dimanche 27 octobre 2024
Mademoiselle Boisson
Les actrices meurent avant que la cicatrice ne disparaisse des yeux. Le communiqué tombe comme les derniers gravats, l’ultime éboulis, la finale chute de pellicule, l’extrême clap de cinéma. Christine est morte, au bout du couloir, derrière la porte.
J’ai couru dans la rue. L’escalator n’était qu’un long alligator. J’ai fui les mots, les regards des métros et des quais de gare. Il faisait froid. Le ciel était bleu roi. Le bistrotier servait un vin violet aux habitués. J’ai erré parmi les nappes. Il y avait une vie déjà qui s’était brûlée, un corps frêle de petite fée qui s’agrippait aux parapets et qui jetait des sorts.
J’ai baisé ses doigts, d’instinct, comme il allait de soi. Christine m’avait lu, écrit un mot espiègle qui révélait une complicité. J’avais vu, revu Rome, Venise, la fille du film, la brune interprète du Palais Gritti, et la voyait la première fois, en dehors d’Antonioni.
Elle était là comme un chat, un petit fauve dont la prunelle est une griffe du ciel. Elle faisait luire, comme une parure, l’écorchure d’un secret.
_ Il est bien, votre livre. Fred vous a violé ?
_ Non, c’est moi, le fils, qui ai fracturé le coffre du roi. C’est sous sa dictée que j’écris et sous hypnose que j’ose l’audace.
- Alors Fred ne vous a pas violé.
- Non, je lui ai tout volé. Je suis le dernier rejeton des Karamazov. Vous me comprenez, vous, la Mouette, et qui aimait Tchekhov.
La starlette s’embrume dans ses volutes de cigarette. Le gros serveur à tablier serré se garde d’aboyer. On parle du maître de Ferrare, du brouillard d’Emilie-Romagne et des aurores d’hiver. L’actrice d’Antonioni se remémore les moments rares, les jours d’amour avec l’homme de Pologne. Christine a joué avec Delon. Elle évoque Depardieu, prononce les trois syllabes qui embrasent ses yeux de feu.
_ A table, assez loin de moi, Gérard fléchit l’index, petitement, sans discontinuer, me désigne d’une voix de soie : « Toi, tu viens ! ». Je vois l’œil bleu, le guili-guili de l’espace, la poésie d’un voyou qui s’adresse à moi et me nomme sa voyelle. Je suis comédienne, et déjà un peu reine.
Je sais que la vieillesse ne rend pas les pièces, que la nostalgie est un sentiment qui acquiesce. Le critique écrit du haut de sa chaire, l’artiste griffe du bas de sa chair, hurle des bas-fonds d’un corps. Dehors, les paysages ont l’âge de mes blessures. C’est l’hiver. J’écris sur un coin de buvard usagé qui a séché des larmes d’encrier.
- J’ai aimé le texte sur moi, sur nous, dans « L’amitié de mes genoux ». Le luxe maniériste d’Antonioni. Mais je ne suis pas une petite Arabe, comme vous dîtes, mais de sang antillais par mon père.
- Vous avez du chocolat sur la bouche ?
- J’aime « Fred ». Les profiteroles aussi. Je fignole un livre, un journal intime, les choses vues d’une vie, le film en boucle d’une fille comme Christine, comme moi.
- J’ai couru, gravi les marches quatre à quatre jusqu’à Montmartre. Mes jambes se plaisent à l’endurance, à la cadence d’une course de marathon. En revanche, ma tête aime le sprint, le quart de tour, l’emballage violent de la cendrée sur une distance de cent mètres, d’un livre d’à peine cent pages. A l’entrée, le bistrotier m’a confié que je ressemblais à un chanteur yéyé.
- Je ne m’appelle pas Christine Bibine. Mon nom, c’est Boisson. « Fred » est un alcool raide. Je fume des cigarettes et je lis vos phrases entêtantes. Et puis, je m’interroge, vous savez, vous, Christian, pourquoi tous les hommes sont chauves ?
lundi 21 octobre 2024
Christine Boisson, visage d'Antonioni
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d'une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu'au plafond. Il cherche la fille du film. L'histoire d'un regard suffit à l'incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères: le cinéaste, l'homme aux longs doigts. Antonioni l'apprivoise à moitié. Masseria d'hiver, couleur de cendre, s'y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d'une jeunesse à Ferrare. Mavi s'échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l'italienne. Représentation proustienne. L'actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s'égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d'attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d'Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l'étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine.
Ce texte évoque Christine Boisson dans « Identification d’une femme ». Bouleversante actrice, très belle comédienne. Il est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, page 83, juin 2018)
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
samedi 19 octobre 2024
Le fou qui travaille
« Je travaille comme un fou ». J’ai entendu quelque chose d’approchant venant d’un président, avant qu’il ne dissolve. Travailler comme un fou, c’est bien le minimum minimorum. Faute de quoi, on travaille du chapeau, on s’illusionne de mots, jusqu‘au délire précisément, à huis clos dans un bureau.
La plainte, le gémissement, la jérémiade, le geignement témoignent d’une misérable faiblesse de fausse altesse. Le vacataire du « Château », le châtelain élyséen, ne dispose pas de l’instruction nécessaire à l’exercice, même sommaire, de sa fonction.
Le fou qui travaille confesse une béance, une faille de taille : l’ignorance d’une humilité, d’un devoir d’excellence, qui récuse une vacance, s’exonère d’une molle inconsistance.
Il n’y a pas à tortiller. En vérité, il n’y a qu’un métier : orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur.
jeudi 17 octobre 2024
Michaux, mort il y a quarante ans
Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d’oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. À moins de la voler au Collège : le cliché d’un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l’intérieur. Visage d’oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d’après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d’escogriffe effacé. Sinistre et drôle.
Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. À lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche. Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d’un marin, raté d’avance, et les mots qui font signe de la main. S’entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu’une brique, plus déchiffrable aussi : un livre. À quarante ans, vingt ans aller-retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. Visages de Jeunes Filles, un texte lentement halluciné, une prose royale d’ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C’est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d’une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l’univers, il voit l’écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate.
Gracq évoque la saveur évanouie d’un chewing-gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses Lettrines. À la relecture, la fadeur d’un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici Visages de Jeunes Filles. Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie.
Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants : « Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dis, je vous l’assure, il y a quelqu’un qui saigne ici. » L’homme, l’orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d’images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l’œil qu’on appelle des paysages. Aujourd’hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. « C’est comment qu’on freine ? » Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c’est-à-dire de coquetterie mahométane, à la Céline.
Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze : « Je nage la tête haute, hors de l’eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément ». Sauf, qu’à l’image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n’est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s’amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu’un secret, je le garde.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 53/54, juin 2018). Il est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
samedi 12 octobre 2024
La face noire de Serres
Le gros bouquin, qui glisse de ma cuisse, pèse ses sept cent pages de témoignages. Il évoque la vie, l’œuvre, la singularité d’un philosophe renégat, hors format. M. Dosse est tombé sur un os.
J’ai connu Michel Serres. Ce diable d’homme accompagna mes interrogations, les tourments, les zigzags d’une vie sur quatre décennies. L’homme était solaire. J’ai mûri dans l’éblouissement de ses récits. A son écoute, j’ai ressenti la piqûre d’une idée, le sentiment de plénitude qu’autorise un travail bien fait, excellemment rédigé.
Dans ce livre-ci qui l’empaille, première biographie, Serres est révélé dans sa face noire.
J’en suis stupéfait. Je savais le mystique derrière le penseur irénique. Il m’avait confié sa tentation, vite récusée, d’être moine. Du cloître, l’homme du grand large garda la poésie, l’écartèlement d’une foi. Mais une pudeur cachait les larmes de sa figure. La joie explosive masquait une mélancolie, une sensation d’abandon, de déréliction tenace. En témoignent ses « Cahiers de formation », dont la publication est loin d’être achevée.
L’homme a tant compté pour moi que je lui ai consacré un petit livre, un exercice d’admiration et de reconnaissance, « Les fées de Serres », immédiatement après mes ouvrages sur mon père (« Fred ») et ma mère (« Tita Missa Est »).
Serres attribuait au travail un sens noble, celui de l’artisan, le seul qui vaille, pas le commandement de l’adjudant, encore moins la besogne imposée d’un châtiment. Le travail composait une œuvre. Au pluriel le mot latin opus s’écrit opera. Michel était un homme d’opéra, un homme de voix, un enseignant incandescent.
Sa prodigalité intellectuelle se mesure à plus de quatre-vingt volumes écrits, publiés de son vivant. S’ajoutent quatre premiers livres posthumes : « Relire le relié » - son chef d’œuvre testamentaire -, « La Fontaine », « Adichats », « Cahiers de formation, tome 1 ».
Michel est un garçon, lauréat en tout. Il rafle tous les prix d’excellence, intègre major l’Ecole Navale – avant d’en démissionner -, entre premier à l’Ecole Normale Supérieure, est reçu premier à l’agrégation de philosophie, avant d’être déclassé à la deuxième place à cause de son accent méridional, considéré comme nuisible à l’oral.
L’homme qui abhorre la compétition, l’écrivain qui exècre la rivalité, est d’abord un vainqueur qui remporte tous les concours. Dès son plus jeune âge, Michel est d’un naturel violent, n’hésite pas à quereller son aîné de frère, lui casse la gueule. A table, son père lui jette une carafe d’eau à la figure pour refroidir sa combativité.
Se défaire de la violence. Lire Simone Weil. Découvrir René Girard, son ami de Stanford, son jumeau par la pensée et par les mots. Se défaire du ressentiment n’est pas une mince affaire.
Serres est trahi, pillé par Foucault dont « Les Mots et les Choses », son livre inaugural, ne sont que les retranscriptions de ses idées, le fruit de leurs conversations à la faculté de Clermont-Ferrand. Jules Vuillemin, l’historien des sciences, avec qui Serres travaille pour sa thèse sur « Leibniz et ses modèles mathématiques », lui chaparde ses hypothèses. Il se brouille avec Georges Canguilhem, son directeur de thèse, parce qu’il néglige Bachelard, trop daté dans sa connaissance de la science. S’ensuit le veto de Suzanne Bachelard, la fille, qui interdit à Serres l’accès au département philosophie de la Sorbonne qu’elle dirige.
S’il partagea sa thurne, rue d’Ulm, avec Derrida, dont jeune il appréciait la compagnie, Serres se fâcha plus tard avec lui au sujet d’Husserl. Foucault s’opposa mordicus à son élection au Collège de France. Levi-Strauss, qui voyait en Serres un penseur singulier, hors des modes et des pensées publicitaires, échoua dans son soutien.
Michel Serres et Gilles Deleuze s’appréciaient mutuellement. Je me souviens de Michel parlant de « la probité du travail de Deleuze ». Il se référait l’un et l’autre à Leibniz et à Bergson. Le goût des multiplicités les rapprochait.
Bref, la solitude de Serres forgea son style. Il y paracheva une singularité. Il fut pressenti en 2014 et 2017 pour le Prix Nobel de littérature. Son œuvre considérable, encore incomplète, beaucoup d’inédits à venir, révélera la nature de son génie.
« Salle Cavaillès, Serres lit les mots de Rousseau. De l’Origine des Langues. Je ressens la même intensité fiévreuse qu’en classe de onzième. La leçon de lecture badigeonne la mémoire d’une impérissable nostalgie. C’est un jardin fleuri qui s’est perdu aussi vite qu’un paradis en Mésopotamie. Serres lit des lignes de Musil. Un certain ébranlement des choses, la fugitive perception du devenir, l’émotion d’une promesse, le sentiment inexorable d’un work in progress s’élèvent à hauteur de philosophie, s’échappent de la juste musicalité des textes dits. Rousseau, comme un silence froissé dans nos cahiers. Rousseau, sommet inégalé de la majesté du français.
Vient Diderot, Sophie, d’autres mots. Paris, 10 juin 1759. « J’écris sans voir… Je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime. »
La Sorbonne court-circuite l’école primaire dans le respect recueilli des beaux récits. Salle Cavaillès, l’instituteur accomplit des prouesses, désaltère la jeunesse, revigore une poignée de jeunes gens, lui insuffle l’allégresse du partage des grands textes. Le tableau noir de Serres est un vaste domino blanc, un champ de lectures sans ratures, riche de ses multiplicités rapiécées. Le génie des métamorphoses s’apparente à la genèse des choses. L’enseignant fait les présentations : on fait connaissance, on s’instruit pour la vie. »
(« Les Fées de Serres », décembre 2021, pages 25/26)
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