, un sentiment d'étrangeté, des interrogations, les mêmes signes d'inexorable fraternité que les héros dostoïevskiens ou Roberto Zucco. Nos semblables ont commis l'incomparable. La bataille est inégale à cause d'une foi kamikaze. La peur de mourir est une faille, l'implicite aveu de nos futures défaites. A la station-service, Chérif et Saïd ont chipé des biscuits. Ils se sont approvisionnés de petites denrées. Ils voulaient vivre. Ils se projetaient dans un avenir, hors d'une mort qui fait pourrir les corps. Leur posture épicière dément une figure de martyr. Ils rusaient encore avec l'inflexible pelletée terminus en bout d'impasse. C'est un plein de biscuits qui m'émeut, m'obsède comme l'admirable méticulosité du Raid. Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, page 117) et de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, page 83)." Ces ouvrages sont disponibles aux adresses suivantes : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mercredi 13 avril 2022

Bouquet final

Bouquet. Je l’ai croisé, par effraction, sans le vouloir. Un physique de vicaire créait une distance, masquait un silence calculateur, laissait pressentir une vipère, une langue de vipère. Le métier de Bouquet, son phrasé, sa diction sentencieuse, monochrome et gourmande à l’occasion, d’une préciosité d’orfèvre, sautait aux yeux, agrippait l’oreille des habitués des grands textes. Une folie d’archevêque étincelait dans l’œil, mais douceâtre, attentivement démoniaque, proche du malaise, d’une ironie narquoise. Bouquet compose avec une petite figure modeste, chafouine, qui ambitionne le pire, inspire un notable, notarial respect. Bouquet, Serrault. Leur folie ecclésiastique voisine sans pour autant se décalquer. Celle de Bouquet s’arrête au sourire. Au sourire amusé, à ses plissures de méchanceté. La démence de Serrault, en revanche, se fait plus insistante, moins stagnante, met les points sur les i, déclenche l’hilarité, s’autorise de conclure. Bouquet restait dans les pointillés. Bouquet était un grand acteur. Il faisait peur. Des deux côtés de la scène. Il figure au générique des meilleurs films de Chabrol. Je le revois dans Ionesco. Il est chez lui dans l’absurde, à demeure dans une interminable agonie. Bérenger 1er. Bouquet est le premier et dernier de cordée d’une génération. Bouquet final du feu d’artifices, du jeu d’un grand artiste. « Le roi se meurt. »

lundi 11 avril 2022

Pas le choix

Va pour Macron, un second quinquennat du contentement de soi. Je voterai Macron, hélas, faute de mieux, en désespoir de cause. J’en veux à je ne sais qui, à moi, à la démocratie d’aujourd’hui. Je m’en veux de ne pas savoir exprimer autrement ma liberté, ma liberté chérie. Je voterai comme un seul homme, mais triste dans sa solitude innombrable, pour le candidat unique d’un scrutin dramatique. Pas le choix. La loi est de reconduire un même roi. Un homme supérieur, dit-on, dont le style et la psychologie, la manière et les postures me font horreur. Je n’éprouve pourtant aucun délice aux pratiques contorsionnistes de Sacher Masoch. Je voterai pour le paltoquet du Touquet, vainqueur facile du triathlon « Falcon, vélo, hélicoptère », dans son aller-retour écolo du vote de dimanche. Je sais qu’il est intelligent, le blondinet, redoutablement : mais l’est-il autant pour le pays qu’il l’est pour lui-même ? That is the question. A vrai dire, je suis gêné par un sourire stagnant qui traîne en permanence sur sa figure, par un regard qui peine à esquiver son miroir. Cette illumination du visage, comme une Tour Eiffel éclairée la nuit aux couleurs des bons sentiments, est une croix pour la nation. Elle la divise mieux, davantage qu’aucune autre convoitise. Le candidat unique est ressenti comme inique. Il agrège « les gens de trop » quand la candidate pour de faux, la mauvaise fée raciste à ne pas approcher, rassemble ce que Pierre Sansot désignait par « les gens de peu ». « Ceux qui ne sont rien », dans la langue de mon champion. Je voterai Macron malgré mon incompréhension économique radicale, mon interrogation stupéfaite devant la débauche d’argent magique. Dame Pécresse, c’est loin déjà, martelait dans ses piètres meetings qu’ « il cramait la caisse ». Faut croire que ce n’est pas grave. La dette abyssale, le déficit commercial, les chèques rituels de campagne, le communisme salarial. Tout cela est virtuel comme dans un jeu vidéo infantile. La philosophie du quoi qu’il en coûte signifie qu’on n’établit plus les comptes. L’économie est devenue une vieillerie, le vestige d’un temps fini. Révolution. J’écoute le candidat parler. Désormais l’humilité est l’axe fort du projet. Projet, on sait ce que c’est : c’est ce que le candidat haltérophile porte. En lui, qui filtre par tous ses pores, au plus profond de son être. Macron voulait être réélu coûte que coûte. Je voterai pour lui, cet homme assez détestable, le pistolet sur la tempe. Pas le choix.

mercredi 6 avril 2022

Profession de foi

Le vide. La maladie du vide. Le virus du creux. Le pays entier l’a chopé. D’une liasse de bulletins, je peine à constituer un grand dessein. On nous les jette au courrier, à la figure. Il est vrai que j’ai bêtement zappé le grand débat des gilets jaunes. Mea culpa, mea maxima culpa. Le mode d’emploi du présent scrutin préconise sans doute de s’y référer. Or j’ai séché l’épisode des cahiers de doléances. Aujourd’hui je m’en mords les doigts. J’aurais mieux vu les perspectives. Je décachète l’enveloppe. Sur le tapis, j’éparpille les pièces du puzzle. Jadot, le candidat des chaudières, est collé au dos d’Arthaud. Je les sépare. Je lis des catalogues, des mauvais blogs, des tracts indigents. Une image. Un visage. Jean-Luc Godard. J’entends l’écho d’un maestro. Je songe aux plateaux-repas des vols commerciaux, balancés dans les travées de passagers. Godard filme une distribution de gifles, étiquetées boustifaille. Galabru est aux manettes, génial commandant de bord. C’est une séquence hilarante de « Soigne ta droite ». Autrement dit, le soin est un grand dessein. C’est la leçon de l’œuvre. J’aurais aimé qu’elle soit une profession de foi de candidat.