Décennie après décennie, les militants de la cause européenne nous rabâchent ses vertus pacifiques, ses ressorts économiques, ses nécessités stratégiques. Au bilan, l'Europe s'est dotée d'une monnaie. Si les marchandises s'échangent, les peuples s'évitent. L'Europe n'a pas de mots pour dire son unité. Comble de la vassalité, elle emprunte le parler américain pour exprimer sa vague identité. Autrement dit, elle s'entend sur l'argent, elle se désaccorde sur la langue.
L'Europe échoue à nous préserver de la guerre économique. Les intérêts divergent d'un côté de la Manche à l'autre, d'une rive du Rhin à l'autre, d'un versant des Pyrénées ou des Alpes à l'autre. Nos voisins de palier ne sont pas forcément des amis. Ils demeurent précisément des "autres", des étrangers, situés au-delà de barrières physiques. Finies les querelles de bornage d'un temps paysan. Reste les conflits de compétitivité sur les marchés. A Londres, je me sens au bout du monde, au Finistère de la planète. La citoyenneté européenne est une vue de l'esprit, une idée sans vision, un concept sans chair. Le projet de l'Europe est venu trop tôt: il a dérouté les bonnes volontés du droit chemin de la planète. Le monde est notre lien social d'origine, notre appartenance primitive à la nature, notre seule identité commune. Aucun sous-continent ne peut rivaliser avec la légitimité première du monde. Si la richesse individuelle se résume à un corps, le bien collectif le plus précieux s'identifie au monde. Nous n'avons qu'un monde. "Aussi unique pour nous que la vie pour chacun de nous. A le perdre, nous nous perdons tous ensemble. Rendant désuètes les guerres anciennes, y compris l'apocalypse, le risque final du Monde rassemble l'humanité." (Michel Serres, "La Guerre mondiale", page 173, Editions Le Pommier). Le philosophe nous rappelle au devoir du moment. Les hommes ne font plus corps qu'autour de leur Terre. Par gros temps planétaire, ils s'agrègent, se fédèrent, s'unissent. Par la force des choses, on assiste à la naissance d'une volonté mondiale commune.
Bref, l'Europe se trompe d'échelle. Elle joue petit bras. Au demeurant, elle mime mal l'Oncle Sam. Ses élites baragouinent un rudimentaire parler d'affaires exporté d'Amérique. L'Europe bute sur son unité. L'Amérique l'exhorte à s'agrandir, à s'élargir, à s'épaissir. A accueillir la lointaine Turquie de tradition musulmane. L'idée européenne se distend dans l'espace, stationne interminablement dans le temps. Elle s'enfonce, les deux pieds liés, dans une totale dépendance. L'Amérique méprise "le petit cap asiatique", regarde vers les grands territoires d'Orient. Or l'heure est à un monde non fragmenté. A la planète nette de ses divisions continentales. Parallèlement, l'économie change de paradigme. La révolution numérique bouleverse la vieille industrie du divertissement (son, image, texte). Les modes de production et de distribution des biens culturels sont réinventés. La révolution énergétique chamboule la donne de l'industrie des transports. La révolution climatique impose une nouvelle éthique des comportements. A cet égard, le souci du climat nous enjoint de reconsidérer la géographie comme une spécialité reine, au carrefour des sciences. D'une manière générale, les révolutions scientifiques n'ont pas fini de remodeler la vie des hommes. Dès lors, ces ruptures à répétition, par vagues successives, exigent une table ronde de discussion à la dimension du monde. Il faut un gouvernement uni de la Terre, une sorte de "front républicain" des grandes nations des cinq continents, pour penser le monde en mouvement. C'est pourquoi les G20 de demain renverront les petits scrutins européens - et leurs enjeux parlementaires lilliputiens - au musée des vieilleries départementales, au rayon des bibelots et meubles anciens. La station Europe est fermée: tout le monde descend.
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