lundi 4 novembre 2024
Sergio Larrain aurait 93 ans
J’avais tout faux sur la photo. Je la considérais de haut. J’en méprisais l’hypothétique paresse d’index. Sa lissité de papier glacé interdisait le travaillé d’artisanat. Je me sens mal avec le machinal.
Or j’ai révisé mes idées, changé de préjugé. Si Barthes et "La Chambre Claire » m’ont ouvert la tête et ôté ses œillères, reste que la photo me déconcerte. Elle me touche peu. J’aimerais écarquiller les yeux. M’ennuie son découpage gratuit de la géographie.
La magie d’un art m’est révélée sur le tard. La photographie d’un maître du Chili a illuminé ma nuit. J’ai besoin de Larrain comme de pain. J’ai besoin de m’abreuver aux lumières de Valparaiso. J’ai besoin des petites filles du passage Bavestrello. Je regarde Santiago autrement qu’avec des mots. Sergio Larrain me tend la main, un miroir sur les premiers matins. L’homme de patience donne à la vue ses lettres d’évidence.
Larrain photographe s’est sauvé du monde bref. Il s’est retiré des hommes et de Magnum. Larrain fait le saut, fait écho à Rimbaud. Il fait d’un passe-temps matière à éblouissements. Il prescrit à son neveu, Sebastian Donoso, des conseils pour les yeux, des secrets précieux : « Il faut partir à l’aventure, comme un voilier, toutes voiles dehors, aller à Valparaiso, aux îles Chiloe ou parcourir les rues toute la journée, errer, errer encore dans des endroits inconnus, s’asseoir contre un arbre lorsque l’on est fatigué, acheter une banane ou un peu de pain… c’est cela, prendre un train, aller dans un endroit qui t’attire et regarder, sortir du monde connu, pénétrer ce que tu n’as jamais vu, se laisser porter par l’envie, se déplacer beaucoup d’un endroit à l’autre, là où tu le sens…peu à peu tu vas rencontrer des choses. Et des images vont te parvenir, comme des apparitions, prends-les. »
Fichée au bout d’une impasse de Montparnasse, la fondation Cartier-Bresson a tacheté ses douze murs de centaines de rectangles, de figures d’éternité. Les visiteurs se taisent. Ils dévisagent l’œuvre d’un sage. Ils sont cueillis à la sortie, saisis par les silences du Chili. Ils se sentent sots devant les photos de Sergio.
Larrain renonce à la mastication. Au ressassement des mêmes tourments. L’homme qui regarde ne mâche pas un chewing-gum. Il goûte une joie. Il fuit le spectacle, il guette un miracle. Il n’imagine rien, pas d’histoire, ne trace aucun chemin, ne cède à nul espoir. Larrain va au vent, derrière les paravents. Il est fouetté par les embruns du matin. Il ne décolle pas sa joue du soleil, des conseils des grands ciels. La splendeur est au bout d’une lenteur. L’inaction veille au mûrissement des passions. Il se clochardise à cause des marchandises.
Larrain s’accoude au parapet, extrait un fragment de soi de son artisanat minier. Il vagabonde en son intime réalité. À l’image de l’enfant, la photographie naît d’un moment d’égarement.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 75/76).
L’ouvrage est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivant :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
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