vendredi 27 mars 2009

Je dirais: Mandiargues

La littérature est un territoire noir, une contrée sauvage. N'y séjournent que des forcenés de la phrase, des fous furieux de la féerie textuelle, des bêtes féroces qui dépècent les songes, déchirent la viande des mots. André Pieyre de Mandiargues est un artiste rare, un écrivain de fier lignage. Son centenaire officiel oblige à considérer l'éclat chatoyant d'une oeuvre fulgurante. Gracq l'admirait au point d'envier l'excellence de ses récits courts, sa maîtrise des textes majestueux. Mandiargues n'écrit pas vite: il tâche d'écrire faste. Mandiargues ne se donne pas à lire sans d'emblée se raidir. On entre un jour par la bonne porte. J'ai lu La Marge à Barcelone. J'y découvrais la nuit, ses ruelles odorantes, au rythme de l'errance narrative, à la cadence enivrante d'un cheminement fatal. C'est un roman sublime, exquis, raffiné, d'un grand poète primé en 1967 par l'académie des Goncourt. Ce trésor n'est pas plus épais qu'une boîte de cartouches. J'envie, d'une jalousie féroce, le lecteur qui découvrira ces pages magnétiques, déambulant au hasard dans les travées entortillées de Barcelone.
L'écriture de Mandiargues joue avec la lumière, les couleurs, les humeurs et les sons. L'artiste fait luire sa griffe au soleil. La  joie méditerranéenne jaillit des sortilèges de l'écrivain huguenot, irradie les pages de Rodogune, somptueuse nouvelle, plante un couteau dans la cruauté du bonheur. Se lit à haute voix. Amour fou. On n'en sort pas indemne.
Je voudrais te relire, Rodogune, recommencer l'histoire à son début. Pendant les heures méridiennes, sur les rives de Sardaigne, j'ai suivi du doigt la courbe de ton destin. Dans les mots ciselés, prose élégantissime du grand Mandiargues, j'ai chanté haut l'hymne voyou du vent. Hier encore, demain toujours, je glisserai mes doigts inquiets sur ta lèvre de papier. Sur ma paume, la lumière de Sardaigne saigne. Nous sommes loin du crincrin des machines à compter. A mille lieux de la stridence incivile des sirènes.
Je contemple la blancheur du visage et les secousses de sa crinière. J'ai cherché sur la terre l'endroit qui guérit. J'étais fait pour elle, Rodogune, comme l'oiseau d'un seul ciel. Le "aigne" de Sardaigne, méchant comme une teigne, me rentre dans la peau, lentement, comme une morsure de soleil. C'est un moment d'égarement où le corps marche tout seul, libre de toutes sollicitations. Intouchable. Rodogune est la jeune inconnue à la courbure de hyène. Je lis les mots du peintre, souffle sur les grains de sable du phénoménal Staël: "Il avait vu quelque chose comme le bonheur". L'invincibilité du ciel, son évidence absolue, me cloue sur le banc d'un quai de gare. Rien à faire. J'écris avec le bout des griffes. Je songe aux citronniers de Pula, à "Pierrot le fou", au dancing de la Marquise. Je revois la maison de joie de Sinistria. Nous enfourchions le dos tiède d'une vague affectueuse. Je relis, je revois son chignon noir dans l'ovale d'un fichu de paysanne. Elle repose sur ma joue, le derrière en bataille.
Dans la continuité ou par contiguïté, il faut lire le merveilleux Lis de mer. S'abandonner au charme vénéneux de Tout disparaîtra, l'ultime récit d'un quotidien où le métropolitain n'a jamais été aussi bien dépeint. Au petit bonheur, au vent du caprice, il convient d'égrener les cinq tomes de Belvédère, qui sont des recueils de prière, des textes de ferveur, des communiqués lapidaires en forme de dernier salut sur la terre. Reste à aimer La Motocyclette, récit inspiré d'une Bardot chanteuse chevauchant une Harley-Davidson, et tant de merveilles littéraires délicieusement érotiques.
Dans Matinales, Jacques Chardonne vend la mèche: "On veut une neige fraîche où personne n'a encore marché". L'écrivain charentais, partenaire épistolaire de Paul Morand, s'interrogeait le 11 décembre 1962 sur l'avenir de la littérature: "Je dirais: Mandiargues". Oui: Mandiargues s'avance solitaire dans le siècle. C'est un splendide centenaire, un styliste admirable, qui frappe discrètement à la porte des plus grands prosateurs de la langue française.

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