Une
sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès,
tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à
Chirac. C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition
finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque,
un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac
est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une
chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette
s’effile jusqu’à la tête modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier
sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la
planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise. C’est un gosse de onze
ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre
d’amour à Marette - un sac avec son
père pour son anniversaire -, scarifiée d’une bande de dessins de guerre:
beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le
grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de
fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la
vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations,
dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.
Chirac est conservateur. Il est
le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure :
Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir
Belanovitch, son instructeur de russe. Car Chirac apprécie le souffle des
grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des
horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine,
trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac,
Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky
comme peu d’érudits.
J’aime
revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa
quatre cent trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur
réfractaire.
Je
découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnés à de rares regards, deux
figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent
d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance
tragique. De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois.
Chirac
va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus
téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au
simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui
ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations
millénaires.
L’immobilité du terminus l’a
réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le
chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en
tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de
secrets sont épaisses. Le Chirac reposé des palaces marocains fait oublier l’ancien
baroudeur des palais républicains.
Car
il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand père de la nation. Il
est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour,
dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat
pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat.
Ce
Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de
chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de
la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a
besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il
s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il
dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. A long terme,
l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute
l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie
la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue de jeune
fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre.
Avec toujours ce sot
sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale
sa grande carcasse comme un gregario
à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la
hisser au sommet. Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux,
revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille
comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées.
Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De
Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de
l’œil ce fougueux secrétaire d’Etat, ministre et premier ministre. Chirac se
regarde sourire sur le mur des mairies.
C’est un homme sans
qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. A l’histoire
des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais
de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et
les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe
le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur
à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi.
C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention
à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé
par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe
d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure
l’homme à la mallette des cités grises.
Ni Giscard, ni
Mitterrand, aucun de ceux-là, n’arrivent à la cheville de Chirac. Il n’ignore
pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité
humaine, terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la
poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas
même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où
chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue
violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme
aux grands pieds.
Or l’homme aux grands
pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut
la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les
yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une
fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend
ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de
Georges Pompidou. Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de
souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. C’est un
candidat, un postulant à toute épreuve. Il s’efface du paysage à l’âge d’un
cardinal à la retraite. Il ne sera pas du prochain conclave. Chirac voit de
travers et n’entend plus guère. Il se voûte et même s’arc-boute. Il reste
impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé
d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va
débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien
de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur.
On
ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage
de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va déposer les statuts de sa boutique
d’antiquités. Il va discourir sur l’Asie, bonimenter sur la Chine, fourguer des
bibelots japonais. Pas du tout. Il va faire la planche dans l’océan indien, se
noyer dans l’anonymat du luxe bourgeois. Chirac va s’estomper dans nos
souvenirs. A moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. On risque en
effet de succomber au charme entêtant d’un Chirac encombrant.
L’homme
des foucades au Stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son
mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc,
candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante,
sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire
d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de
technocrate à mallette au know how de
péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son
vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue.
Chirac
est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera
jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac
loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable.
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