jeudi 6 octobre 2016

L'homme qui marchait

Une sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès, tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à Chirac.
C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque, un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette s’effile jusqu’à la tête, modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise.
C’est un gosse de onze ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre d’amour à Marette - un sac avec son père pour son anniversaire -, scarifiée d’une bande de dessins de guerre: beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations, dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.
Chirac est conservateur. Il est le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure : Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir Belanovitch, son instructeur de russe. Car Chirac apprécie le souffle des grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine, trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac, Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky comme peu d’érudits.
J’aime revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa quatre cent-trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur réfractaire.
Je découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnés à de rares regards, deux figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance tragique. 
De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois. Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires.

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