Nous étions trois hommes.
Elle était Notre Dame, grande dame. Elle s’inquiétait du sort de chacun.
Maman se tord dans l’espace.
Elle s’est fracassée la face sur la table en bois. Elle sommeille les joues
ensoleillées sur son dernier oreiller. Je touche ses doigts qui pressent ma
paume. « Je vous téléphonerai en arrivant ». Ma phrase est sans usage.
Je n’arriverai plus jamais. Il est trop tard. Maman est morte le lendemain de
la Saint Jean Baptiste. Saint Jean Baptiste, précurseur de Jésus-Christ.
J’ai du temps à perdre.
Je chemine dans le vieux Poitiers. Je tue le temps avant de blablater à la
faculté. Mes yeux s’arrêtent à la devanture d’une échoppe. Le libraire exhibe
un ouvrage de Pierre Loti. Je lis derrière la vitre les derniers mots d’un fils
à sa mère : « Tu y crois, toi, n’est ce pas ? que nous nous
reverrons ? ». C’est la question des questions.
Tertu. Elle s’est nourrie
des variations du ciel et des loopings des premières hirondelles. Elle a tant
regardé la couleur des fleurs, tant veillé à la soif de la terre.
Elle vouvoyait son chien
avec une simplicité de reine. Tertu : elle repeignit sa première lettre,
gomma le « t », lui préféra Vertu. Maman séjourna à Vertu,
naturellement chez elle. Vertu sans bondieuseries ou moralisme de pacotille.
Non, vertu au sens latin, romain, c’est à dire courage. Maman déploya l’énergie
d’une mère courage. Courbée sur sa canne, elle allait en première ligne sous la
mitraille de l’âge. Jamais, elle ne recula ni ne déserta son destin.
Au plus près de sa mort,
vers les derniers de ses vieux jours, elle nous a converti à sa religion du
courage. J’ai succombé à sa douce ténacité. Contre vents et marées, elle a résisté
aux tourments du grand âge. Notre Dame était une soldate de Dieu. Une
merveilleuse soldate.
Il faudra vivre les jours
d’après. J’écris. Je n’arrive pas à dénouer mon écriture. C’est l’heure précise
de ma sonnerie du matin où vite elle se saisirait du combiné les doigts
collants de miel.
Maman était la survivante
d’un jeu de massacre. Elle ne pliait pas, seule avec sa mémoire longue et son
amour inépuisable de vieille dame parcheminée. Elle était Notre Dame.
Elle a pressenti l’ennemi,
sa manœuvre d’approche. Quand l’aîné des ses frères percuta de la tôle. Quand
Papa s’absenta pour quinze années sans mémoire. Quand Jean, le cadet, s’en alla
au terme d’une longue marche. Quand Papa baissa la nuque, acquiescement à l’heure
dite. Quand sa petite sœur Myriam rendit son âme en bon ordre. Quand Jo lâcha
la dernière main secourable.
Nièces et neveux l’appelèrent
de son vrai nom : Tita. Tita comme le tictac de son cœur.
Tita, petite tante, était
un mot d’enfant qui désignait une infinie tendresse, un regard si bleu de
compassion. Elle savait l’amour plus fort que la mort. Elle ne vécut que de ça.
Elle s’est jetée dans l’amour, la tête haute.
Maman était ce qu’on
nommait jadis une femme de devoir. Et son devoir sur Terre, c’était l’amour. Sa
raison d’être, son premier et dernier souffle.
Elle a rejoint la maison
du Père. Mais sa maison était déjà la maison du Bon Dieu. Elle nous accueillait
avec tant d’attention, avec tant d’affection
Maman consacra sa vie aux
seuls témoignages, preuves et actes d’amour.
Femme de foi, d’autrefois.
Femme de foi, si peu de loi et de mesure, démesurément aimante. Femme de foi et
de folle énergie qui savait compatir au chagrin des plus meurtris.
Maternelle, elle me donna
sa langue. La langue d’une mère. Ce murmure intérieur court dans mes veines
jusqu’à mon dernier bonsoir.
Sa frêle vaillance défendait
le dernier point haut d’une génération. Ses yeux de la couleur du ciel s’étaient
ouverts rue de Logelbach, à côté du Parc Monceau, il y a presque un siècle, au
sortir d’une très grande guerre. Elle vénéra son père, garda toujours dans le
regard le pétillement d’un jour d’éblouissement, la joie d’un Paris libéré.
Son père et La Libération étaient
deux soleils secrets. Maman nous quitta un jour pour veiller sa mère, s’agenouiller
à son chevet. C’était l’été du premier homme sur la lune. Nous regardions la Méditerranée.
On voyait les étoiles. Papa nous prêta ses jumelles. Maman est revenue qui n’avait
rien vu.
L’excès de vie l’a tuée. Elle
savait bien que Dieu est nul en calcul. Maman ne comptait pas. Puisqu’elle
aimait.
Maman nous a faussé
compagnie, cette même compagnie des amis qu’elle appréciait tant. La solitude
lui pesait davantage avec l’âge.
Elle était née le 20
juin, Papa le 20 mars. L’été s’était fiancé avec le printemps. Elle aimait la
lumière, les couleurs, la gaieté autour d’elle. Son bonheur était d’avoir « tout
son petit monde, autour d’elle ».
Plusieurs fois blessée,
tombant, vacillant, claudiquant. A chaque fois, elle s’était relevée, pleine d’espoir
et de projets. Maman était la grand-mère de substitution de tant d’enfants, une
sorte de bonne maman orangeade, attentionnée à tous. Elle distribuait sa bonté
comme on découpe le gâteau du goûter. A chacun sa part d’égard, son quignon de
considération.
Maman a tout donné, a
tout abandonné avec une générosité sans pareille. Elle n’avait plus de force
parce qu’elle nous l’avait communiquée, jour après jour, jusqu’à son dernier
baiser.
« Aujourd’hui, Maman
est morte. Ou peut-être hier. Je ne sais pas ». On dirait les premières
phrases d’un roman absurde, d’un roman universel de prix Nobel, qu’on a lu
comme ça sans y penser dans l’insouciance d’une jeunesse.
J’ouvre Albert Cohen. « Les fils ne
savent pas que leurs mères sont mortelles ». Un fils ne veut pas de cette
douleur-là. Jamais de la vie.
Maman était Notre Dame, grande dame. J’aurais
voulu l’aimer, la chérir davantage. La secourir. La retenir doucement par le
bras. J’aurais voulu que notre amour soit plus fort que la mort.
Je ne peux imaginer vivre sans vous.
Vous nous protégiez des misères comme une mère seule sait faire.
Maman voulait être enterrée avec sa
petite fille, la petite sœur de mon âge, morte au premier jour, sans prénom ni
baptême. Elle voulait rejoindre Arielle, ma jumelle, et l’emmener au Ciel avec
elle.
Il n’est de paradis que perdus, à la
loterie de la vie.
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