Nous étions de
plain-pied dans la guerre et nous ne le savions guère. L’irénisme européen
occultait un tragique destin. On s’attablait aux terrasses loin du monde féroce.
La fusillade a brisé la communion des orangeades. Elle a stoppé le
développement durable de la désinvolture. Les enfants de chœur à jolie mine
n’ont pas fini leur grenadine.
Bergson relate
comme personne l’instant de sidération que provoqua la Grande Guerre, la der
des der : « Malgré mon
bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparut comme une
catastrophe, j’éprouvais un sentiment d’admiration pour la facilité avec
laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait
cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec
aussi peu d’embarras ? » (Œuvres complètes, éditions du
Centenaire, PUF, 1991, pages 110 et 111).
Le philosophe du Rire admire l’aisance du changement de
décor, le continuum sans coutures, le transit sans frontières d’un petit bonheur
à l’horreur brute.
Quoi qu’on dise,
c’est une guerre au sol, cent pour cent civile. Aucun soldat n’est mort dans la
bataille. Les pioupious ont un statut d’angelots, cantonnés au ciel. En
revanche, la chair à kalachnikov est massée dans une salle de concert.
Les tirailleurs du Petit Cambodge ont pénétré la réalité
sans badge, sont sortis comme des diables des pires songeries de Dostoïevski,
pour taillader les corps vrais, en faire jaillir un sang martyr comme on criblerait
un puits de pétrole d’Orient.
Il a suffi d’un
bruit de culasse, d’un culot de commissaire dégueulasse, d’une audace de
bandits criminels. La petite bande en virée a déchiré une sorte de paix en
papier. Elle est entrée dans un bien commun comme dans un moulin. On interroge
les mécaniciens comme s’ils maîtrisaient les destins. L’adjudant catalan, droit
dans ses épaulettes, jure ses grands dieux qu’il ne se bourre pas la gueule.
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