On
s’égare dans des chemins bavards. On promène une mauvaise mine dans des
impasses de magazine. On s’intoxique de petite politique.
Il
est des hommes, plus grands qu’eux-mêmes, qui héritent de l’exact
patronyme : Chateaubriand, Racine. Ils sont au fondement d’un vivre
ensemble impérissable.
Je
sors du Vieux-Colombier, où Artaud, le Mômo, hallucine encore la scène. Racine
aujourd’hui ressuscite un vertige, un sentiment d’abîme, illumine une histoire
racontée par des corps. Il a l’âge du Christ en croix. Il écrit sa turquerie,
incorpore l’amour, le pouvoir et la mort à sa fatale songerie. Aux
tourments d’une sultane ottomane, il mêle l’éclat splendide d’une rigueur
alexandrine.
Gracq
a fui l’oflag de Silésie. Il vit la guerre et l’imaginaire. A trente-trois ans,
à la gare d’Angers, il s’émeut de Bajazet.
Il fixe le sanglant récit au ciel étoilé de ses Préférences (José Corti, 1951) : « Bajazet est sans doute
la plus pure des tragédies de Racine. »
Quand
on est un peu vieux, qui plus est dur d’oreille, on aime voisiner les premières
loges, frôler au plus près le texte des lèvres, s’asseoir à la source d’une
souveraine beauté. Au quatrième rang, je suis calé devant l’absence du sultan,
à bout portant des confidences, d’un soleil qui rutile, qui figure un sérail. Amurat étend
son ordre à ne pas être là. On ne voit que sa loi. Il n’a d’autre corps qu’une
obsédante odeur de mort, que la venimeuse passion d’un pouvoir exercé, que la
jouissance perverse d’une vengeresse cruauté. Dieu n’a pas d’yeux.
La
scène entière est blanche du sang caché, maculé dans les arrière-pensées d’un
opaque gynécée. Un bataillon d’escarpins évoque Amurat, reproduit l’assaut
babylonien. La parade fétichiste signe un ouvrage d’artiste. Le texte est
rythmé de mille pieds invisibles.
J’écoute
l’idiome racinien comme un homme, auprès des siens, se recueille. Dans ce
labyrinthe byzantin, je sais d’instinct à qui j’appartiens. Je m’agenouille
devant la dépouille. J’égrène un chapelet à la gloire d’une sonorité. La beauté
n’octroie qu’une vérité, justifie seule d’être né. En revanche, elle ne souffre
pas la moindre faute de majesté. Au renégat, elle ne pardonne pas.
Le
lieu cloîtré du gynécée est piqueté de souliers secrets et de hautes armoires
domestiquées. La pièce est un espace de sensations traîtresses, irrespirable
comme un destin inexorable. La tragédie de Racine mène aux ultimes lacets d’une
meurtrière bottine. La rivale Atalide suffoque sa passion jusqu’à la
strangulation finale. Rebecca Marder est une comédienne fière, sublime de
caractère. C’est une amoureuse fiévreuse, lumineuse dans sa pureté d’origine.
L’admirable pensionnaire du Théâtre-Français prête au texte une jeunesse
endiablée. Elle côtoie sans rougir les prouesses de Clotilde de Bayser (Roxane)
et Denis Podalydès (Acomat).
Dans
la rue, vers Le Lutetia, les vitrines réfléchissent nos bobines. J’ai le haut
d’une joue mouillé. A la sortie, je sais qui je suis. C’est drôle. J’ai l’air
égaré mais je me suis retrouvé. Racine chuchote à mon oreille le secret d’une
identité. Je revendique la langue française comme seule et unique patrie. Ailleurs,
je me trimbale en terre étrangère. Les panneaux de bureau de vote affichent un
casting. Dans l’isoloir, l’absence de bulletins Racine se fait sentir. Je me
terre dans une colère. Je voile mon choix d’un rideau noir.
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