vendredi 21 avril 2023

Profil Gracq

L’attentat ponctue l’attente, ressentie comme un retour au pays, à l’esprit de poésie. Entre les deux, l’attention opère une narration, fixe une matière, discipline un feu sauvage. L’attente est un appel qui s’achève en cri. Le récit inédit de la maison Corti est écrit. Les toiles de Courbet n’ont pas d’autre sujet qu’une légitimité. Au milieu du tableau, hurle une identité, deux mots : « Je peins ». Les livres de Gracq exprime, en pleine figure, la même autorité : « J’écris ». La phrase de Gracq serpente, toujours différente et pourtant la même, parcourt une trentaine de pages, se jette à la mer, jusqu’au désir d’un dernier mot, d’une première femme. « La Maison » est nommée à tort, sans raison, sinon d’hameçon. La demeure est un leurre qui s’impose au rôdeur. Gracq n’entreprend une ronde ensorcelante, un précieux travail d’écriture, une manœuvre d’envoûtement, un exercice d’encerclement du haut lieu venimeux, que sous la dictée d’un pressentiment, d’une fulgurance, d’une lumière instantanée. La phrase exalte une hantise exquise, produit un texte indécis qui courtise un désir. Je songe à l’admirable « Roi Cophetua » qui exécute pareil attentat. La voix est la loi d’un livre sans pourquoi. Une voix qui cloue, fait taire, rabroue. « Une voix s’élevait de la maison en ruine : la voix d’une femme qui chantait. » « Elle chantait très au-delà de la gaieté et de la tristesse, à la fois très ancienne et merveilleusement revenue ». Ce livre d’une voix transite par les voyelles, disperse une musique par les méandres d’un mince roman-fleuve. A sa manière, après Rousseau et ses beaux mots, Gracq écrit ici l’origine des langues. « La Maison » est un livre fait maison, un ouvrage de magie destiné aux seuls gens de maison, aux seuls serviteurs d’un bonheur absolu qui se nomme littérature. La nouvelle exige d’être lue à voix haute, dans un timbre d’or et de majesté, pour qu’elle soit plus belle encore. A l’heure où les regards se perdent comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, devant la splendeur du travail fait. J’ai rangé l’objet intouchable dans l’armoire à cartouches. L’ouvrage de la couleur d’une pomme coudoie « La Presqu’île », bleu cobalt. On m’a fauché l’édition verte des débuts.

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