mardi 13 août 2013

Maison d'enfance

Autour de la cheminée, j'avance en terrain miné. La maison de jadis est tapissée d'explosifs. Au moindre mouvement éclate un sentiment. La plus petite déambulation provoque une émotion. La mémoire saigne quand elle se cogne à son histoire.
Chaque coin ou recoin, chaque couleur de nappe ou de rideau, chaque grincement d'armoire ou de parquet, est une plongée dans un passé ravivé. La maison d'hier est un champ de cultures vivrières. L'enfant y cultive les cinq sens.
La maison d'enfance est saturée de mémoire. C'est une prison faite de répétitions. A chaque pas sur le carreau écaillé de la salle à manger, la raison se sauve. Les mêmes impressions se jettent comme des fauves sur l'homme du retour aux lieux, pas très indemne, trop familier de son clocher.
Je m'assieds dans le salon dans le fauteuil du père. Je suis le nouveau roi d'une dynastie décatie. Devant la tapisserie, je me sens lui ressembler dans sa physionomie. J'ai besoin de sa bougonnerie et de ses partis pris. Je suis vissé au coussin de velours jaune, prisonnier d'un destin d'homme.
Je n'en bouge pas de peur de réveiller les démons. Derrière la vitre violette, le paysage inchangé me ramène à mon rond de serviette autour de la table. Quand on est petit, la maison se suffit. Au naturel. Sans fioritures de destination. Telle quelle. La maison n'est ni d'enfance, ni de vacances, ni de campagne. Elle ne maquille aucun mensonge.
C'est une prison d'ennui, la geôle des dimanches sans école, où la songerie est l'amie, la seule compagne avec qui partager l'infini. On ne sort jamais d'une maison d'enfance. Pas de remise de peine, ni de remise de joie. On y séjourne à perpétuité. On habite une salle d'attente.
C'est un bagne de campagne. Si d'aventure on le rasait au bulldozer, il deviendrait jardin secret derrière ses fils de fer, il rayonnerait de toutes les voluptés de la terre. Ci-gît la nostalgie. Sans maison d'enfance, sans prison dorée, la frivolité de l'absence n'est qu'une injuste étourderie du destin, un grand chagrin.
C'est la maison de la mémoire obligatoire. Assignée à résidence, la mémoire involontaire de Proust a perdu sa fraîcheur. Elle mâchouille un passé de retrouvailles, en volatilise l'aurore subtile. Le hasard se dérègle sans nécessité. Il dessine dans la tête les mêmes figures imaginaires. Autrement dit, les lieux d'une domesticité ont fabriqué une mémoire d'automaticité.
Je n'ai jamais vécu l'errance dans ma maison d'enfance car j'y ressens l'instant d'avance. Sortir d'une pareille loi, ce serait comme s'échapper de soi. Se jeter dans un autre désarroi.
La maison du premier âge est bourrée d'images. Son toit d'ardoise abrite mes petits films. L'espace ressasse, archive des bouts d'audace, stocke des fragments de joues rouges. Je ne peux pas me lever d'un bond du fauteuil du salon. Ma maison est déchiquetée comme un puzzle déjanté. Je me refuse au tour du propriétaire. Je ne sais pas stopper une hémorragie de souvenirs. A la première incartade, je peux sauter sur une mine.



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