vendredi 15 avril 2022

Koltès

Une vie de Christ, trente-trois ans, s'est écoulée depuis que Bernard-Marie Koltès est mort. C'était mi-avril, à mi-vie. "Koltès se lit d'une traite. Dans la Solitude des champs de coton. J'en vérifie l'aptitude au temps long. Une heure à déclamer, en prévision des Amandiers, de la journée Chéreau, à prononcer des mots comme se poursuit le bréviaire d'un homme de presbytère. Je récite Koltès. Je m'acclimate à sa phrase. D'une pièce, d'un seul tenant, elle se jette dans l'océan, dans le blanc d'avant. Elle dit une fatalité d'anthropologie. Une peur d'insecte tenaille le dealer du texte. Dans un monde de brutes, les demoiselles cassent la vaisselle, sont lauréates des pugilats. Isaach de Bankolé est un acteur camerounais, l'Abad de Quai Ouest, dont la bouche est scellée. Avant les représentations, le comédien travaille sans rien, construit un corps sans bruit, habite une faillite, s'accoutume au défaut des mots. L'entourage s'effraie. Le grand Nègre est hospitalisé à Sainte-Anne. "Moi j'ai tout de même passé une nuit là-bas. Ils ont ouvert le grand dortoir, c'était comme la Banque de France : portes blindées, larges comme ça". On a mendié l'accès des Amandiers. On s'est livré les premiers au sourire du portier. On a garé nos fessiers. Pascal Greggory est une sorte de grizzli. Son bras menace l'infini. Sa nuque repose sur l'omoplate. La courbure indique une blessure de trottoir. La diction sonne comme une malédiction. Chéreau mâche ses mots, rumine une famine. La Solitude est un monologue de rue, une apparence de roc fendu, une habitude de parler brut. La nuit précise l'indécise ressemblance des sosies. L'heure est aux corps qui s'empoignent. Ils jettent des syllabes, du sable sur les plaies. Les mots sont des brûlures sur les os. L'homme est une épaule, un portique au manteau sans écho. Ils se frôlent entre deux halls. Ils dansent sur une absence, tournoient dans l'embarras. Ils se ruent dessus, se rouent de coups, se rient de la cérémonie. La rudesse de Koltès est tassée dans un texte sans vieillesse. Koltès va sa phrase qui fait texte. Elle charrie le récit d'une vie, la stridence d'un cri sous la pluie. La phrase rase les murs de l'amour. C'est un fleuve où dérive le vieux pneu de la solitude, où tournoient une godasse, les branches mortes des trottoirs. L'homme n'en fait qu'à son texte. La phrase dit tout en un souffle, trois mouvements et soixante feuillets. Koltès entasse les mots: il les jette à la volée par l'embrasure du silence, au premier venu, au coin d'une rue. Il les frotte à la hargne du monde, les cogne contre l'autre, à merci du Nicaragua. La rumeur court comme la phrase. La rumeur court que Romain Duris hisse haut les couleurs de l'auteur, les beautés du texte, la blessure vive de Koltès. L'écrivain rechigne d'avoir son mot à dire. Il ne vise que la majesté d'une phrase. Avoir sa phrase. Koltès a écrit, haleté sa Nuit, rédigé d'emblée son testament, taillé un diamant. A l'Atelier, l'antre de Jouvet, se joue la vie d'un homme, s'enroue la voix de Koltès, s'écoute la langue française. La femme est une hyène à cause d’une courbure, d’un dos cassé qui la propulse dans la nature. Dans la nuit d’une scène, contre un mur marbré de rouge, les deux espiègles s’illusionnent, se collisionnent, se sauvent comme de vraies lionnes. La mort se rebiffe aux Bouffes du Nord. L’endimanchement me démange. Je suis casqué car la littérature exige l’armure. Je coiffe une casquette d’où transite un texte. Les filles de Koltès se ruent sur une chair, déchiquètent un son mieux que des garçons. Elles se dépouillent du je, d’un faux air musculaire, de l’identité récitée. Elles s’approprient le cri, incorporent une rigueur d’écrit, scandent un phrasé dentelé d’incendie. J’ai guetté l’instant précis où Audrey Bonnet saisit la diagonale du récit, ponctue d’une animale brusquerie le désert des mots ressentis, cravache un pieux désir comme on s’éclaire à la torche. C’est un texte d’il y a trente ans que rien n’écaille, un vaillant fragment qui résiste au temps. Dans la solitude des champs de coton exige une diction, dissuade l’histrion. Koltès trimbale un christique dealer jusqu’au bout d’une terreur. Il rédige une sorte de parabole du mauvais client. Pas de bouteille à la mer, ni océan. Il la jette au néant. Ils sont exhumés en catimini, au loin, dans la nuit. La terre de cimetière les regarde de travers. Personne n'en veut, peut-être les cieux. Ils ont ensanglanté la cité, rougi la conscience d'un pays. Ils se sont glorifiés du carnage d'un journal et d'une tuerie d'épicerie. On châtie l'acte de chiennerie. On les jette au fossé comme des chiens sans collier. Ils ont joui de quarante-huit heures de célébrité. Ils sont sortis comme des diables d'un anonymat durable. Ils sont rentrés dans leur boîte, environnés de terre, dans l'indifférence commune de l'humus terminus. Bref, ils ont péri, soulagé Paris. Les hommes de prophète qui tirent dans la tête d'humoristes, le coeur d’un chaland juif ou le dos d'une policière sont des voisins de planète. Ils partagent une condition, un sentiment d'étrangeté, des interrogations, les mêmes signes d'inexorable fraternité que les héros dostoïevskiens ou Roberto Zucco. Nos semblables ont commis l'incomparable. La bataille est inégale à cause d'une foi kamikaze. La peur de mourir est une faille, l'implicite aveu de nos futures défaites. A la station-service, Chérif et Saïd ont chipé des biscuits. Ils se sont approvisionnés de petites denrées. Ils voulaient vivre. Ils se projetaient dans un avenir, hors d'une mort qui fait pourrir les corps. Leur posture épicière dément une figure de martyr. Ils rusaient encore avec l'inflexible pelletée terminus en bout d'impasse. C'est un plein de biscuits qui m'émeut, m'obsède comme l'admirable méticulosité du Raid. Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, page 117) et de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, page 83)." Ces ouvrages sont disponibles aux adresses suivantes : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

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