samedi 12 octobre 2024

La face noire de Serres

Le gros bouquin, qui glisse de ma cuisse, pèse ses sept cent pages de témoignages. Il évoque la vie, l’œuvre, la singularité d’un philosophe renégat, hors format. M. Dosse est tombé sur un os. J’ai connu Michel Serres. Ce diable d’homme accompagna mes interrogations, les tourments, les zigzags d’une vie sur quatre décennies. L’homme était solaire. J’ai mûri dans l’éblouissement de ses récits. A son écoute, j’ai ressenti la piqûre d’une idée, le sentiment de plénitude qu’autorise un travail bien fait, excellemment rédigé. Dans ce livre-ci qui l’empaille, première biographie, Serres est révélé dans sa face noire. J’en suis stupéfait. Je savais le mystique derrière le penseur irénique. Il m’avait confié sa tentation, vite récusée, d’être moine. Du cloître, l’homme du grand large garda la poésie, l’écartèlement d’une foi. Mais une pudeur cachait les larmes de sa figure. La joie explosive masquait une mélancolie, une sensation d’abandon, de déréliction tenace. En témoignent ses « Cahiers de formation », dont la publication est loin d’être achevée. L’homme a tant compté pour moi que je lui ai consacré un petit livre, un exercice d’admiration et de reconnaissance, « Les fées de Serres », immédiatement après mes ouvrages sur mon père (« Fred ») et ma mère (« Tita Missa Est »). Serres attribuait au travail un sens noble, celui de l’artisan, le seul qui vaille, pas le commandement de l’adjudant, encore moins la besogne imposée d’un châtiment. Le travail composait une œuvre. Au pluriel le mot latin opus s’écrit opera. Michel était un homme d’opéra, un homme de voix, un enseignant incandescent. Sa prodigalité intellectuelle se mesure à plus de quatre-vingt volumes écrits, publiés de son vivant. S’ajoutent quatre premiers livres posthumes : « Relire le relié » - son chef d’œuvre testamentaire -, « La Fontaine », « Adichats », « Cahiers de formation, tome 1 ». Michel est un garçon, lauréat en tout. Il rafle tous les prix d’excellence, intègre major l’Ecole Navale – avant d’en démissionner -, entre premier à l’Ecole Normale Supérieure, est reçu premier à l’agrégation de philosophie, avant d’être déclassé à la deuxième place à cause de son accent méridional, considéré comme nuisible à l’oral. L’homme qui abhorre la compétition, l’écrivain qui exècre la rivalité, est d’abord un vainqueur qui remporte tous les concours. Dès son plus jeune âge, Michel est d’un naturel violent, n’hésite pas à quereller son aîné de frère, lui casse la gueule. A table, son père lui jette une carafe d’eau à la figure pour refroidir sa combativité. Se défaire de la violence. Lire Simone Weil. Découvrir René Girard, son ami de Stanford, son jumeau par la pensée et par les mots. Se défaire du ressentiment n’est pas une mince affaire. Serres est trahi, pillé par Foucault dont « Les Mots et les Choses », son livre inaugural, ne sont que les retranscriptions de ses idées, le fruit de leurs conversations à la faculté de Clermont-Ferrand. Jules Vuillemin, l’historien des sciences, avec qui Serres travaille pour sa thèse sur « Leibniz et ses modèles mathématiques », lui chaparde ses hypothèses. Il se brouille avec Georges Canguilhem, son directeur de thèse, parce qu’il néglige Bachelard, trop daté dans sa connaissance de la science. S’ensuit le veto de Suzanne Bachelard, la fille, qui interdit à Serres l’accès au département philosophie de la Sorbonne qu’elle dirige. S’il partagea sa thurne, rue d’Ulm, avec Derrida, dont jeune il appréciait la compagnie, Serres se fâcha plus tard avec lui au sujet d’Husserl. Foucault s’opposa mordicus à son élection au Collège de France. Levi-Strauss, qui voyait en Serres un penseur singulier, hors des modes et des pensées publicitaires, échoua dans son soutien. Michel Serres et Gilles Deleuze s’appréciaient mutuellement. Je me souviens de Michel parlant de « la probité du travail de Deleuze ». Il se référait l’un et l’autre à Leibniz et à Bergson. Le goût des multiplicités les rapprochait. Bref, la solitude de Serres forgea son style. Il y paracheva une singularité. Il fut pressenti en 2014 et 2017 pour le Prix Nobel de littérature. Son œuvre considérable, encore incomplète, beaucoup d’inédits à venir, révélera la nature de son génie. « Salle Cavaillès, Serres lit les mots de Rousseau. De l’Origine des Langues. Je ressens la même intensité fiévreuse qu’en classe de onzième. La leçon de lecture badigeonne la mémoire d’une impérissable nostalgie. C’est un jardin fleuri qui s’est perdu aussi vite qu’un paradis en Mésopotamie. Serres lit des lignes de Musil. Un certain ébranlement des choses, la fugitive perception du devenir, l’émotion d’une promesse, le sentiment inexorable d’un work in progress s’élèvent à hauteur de philosophie, s’échappent de la juste musicalité des textes dits. Rousseau, comme un silence froissé dans nos cahiers. Rousseau, sommet inégalé de la majesté du français. Vient Diderot, Sophie, d’autres mots. Paris, 10 juin 1759. « J’écris sans voir… Je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime. » La Sorbonne court-circuite l’école primaire dans le respect recueilli des beaux récits. Salle Cavaillès, l’instituteur accomplit des prouesses, désaltère la jeunesse, revigore une poignée de jeunes gens, lui insuffle l’allégresse du partage des grands textes. Le tableau noir de Serres est un vaste domino blanc, un champ de lectures sans ratures, riche de ses multiplicités rapiécées. Le génie des métamorphoses s’apparente à la genèse des choses. L’enseignant fait les présentations : on fait connaissance, on s’instruit pour la vie. » (« Les Fées de Serres », décembre 2021, pages 25/26)

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