dimanche 21 mai 2023

Nastase a eu lieu

Nastase a eu lieu Il y a un demi-siècle, Ilie Nastase remportait le tournoi de tennis de Roland-Garros. La finale du dimanche fut reportée au mardi à cause de la pluie. J’ai assisté à toutes les parties du génie des Carpathes, à toutes les facéties du prince éblouissant du tennis, à tous les actes de création d’un merveilleux artiste. D’un côté, il y a le tennis. De l’autre, il y a le tennis de Nastase. Style, élégance, fantaisie. A regarder jouer Nastase, j’ai décidé d’écrire sous sa dictée, de risquer le tout pour le tout, d’essayer de dessiner une phrase. Devant le génie, ordonne Aragon, il convient de se décoiffer. Céline s’exclame devant la Néva : « Que voici de majesté ! » Dans « Normance », il ajoute : « J’ai le respect des somptuosités. » Moi aussi. Nastase est une épiphanie, un phénomène atmosphérique. On n’en croit pas ses yeux. Nastase a eu lieu. « J’ai vécu sous l’empire de fétiches, joliment ouvragés, dont nul crayon d’artiste ne donne vraiment idée. Sur la terre rouge, la main d’un magicien règle un ballet de lignes qui enchante les regards. Le tennis est un chant de gestes articulé sur un vaste rectangle. La main de l’officiant s’élève dans l’espace comme ostensoir d’où la balle fuse, pareille à l’hostie qu’entre frères on se déchire. Ilie Nastase fascina les enfants de la balle de mon espèce. Sur cet arpent de terre violemment orangée, l’homme à nom de prophète entreprit de jouer, d’exalter la beauté du geste, de moquer superbement l’austérité du monde. Il n’enseigna jamais qu’au regard, raffola des parures, exécuta d’étourdissants exercices, accommoda sa fantaisie à la sagesse artisane. Les gamins venaient à lui picorer dans sa raquette les rudiments d’un savoir-vivre, une manière de se tenir, en toutes circonstances, et de rire en plein air. Ils l’appelaient par son petit nom, qui était Prince des Carpathes. Nastase donna au tennis ses lettres de noblesse et d’allégresse. Ce génial acrobate taillait ses flèches à main d’homme, aiguisait des paraboles, jetait des sortilèges qu’il livrait en pâture aux valeureux comparses. Nastase échafaudait à plaisir des courbures majestueusement emberlificotées, construisait patiemment des tournures ébouriffées d’élégance. Toucher de phrase et vitalité de chat-tigre : les voyelles de tennis jaillirent des premiers cris d’un Roumain rimbaldien. J’ai lu Nastase avant Flaubert, voulu aussitôt la bagarre avec le maître de Bucarest. Nastase en dissuada quelques uns d’aller voir ailleurs s’ils y étaient, d’espérer au lendemain puisque les miracles se conjuguaient alors au présent. Mon professeur d’écriture m’instruisit dans la calligraphie. Je fignolais des pages et des pages d’exercice sur un mur de garage, fixant à vingt ans l’âge du premier bal où je me mesurerai enfin à l’odieux énergumène. Mes raquettes, couleur de miel, étaient taillés dans de l’écorce de bambou. Elles m’accompagnaient sur les plages où les tournois chaque été aguerrissaient les petits rois. Nastase n’eut jamais de rival. En pleine lumière espagnole, mes précieux fétiches me furent un jour subtilisés aux abords d’Alicante. Depuis lors, l’industrie n’usine plus guère que des objets de métal de toute autre facture. En tzigane accompli, Nastase offrit aux enfants la nostalgie plus que l’espérance, la féerie toujours, et la frivolité pour consigne car l’amie la plus chère. La gravité d’un art se mesure à ses frasques, se reconnaît au bien fou comme au mal qu’il fait. A Roland Garros ou Forest Hills, les facéties du séduisant garnement, vêtu de blanc comme un communiant, irradièrent de joie les pauvres d’esprit et les visages meurtris. Je me souviens du bon sourire d’un estropié battant des mains. Des gradins tachetés de couleurs, un clown anonyme se dressait d’un bond et décidait, magnifique, de réinventer la ruade, de casser l’habitude qui fait du geste une grimace, d’insuffler de la vie, grand écart à la règle et secret du grand art. Dans ce jeu d’imitation que figure le tennis, bordé de symétries et de formes siamoises, Nastase s’est débarrassé du rival. Il l’éconduit par seul souci de l’œuvre. Cette beauté-là, si hautement sophistiquée, tour à tour féroce et paresseuse, n’a d’autre ressort qu’une très précise cruauté de canine. Bref, Nastase le baroque n’en finit pas de jouir des plissures de son style, joue seul un tennis qu’il rêve à voix haute. C’est pourquoi ses victoires car Nastase a vaincu - frôlent toujours d’un cheveu ses défaites. Il cède au vertige de briser, de fracasser ce qu’il sait, avec l’envie furieuse de trouver l’embellie, de la cueillir, de l’épingler à son œuvre. J’ai aimé ses lobs et amorties qui créaient la torpeur avant l’endormissement. On demeure finalement stupéfait qu’une telle prodigalité dans la témérité ne lui ait pas nécessairement interdit - par définition de style - l’accès aux enfantillages compétitifs des adultes : croix, médailles et trophées de la spécialité. Avec le temps, les témoins encore sonnés se persuadent que Nastase a eu lieu. » « La cicatrice du brave », 5 Sens Editions, pages 60/62, 2017) https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/90-la-cicatrice-du-brave.html

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