jeudi 17 octobre 2024
Michaux, mort il y a quarante ans
Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d’oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. À moins de la voler au Collège : le cliché d’un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l’intérieur. Visage d’oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d’après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d’escogriffe effacé. Sinistre et drôle.
Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. À lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche. Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d’un marin, raté d’avance, et les mots qui font signe de la main. S’entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu’une brique, plus déchiffrable aussi : un livre. À quarante ans, vingt ans aller-retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. Visages de Jeunes Filles, un texte lentement halluciné, une prose royale d’ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C’est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d’une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l’univers, il voit l’écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate.
Gracq évoque la saveur évanouie d’un chewing-gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses Lettrines. À la relecture, la fadeur d’un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici Visages de Jeunes Filles. Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie.
Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants : « Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dis, je vous l’assure, il y a quelqu’un qui saigne ici. » L’homme, l’orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d’images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l’œil qu’on appelle des paysages. Aujourd’hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. « C’est comment qu’on freine ? » Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c’est-à-dire de coquetterie mahométane, à la Céline.
Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze : « Je nage la tête haute, hors de l’eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément ». Sauf, qu’à l’image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n’est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s’amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu’un secret, je le garde.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 53/54, juin 2018). Il est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
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