samedi 28 septembre 2024
Antonioni
Michelangelo Antonioni est né à Ferrare le 29 septembre 1912.
Le regard est cette dague de lumière qui tue en silence. Michelangelo Antonioni commet au cinéma ses plus beaux crimes. Il frôle des yeux l’apparence volatile du monde. Les choses sont posées à la manière de l’oiseau. Au bruit du premier coup d’œil succède une étendue sans tache, la désolation de l’énigme. Cette façon de ne rien voir qui fait le savoir de laboratoire, l’art d’Antonioni l’aiguise à la pointe, Thomas, le photographe de Blow Up, en saisit l’étrangeté radicale. Socrate exercé au métier de regard eût édicté le précepte : « Tout ce que je vois, c’est que je ne vois rien. » Le thème de la disparition, sans effusion de sens, traverse l’œuvre d’Antonioni comme la flèche d’un destin. Troués d’absences, les films du maître de Ferrare exaltent la péripétie dans son instant de gloire. Ils égarent en chemin le fil d’une histoire. Dès la première image de L’Avventura, elle commence à perdre jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, à plat. Au comble de l’interrogation, Antonioni se drape dans une noblesse silencieuse. Dans l’intervalle du sens défaillant subsiste la pudeur irrésistible de peindre. L’obsession formelle du luxe et son festin de beautés froides définissent l’orgueil sans mesure de l’artiste.
Avec la disparition pour emblème, Blow Up trie dans la mort, jette le cadavre et ne garde que l’inconsolable table rase. Antonioni contemple le désert comme une écorchure blanche. Aux premières loges, il filme Zabriskie Point, les dunes de sel, la Vallée de la Mort. D’un battement de cils qui raturerait la misère du monde, Jack Nicholson choisit les marées de sable africaines pour dépouiller le vieil homme et tromper sa destinée.
Dans Profession Reporter, l’identité d’autrui, cette seconde chance, ramène au point d’ensoleillement où la fatalité d’agenda décalque idéalement la liberté. Jamais le cinéma n’est plus proche du poème, l’un et l’autre sont des colliers d’images. Deux mots côte à côte, le poète invente le feu, il fait des étincelles dans le noir. Antonioni, pareillement, réunit les images par amitié plastique. Le bruissement du vent dans le jardin de Londres redouble le froissement de papier glacé où s’égaient à petits cris deux gamines élastiques. Verticalement disposés dans leur parure de mode, les mannequins de pierre ont déserté la vie. Elles sont mortes avant d’être photographiées. Thomas les mitraille avec tant d’insistance, il ne sait comment les ranimer et réparer le dommage de l’image autrement que par l’épidémie d’images. Le photographe déchiquète sa proie sans jamais ravir l’ombre d’une apparence :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Des images.
Nous vivons dans une société de cécité où l’image est un bien de première nécessité. Le temps des images sanctionne l’aveuglement de l’époque. Les regards sont perdus comme tant de métiers de ferveur. Antonioni, le premier, autopsie la brisure du lien avec le monde. Dans Deserto Rosso, il peint en coloriste virtuose l’intériorité déchirée des êtres hors du cercle de la communion. La dévastation des paysages et le formidable jeu de cubes des villes impriment dans la chair de cette terre le désarroi du siècle finissant. La vie des hommes se lit sur les façades urbaines aux géométries désaffectées, dans un milieu lisse où se croisent les lignes et les couleurs, où des pans de beauté neuve se font et se défont comme des chevelures de métal.
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d’une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu’au plafond. Il cherche la fille du film. L’histoire d’un regard suffit à l’incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères : le cinéaste, l’homme aux longs doigts.
Antonioni l’apprivoise à moitié. Masseria d’hiver, couleur de cendre, s’y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d’une jeunesse à Ferrare. Mavi s’échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l’italienne. Représentation proustienne. L’actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s’égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d’attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d’Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l’étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine. La passion tourne autour du soleil, d’une étoile de science-fiction. J’admire l’art du maître de Ferrare. J’ai besoin du grand coloriste italien.
« La fille » du film d’Antonioni a surgi de notre mémoire. Sans crier gare. C’était son jour de sortie. Reste une vie de pellicule, en boucle, sur un écran de plein hiver. Maria Schneider émeut comme Mozart. Une légèreté, une absence, une gaminerie, comme un soleil troueur d’entrailles. Maria Schneider éblouit par sa beauté boudeuse, ses yeux si noirs d’insoucieuse curiosité, sa nonchalance animale et ses questionnements véhéments, l’espièglerie d’une enfance qui s’attarde dans un corps de femme. J’ai fouillé en aveugle dans les recoins de l’étagère, remué la poussière, mesuré le temps passé sur mes doigts grisés. J’ai déterré la bobine de Profession Reporter, The Passenger, mieux nommé à l’original. Maria Schneider est vêtue, libre comme l’air, d’une robe à mille petits coloris. Elle s’habille de confettis et des taches des papillons. Elle est joueuse et vive, lumineuse et si brune. Antonioni filme la splendeur de sa chevelure dans le bleu du ciel andalou. Maria Schneider erre dans un dédale de Gaudi, bouquine rêveuse sur un banc, s’échappe de ses doutes comme un cheval fou. Elle menace de quitter l’histoire si Nicholson abandonne l’aventure. La mort a fixé rendez-vous, hôtel de la gloire. « La fille » d’Antonioni est partie à temps, a obéi à Nicholson. À l’instinct. L’actrice au doux sourire a succombé à ses blessures de tournage. Elle est morte, sauf en bout de rangée, à droite de l’étagère. Antonioni est mort. Brutalité d’actualité. On est triste tout à coup comme si des parcelles de la splendeur des choses nous étaient dérobées. Le Périlleux Enchaînement des Choses – c’est le nom de son dernier chef-d’œuvre – a troué la pellicule. On se sent cassé, plus petit, à l’étroit dans nos médiocres images. Il faut se souvenir.
Texte extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018, pages 70/74).
Ouvrage disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
À quelques secondes de là, le cinéma installe son chevalet et pose sa toile à ciel ouvert. Un corps couvert de boue. Ultime épisode du film d’Antonioni Par-delà les nuages. Dans les ruelles d’Avignon, Vincent Perez esquisse un pas de danse, fait des pieds et des mains, ébauche une ronde de séduction autour de l’inaccessible jeune fille. La simplicité rayonnante d’Irène Jacob déjoue les stratagèmes de l’homme ensorcelé.
Dans la nuit bleutée, l’étrangère de ce monde s’abîme dans la prière. La musique des psaumes immobilise le temps. Sur sa chaise de paille, le play-boy s’endort au son des cantiques.
Sous la pluie battante, il fuit l’église, zigzague à la recherche de la pieuse inconnue. Il la rejoint. Ils courent l’un et l’autre. Elle glisse sur le pavé, maculé de boue. Elle pousse la porte. Elle gravit l’escalier. Il suit derrière, sans saisir. Elle se retourne. Elle referme sa vie dans un murmure de joie : « Demain, je rentre au couvent. »
Texte extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, novembre 2023, pages 85/86).
Ouvrage disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
Oui, Antonioni. Le Pontormo du cinéma. Un luxe maniériste, une posture d’artiste qui peint les ciels dans leur perfection formelle, échafaude une parure, imagine une griffe, la fait luire au jour comme une deuxième nature.
Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve.
D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Écoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de L’Avventura, le regard égaré de Claudia.
Deserto Rosso. Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs.
J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane.
Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses. Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié.
L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir.
Texte extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, novembre 2023, pages 71/72)
Ouvrage disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
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