lundi 19 août 2024

Depardieu, la poésie

Delon est le sosie de Costello. Jef est sauf d’un style, d’une habileté de pistolet, d’une manière téméraire d’errer sans hasard, d’être à l’heure, en toute rigueur, d’être un tueur. Delon est une solitude. Une colère, une rigueur, un émouvant panache. Belmondo, celui des débuts, celui qui ne tourne pas le dos à son brio, est une fraîche désinvolture, un faciès sans complexe, une nouvelle manière d’être. Juste après Bardot. Belmondo, c’est Mai 68 avant la lettre, une douce, joyeuse, gentille révolte individuelle. Depardieu. Celui qui reste. Il marche à petits pas sur le chemin du trépas. Dans nos yeux d’aujourd’hui, l’ogre Depardieu n’aurait-il plus grand-chose de bleu ? Depardieu, c’est la poésie. Rien de moins. L’œil ne vieillit pas. La poésie a trouvé un ciel fragile, une jeunesse d’étoile, dans sa prunelle. Les trois hommes ont en commun qu’ils travaillent, qu’ils jouent d’instinct. Delon, la solitude. Belmondo, une liberté. Depardieu, la poésie.

dimanche 18 août 2024

Jef est sauf

L’image de Melville est d’avril, ne se découvre pas d’un film. La saint Isidore, le chiffre 4, date la pellicule d’une mort. Dans sa geôle, un oiseau, un bouvreuil porte le deuil, se cogne au réel de Costello. Elle a chu, s’est fracassé la tête sur la table. Le sang a fuité du corps blanc, s’est mêlé aux venimeuses rainures. Maman n’est plus qu’un dernier mot, l’écho d’une certitude, qui ment, escamote une solitude. Elle baise une tempe, suppute une température. Rien n’est mièvre quand on a la fièvre. Jef s’est levé d’un bond, du bout des lèvres. Six heures chiffre l’horreur du soir. Jef endosse une parure, sa nature de fauve, brise une torpeur de lumière mauve. Maman tombe mal, pas bien, tombe dur comme un fruit mûr de la nature. Elle n’a d’autre loi que de choir. Elle ne verra pas l’été, ne souffrira plus des céphalées. Elle s’est cassé la tête, saperlipopette, s’est déglinguée la face dans un bois d’ébéniste. Elle gît, pourrit, s’anéantit, avant qu’elle ne disparaisse dans une terre d’église. L’hypnotique vitesse des choses, le vertige des causeries facilite l’oubli. Elle éponge le sentiment d’une mémoire, l’anamnèse la plus noire comme sur une ardoise. Jef réveille à l’angle d’une chambre le bleuté d’un rectangle que délimite encore une sorte de morte. Le taulard dément l’encabanement. Maman ne verra pas l’été. Dans sa cage, l’oiseau n’a pas d’âge. Jef est propulsé, possédé par une fatalité. Il se jette dans l’escalier comme s’il était appelé par une stridente sonorité. Il obéit, se soumet au tracé d’une nécessité. J’aime la rigueur d’œuvre, une clameur de main-d’œuvre, le sauvage instinct d’un homme de main. De Jef, je détaille un couvre-chef. À cette heure, à cette date, j’élague l’essentiel, je débroussaille un ciel. La mort est muette dans sa petite robe désuète, sait le travail d’artisanat, la règle incarnate, sur le bout des doigts, exerce une méticulosité d’empereur sur les corps désignés. Avant la septième heure, j’ai chipé la peur des persiennes sans couleur. Je porte la coiffe du malfrat, le doulos ovale de la gouape, le feutre gris graphite de Jef. J’ignore mon sort, le sens de la Saint Isidore. Melville, au bout du fil, interroge la civilisation d’une ville. L’homme à la gabardine parle comme une carabine. Rien ne m’atteint de l’affreux accent américain. Je ne saisis pas un traître mot du communiqué précis. De la cabine, je pressens l’œil, la solitude d’un linceul. Je suis un fils qui efface une trace, donne du fil à retordre au dernier carabinier. Une image de catafalque se décalque entre les venimeux nuages. La vieillesse tombe d’un coup comme la nuit. Ou le rideau d’un théâtre où s’étouffe un sanglot, l’écho des meilleurs mots. C’est l’heure d’apprivoiser une peur, de compter sur ses doigts, d’envisager l’horreur, de mesurer l’intensité d’une foi. Giono le pacifiste, quand il écrit ses phrases d’artiste, se terre dans la peau d’un assassin, d’un pointilleux fildefériste, enjambe l’abyssale vallée des mots. La torture des mots est une seconde nature, l’exercice au couteau des contours d’une figure. Les histoires lapident une mémoire comme une femme adultère. Jef suit la trajectoire de son chef. Il est neutre, de la couleur du feutre. Il est le sosie, l’ingrédient choisi d’une idiosyncrasie. Jef est sauf d’un style, d’une habileté de pistolet, d’une manière téméraire d’errer sans hasard, d’être à l’heure, en toute rigueur, d’être un tueur. L’incarcéré s’exile dans la ville, cisèle une liberté comme on découpe les pointillés, les cils d’un imprimé. On ne sort pas vivant de son dernier printemps. Dans le silence, j’ai creusé l’inexorable impatience. Le regard est la chair du miroir. Il crée l’habitude de faire voir une solitude. Il n’aboie pas comme une lèvre. Il stationne au coin du square, s’arrête comme une histoire, une attraction de foire, trouve louche que les formes se lâchent, prend peur au jaillissement d’un for intérieur. Jef dévisage mal un profil, toise l’inconnu qu’il est dans la rue. Il fuit sous la pluie l’image zébrée des flaques. La terreur du visage interdit l’erreur, la faute d’itinéraire, l’égarement sauvage. Elle est morte. De sa belle mort, en quelque sorte. Depuis lors, je réfléchis à la sortie. Exit en guise d’incipit. Ma grammaire est faite des premiers mots d’une mère. « Vous devriez venir, vous savez, c’est le paradis ! » Je crois en Déesse. À cause d’une tendresse, de la couleur d’une rose, d’une délicatesse, d’une infinie noblesse. Depuis le bleu des origines, je balbutie un dialecte imprécis, je fignole un peu les contours indécis, je bricole un habitat meilleur, un style de vie dure, une parure, une manière d’être seul. On ne sort de la timidité que par la légitimité. Mais le mieux est de s’y terrer, ne s’en échapper jamais. Un jour, la phrase deviendra de la terre. Ce qui m’a ému, m’émeut, s’unit à l’humus. L’errance d’un style subit un châtiment d’homme. Rien à droite, rien à gauche, entre deux morts, la voie est libre, la vie s’anime, file devant soi. D’Excelsior en Majestic, la vie, la mort, ne dorment que d’un œil, ouvrent les mêmes persiennes d’hôtels borgnes devant l’Atlantique, l’Adriatique, ses rognes, ses chiennes faméliques. J’aimais distordre les mots, dénaturer le « night club », le rebaptiser « Nietzsche club ». Boîte de nuit dernier cri. Jef n’a d’autre émotion qu’une solitaire déraison, une soif de perfection. Tous les zigzags mènent à la même nuit maniaque, au sous-sol d’une boîte de nuit. Allan, le beau ténébreux de Gracq, jette le masque de Jef, baisse le voile de l’histrion Delon. La solitude rôde sur le bout des lèvres, taraude Marcel Carné dans Le Jour se lève. Gabin, l’ouvrier sableur, compte les heures, se calfeutre sur un lit, adossé au murmure d’une foule, balade un revolver par le museau, inspecte les lieux sous le perfecto, suspend le battement d’une tempe, ajourne le petit matin. Delon s’extasie devant Cathy Rosier, prie qu’on se taise devant la pianiste de jazz. Il est pétrifié, muré dans le sel d’un cérémonial sacrificiel. Le barillet de Jef ne s’est pas enrayé. La mort volontaire observe une silencieuse précision, la rituelle minutie d’une passion incendiaire. La balle absente interroge le récit, ponctue l’achèvement d’une solitude. Delon vivant, Jef était mort. Delon mort, Jef est sauf. Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, 2023, pages 12/17) Le livre est en vente à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html

lundi 12 août 2024

Le testament de Serres

Serres est mort à sa table de travail, un dernier feuillet rédigé, le livre ultime achevé, la page deux cent quarante-trois ponctuée de l’épithète « gracieuse ». Dernier mot qui fait écho à Dieu. Serres sort en seigneur par un grand texte testamentaire. Serres a bouclé son odyssée sur la terre. Serres m’avait confié, sans jamais l’écrire, que « La pesanteur et la grâce » avait décidé de sa vocation philosophique. Simone Weil l’avait dissuadé de la bataille navale, l’avait enjoint de lâcher les armes, l’avait orienté rue d’Ulm. Adieu la mer, ses guerres, ses hideux, ses odieux conflits. C’est un livre grave, admirable, qui chemine vers la joie, la légèreté d’une sainteté. L’extase mystique est au bout du périple. Il réunit la pensée d’une vie, l’éclaire d’une lumière finale. Serres réfléchit à la puissance de l’absence, à ses entailles décisives dans le réel. Point de chute, point d’impact, « point chaud ». L’abstrait gouverne le concret. Il est des lieux invisibles, trois réseaux virtuels, qui naissent en Grèce de manière presque contemporaine, créent le consensus monétaire, la convention linguistique, l’idéalité mathématique, touchent le monde tel quel, les choses matérielles d’une géographie, au point d’en dévoiler une connaissance, d’en risquer l’hypothèse d’une vérité. « Pour n’avoir aucun sens, l’argent, le x de l’algèbre, une lettre d’alphabet peuvent avoir tous les sens ». L’ubiquité sémantique fonde une puissance, autorise la saisie du réel. Les paroles volent dans l’espace, tel un nuage d’encens, telle une prière qui demeure un mystère. « Longtemps, je n’ai pas compris et comprends malaisément ce qu’il en est de la prière ». Ces volutes invisibles accèdent à l’ubiquité divine. Le testament de Serres est une méditation sur l’Epiphanie. Il a pour thème l’enfant de Bethléem. Les trois rois illustrent les trois invariables puissances, les réseaux d’or, de savoir et de langue. La Nativité est un choc pour la pensée. L’Incarnation figure « un point chaud », concept majeur de l’ouvrage. Les monarques s’agenouillent devant l’extrême fragilité, l’état naissant, l’essence même d’une religion. Le monothéisme s’inscrit dans « l’âge axial » défini par Karl Jaspers, ligne d’horizon des grandes religions du continent eurasiatique, surgies presque ensemble, dans un temps voisin de l’invention de la monnaie, de l’alphabet, de la géométrie. Serres définit l’homme par le virtuel. Le nouveau-né, dans son infinie faiblesse, est riche de tous les impensés. A l’image même de Dieu. « Divin et humain, cela se nomme Incarnation ». A cet instant, Dieu percute l’axe des réseaux de connaissance, la ligne horizontale des pouvoirs terrestres. On dirait le schéma d’une croix. C’est un événement considérable, le commencement minime d’un religieux qui répand sa totalité dans l’existant, qui relie l’infime au grandissime, vraie déflagration riche de toutes les informations du monde. C’est une sorte de reprise, de rappel du Big Bang initial, de la création d’origine : « l’immense dans le point, l’être dans le néant, le tout dans le rien ». Le religieux fait feu, flèche de tout bois, annexe le visible et l’invisible, squatte la chair et l’imaginaire, le matériel et le spirituel. Au spectacle d’Hiroshima, la vie de Serres a basculé, bifurqué définitivement. Une lumière épiphanique, un ciel d’étincelles criminelles ont embrasé la terre. Serres a mesuré la folie de Nagasaki. La science avait dégringolé le soleil sur la terre. Les hommes ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Le point chaud d’Incarnation saute à la figure des nations. Alors Serres choisit la philosophie, littéralement « la sagesse de l’amour ». Il sait désormais que le point chaud d’Incarnation est à manier avec des pincettes. Point chaud, épiphanie Dieu. Avec le christianisme, naquit le sujet, l’individu transfiguré, délivré de ses prisons identitaires, de ses appartenances: le miracle grec, lui aussi, était une « bonne nouvelle », mais ionienne et sans superposées. Paul de Tarse résume d’une phrase la métamorphose : « Il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave ni citoyen ». Ego credo. Personne d’autre que la personne, juste le moi jailli d’une foi. Le moi est absolu, existe intensément, mène à la pleine santé d’une sainteté, conduit à l’extase, à l’expérience mystique. Le saint homme est un grand brûlé. Pascal dans son Mémorial, racontent l’aventure du feu d’un for intérieur, nouveau point chaud, au-delà des mots. « Je m’extasie, donc je suis ». Le miracle de la communion des saints est figuré par la Pentecôte, joyeuse réunion d’une multiplicité partagée, d’une polysémie harmonieuse, assemblée symphonique sans victime émissaire, en contre-point de la Passion, modèle d’universalité, allégorie de la musique et des mathématiques. « Neuves saintes écritures ? » interroge le vieux Serres. Dieu absent, caché, infiniment ponctuel, s’incarne dans l’espace et le temps, depuis deux mille ans et des poussières. L’être est un concept vide. Il désigne une nullité. Tout au long de son œuvre, livre après livre, sans le nommer, Serres s’est défié de Heidegger. Il privilégie la relation dynamique, délégitime le verbe statique, l’ontologie stable de la chose, au détriment du symbole créateur de mouvement, d’une richesse des nations. Le questionnement de la Présence Réelle dans l’eucharistie, tranché au bénéfice du signe, illustre le choix théologique chrétien. Le papier se substitue à l’or, la convention à la chose, le pain et le vin au corps et au sang du Christ. Jésus n’a pas de maison. L’errance est un mode d’existence. Le Galiléen s’échappe. Les apôtres se sentent abandonnés. Le Christ les quitte. La cathédrale est la demeure de Dieu. Les fidèles l’assignent à résidence. Une nef de pierre figure la maison du Père. Le toit des hommes supplée à l’absence, aux absences de Dieu. Serres pense le temps, interroge sa qualité de tempo, sa fréquence, ses cadences. Si le rythme est universel, le tempo est singulier, révélateur d’une manière d’être individuelle. « Tout est nombre, tout est arithmos ? Non, tout est rythmos ». A l’horloge, Serres substitue le métronome. La religion mime les rythmes du monde, les scansions des saisons, les temps d’une vie. Le monastère est un condensé miniature de l’univers rythmique, d’un ordre périodique : matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies. « Il existe autant d’individus singuliers que de points sur une ligne ». Jupiter, c’est-à-dire le jour et le père, Notre Père qui êtes aux cieux, relient pareillement le monde et la vie, signifient la même chose, sont une même accolade, un même trait d’union fusionnel, définissent au mieux l’enjeu religieux. Mais le projet messianique du christianisme rompt la circularité du temps grec. L’aventure va de l’avant sans retour au commencement. Dieu le Père crée le monde, son Fils y descend pour y vivre, mourir, ressusciter, disparaître, laissant le vide à l’Esprit. Un moine médiéval du royaume de Naples, Joachim de Flore, invente le dogme de la Trinité. C’est une philosophie de l’histoire qui rejaillit sur la pensée moderne. Le messianisme traversera les siècles, de Pascal et Bossuet à Marx et Hegel. Or la Trinité exprime la durée diverse du monde, « trois tempos pour un seul temps » : Dieu à l’origine, l’Incarné maintenant, l’Esprit à venir, pour toujours. L’éternité percute le temps, expose l’existence à l’extase. Dieu se cache. Il est nouvellement né dans une crèche. Il fait noir comme s’imagine la nuit d’après la mort. Serres se saisit de l’obscurité comme d’une fondation, comme d’un état premier à méditer : « Alors, je commence à comprendre que la nuit n’est pas seulement le modèle de la connaissance mais celui de la naissance ». Noir est la couleur de l’infime avant l’aurore. La religion jointoie le ciel à la terre, accole transcendance et immanence. De surcroît, elle relie les hommes suivant un plan horizontal. Elle groupe, assemble, associe, réunit. Elle fabrique une communion. La Passion du Christ est le théâtre de mouvements de foule, l’occasion d’attroupements, un prétexte à déferlement de bandes. Le reniement de Pierre s’accomplit devant un collectif hostile encerclant un grand feu, face à un jury de hasard qui moque son accent. La scène redouble l’accusation du tribunal, le Sanhédrin, à l’encontre de Jésus. Une paix provisoire se fait autour d’une victime émissaire, scelle une assemblée, légale ou improvisée, au détriment de la justice, au prix d’un sacrifice. Serres fait sienne la théorie girardienne. Le tribunal n’est jamais qu’une foule assemblée, à peine refroidie de ses haines. Tout se passe comme si Satan gouvernait les hommes en nombre. Le nous condamne, tue le je. Il exhibe sa violence comme une bonne conscience. « Le collectif ne sait pas ce qu’il fait. Il est violent sans le savoir. Peut-être le sait-il, mais il se le cache ». Cécité que Jésus esquive, prend à contrepied. Jamais Jésus ne juge, ne condamne une personne seule, une personne isolée, une personne au singulier, dégroupé, sans autre appartenance qu’elle même. Autrement dit, le récit de la Passion interroge l’arbitraire du jugement collectif sous couvert de la loi. « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Jésus sauve Pierre, l’acquitte aussitôt. Les larmes de l’apôtre témoignent combien ses aveux sont extorqués par des visages ligués contre lui, par une mimétique animosité de regards connivents qui pareillement le flèchent. L’indivision d’une petite foule, d’une bande de justiciers, ressemble à un peloton d’exécution. Celui qui jette la première pierre, c’est l’amant de la femme adultère. Le lâchage est le début d’un lynchage. Jésus, qui jamais n’écrivit, trace des signes sur le sable. Serres assiste aux obsèques de Senghor. Le mot cérémonie dérive de Caere, ville étrusque. Le rite religieux à Saint-Germain-des-Prés rejoint le spectacle du pouvoir. Une foule anonyme dévore du regard les dignitaires de magazine, les célébrités endimanchées. Survivance d’une présence réelle, d’un théâtre charnel. Les nouveaux prêtres sont munis de caméras, brandissent à bout de bras des perches de lumière. Le spectacle de la gloire lie les hommes, les hommes pieux entre eux. Or elle n’appartient qu’à Dieu. Faute de quoi, distribuée entre toutes les mains mendiantes, soucieuses de renommée, la gloire serait cause de mille querelles, source d’indémêlables rancœurs sociales. Dieu désormais, c’est la caméra, l’œil du média. Nous avons fabriqué la machine à fabriquer des dieux. Elle change l’échelle du cérémonial. Ne subsiste qu’un rite, qu’une église médiatique. Nos prières du soir lui sont dévolues. L’image a remplacé l’eucharistie. Faiblesse du vrai, puissance du faux. La cérémonie réelle de jadis révélait l’absence virtuelle de Dieu. La cérémonie virtuelle d’aujourd’hui témoigne de l’absence virtuelle de chacun. La déification de Johnny Halliday est une apothéose romaine. « Nous ne produisons pas, collectivement, le Dieu du monothéisme, mais il nous produit, alors que nous produisons ceux du polythéisme, comme Bergson l’a prévu ». C’est pourquoi le polythéisme nous semble familier, presque naturel. Le primat des médias, nouveaux dieux établis, rompt brutalement avec une tradition occidentale de la vérité. S’y substitue la prégnance du consensus. On s’affranchit d’une rigueur issue des origines de la géométrie, on se libère des exigences de la raison imposées par les Lumières. Le consensus du média renvoie au temps de l’alètheia grecque, aux approximations archaïques d’avant la démonstration. Les réseaux de médias résultent de sciences sociales adolescentes, à la différence des machines industrielles nées des sciences dures universelles. Les hommes se départagent en deux modes de vie, deux modalités d’être : citadins et ruraux. La cité les relie, la campagne les disperse. L’aventure des Gilets Jaunes n’est pas un épisode frivole. Elle s’enracine dans cette dichotomie première. Jésus répugne à l’habitat. Il ne bâtit pas. Il est libre comme l’air, s’échappe de la mort, s’évade d’une pierre tombale. La vie de Jésus s’ordonne autour de trois dénégations : pas de maison, pas de ville, pas de politique (c’est l’affaire comme l’étymologie l’indique des seuls citadins/citoyens). La ville figure le lieu du tribunal, l’espace des jugements. Jésus s’y rend, va vers la ville, pour y mourir. A l’opposé, Paul de Tarse chemine de ville en ville. Ses Epîtres concernent les Corinthiens, les Colossiens, les Thessaloniciens, les Romains. Pierre aussi urbanisera le message christique. Saint Augustin plus tard dessinera les contours de la cité de Dieu. Reste que La Bonne Nouvelle ne surgit pas des cités mais du monde rural. La lumière évangélique se situe hors histoire, jaillit d’une terre, d’un paysage, d’une tradition paysanne, d’une nature sans murs. Car la ville, Rome ou Jérusalem, siège d’une religion instituée, vitrifiée, ignore la dimension mystique de la Révélation. François d’Assise se démarquera de Paul et d’Augustin, hérétiques ruraux. Le poverello est un Jésus des plaines et des coteaux. La Fontaine et Michelet célèbreront la morale des champs et des grands horizons. Or, à s’éloigner du monde terrien, l’Evangile se fragilise, distord son message à destination des campagnes. L’urbain sacralise l’homme quand le paysan, en revanche, sait d’instinct que Dieu, s’il existe, n’est pas l’homme. Les croyances rurales fraternisent avec la foi de Spinoza. Deus sive natura. Les sciences molles gîtent en ville, loin des ciels et des labeurs essentiels. Marx est un penseur incarcéré, prisonnier des murs de la cité. Les sciences dures sommeillent à la belle étoile, saisissent la physis dans ses grandes largeurs, au-delà des périphériques sans mystique. Jésus ne badine pas avec la religion citadine. Il s’enfièvre au spectacle des pharisiens et des marchands du temple. Car la ville s’interdit l’absolu, se revendique exclusivement politique. Dans le même temps, la religion des champs opère une synthèse des sagesses. Le paysan et le païen, tous deux hommes du pagus, du même lopin de terre, voisinent en un même corps de labours. L’Evangile rural amalgame à sa doxa des reliquats du polythéisme, sous le visage vénéré de ses multiples saints. Dans les splendeurs d’Ombrie, François témoignera du mélange bienveillant des croyances. La religion de Palestine se déterritorialise, s’exporte en Occident. Elle décolle du sol, se dépouille de ses origines chtoniennes, fraie un hypothétique chemin du politique au mystique, vise au bout du temporel omniprésent un pouvoir d’un autre ordre, non totalitaire, aérien, une force de libération spirituelle. Serres, le prophète d’un monde de la communication instantanée, l‘admirable écrivain des « Hermès », cinq bouquins de jeunesse, prémonitoires, annonciateurs de nos actualités, redoute aujourd’hui le dieu ailé, casqué, son caducée, qu’il identifie aux terrifiants GAFA, dieux totalitaires, maîtres et possesseurs du lien social, prédateurs de données qui sont notre identité. Pas de temple, ni de cirque, ni de théâtre, à la campagne. Les lieux de sacrifice, de mise à mort rituelle sont réservés aux villes sans ciel. La mort administrée des cités se répand vers les plaines, dégringole vers les sols comme une chimie toxique, abreuve les chaumières de ses médias funèbres. Or le monothéisme judéo-chrétien, via les exemples d’Abraham et de Jonas, s’abstient progressivement du sacrifice humain, puis animal, jusqu’à l’eucharistie finale qui ouvre l’ère florale du pain et du vin. Le Nouveau Testament édicte une loi débarrassée du sang versé. La Cène enseigne, prescrit de manger sans tuer. Les plantes à consommer sont autotrophes, ne dépendent que du monde, eau, soleil et lumière, survivent sans l’aide des autres vivants. Eve au Paradis préfigure l’eucharistie. Il faut imaginer, célébrer, révérer une Eve christique. L’épisode de la pomme rompt l’innocence de la manducation animale initiale, illustre un passage interdit de la chasse à la cueillette, fixe l’instant du péché originel. L’Eve christique engendre un fils pasteur, Abel, sacrificateur de bêtes, un autre laboureur, Caïn, tueur de son frère. Abraham, Jonas et la Cène ratureront à leur manière la tuerie sanguinaire au prix d’une évolution lente et millénaire. La communion est un acte saint, délivré du sang. Vint la station verticale de l’homme qui éloigna sa bouche d’une première ligne frontale, animale, lui épargna les seules stratégies bouchères. Debout, l’homme libéra sa langue, ses lèvres et ses dents. Hors sol, jaillit alors une parole. Instant sacré où le verbe se fit chair. Jésus dissout les appartenances, autrement dit la violence. L’étranger est invité à la table des bombances. Aimer son prochain, c’est manger ensemble le même pain. Si Jésus n’appartient à personne, la religion qu’il fonde supprime les oppositions - d’avance il discrédite Hegel -, s’interdit les exclusions, s’affranchit des rivalités. D’où l’universalité des religions durables, plus pérennes, moins périssables, que les civilisations historiquement mortelles. Le christianisme révèle une histoire de famille un peu particulière. Il s’exonère d’une généalogie familiale traditionnelle. Ce qu’on appelle la sainte Famille se détache de la nature, instaure une nouvelle structure élémentaire de la parenté, privilégie l’adoption. L’amour est un choix, non un déterminisme biologique. Je t’aime veux dire je t’ai choisi, je t’ai librement adopté. C’est une Bonne Nouvelle d’un genre inédit. La sainte Famille déconcerte l’entendement, embrouille le bon sens : Jésus n’est pas le fils, Joseph n’est pas le père, Marie la mère conçoit du Saint-Esprit. Sainte est la famille de Jésus parce qu’elle défait les liens charnels, sociaux, naturels. Exit les relations de sang. Prévaut une parenté divine. Naissent les enfants de Dieu. Bref, la liberté d’adopter s’extrait de la nécessité, ouvre à l’universel du surnaturel. L’engendrement angélique est d’ordre spirituel. Il refuse nature et culture. Une généalogie féminine est même esquissée : Anne, la mère de Marie, Marie, Bernadette Soubirous, fille de Lourdes. Filiation impeccable, exempt du péché originel – conformément au dogme tardif (1854) de l’Immaculée Conception – entre Anne et Marie, exclusivement spirituelle entre la Vierge et Bernadette. Trinité féminine qui équilibre la Trinité canonique masculine, du père, du fils et du Saint-Esprit. A ce stade, à cette station du cheminement philosophique, Serres se confie au lecteur, s’interroge tout haut sur son propre credo. « Je crois en Dieu, je n’y crois pas ; je crois pile ; je ne crois pas, face ; pile et face font la même pièce, c’est moi ». Serres risque une hypothèse : « N’est-il pas plus facile d’aimer que de croire ? ». Aimer. Questionnons la Résurrection. Pareil dogme contrarie la raison, contredit l’expérience. Serres le qualifie de « loyalement faux » au sens où deux et deux feraient cinq. La Résurrection annonce la couleur, affiche une absurdité. En cela, elle ne ment pas. Elle ne cache rien. A contrario, une fausse toile de maître, un faux Vermeer, se présente « mensongèrement vrai ». Serres est sensible aux pensées loyales. Le tombeau est vide. Jésus n’est pas mort. Il court les sentiers. Nul ne le reconnaît. On l’a pris pour un jardinier. Il est n’importe qui. Il est incarné dans la banalité. Serres ajoute : « Nous sommes, tous, virtuellement le Christ ». Aimer. Eh bien, c’est reconnaître le Christ en soi, en autrui, en tout homme. L’histoire des sciences est le théâtre des mêmes aveuglements. Le vrai inventeur est introuvable parce qu’invisible, inaudible, illisible. La communauté savante martyrise les « prétendus » innovateurs. Elle les immole vivants. Au mieux, des générations plus tard, ils seront réhabilités, à la lettre, ressuscités des morts. Mais pas sûr. Car les suiveurs, le cas échéant, s’attribueront l’invention, s’octroieront la publicité, jouiront de la renommée. L’ambition des seconds leur garantit un Panthéon. Le génie, dépositaire d’une authenticité, est par définition méconnaissable, étrangement insoupçonnable. La Légende du Grand Inquisiteur, que Dostoïevski relate dans Les Frères Karamazov, ne dit pas autre chose. Nos impuretés nous voilent l’identité du Christ. Par l’Incarnation et la Trinité, le catholicisme s’apparente à un « mono-polythéisme ». En cela, il se différencie du judaïsme et de l’islam, monothéismes stricts, l’un et l’autre. Il opère une synthèse entre l’anthropologie et le mysticisme. A vrai dire, la Résurrection renvoie à l’indéfini, au champ de tous les possibles, au blanc qui à la fois somme et masque toutes les couleurs. Vertu du virtuel, elle est par essence une transparence. C’est pourquoi chacun d’entre nous est une page blanche où écrit le Verbe. Serres précise son commentaire : « L’homme n’est pas ; il peut. Il est le Christ ressuscité. Le secret de la Résurrection gît dans l’eucharistie. Quand tu mangeras du pain, quand tu t’adonneras à la conduite la plus commune, je serai en toi, je ressusciterai en toi ». En un mot, d’un dogme « loyalement faux », la Résurrection, surgit ex abrupto une singularité, un impensé miraculeux, quelque chose comme l’amour. Les mots de Diderot s’adressent à Sophie, syllabes de folle sagesse, peut-être de philosophie, d’amour dans la nuit, qu’il confie à sa maîtresse. « Voici le soir, l’ombre tombe. Je ne vois pas ce que j’écris, je ne sais même pas si j’écris ; et donc, partout où vous ne verrez rien d’écrit, lisez que je vous aime ». Serres s’enivre d’un texte sublime qui dit la page blanche, la virtualité créatrice de l’amour. Mais qui aimer ? Dieu, pardi. Les hommes déchiquètent des bouts de gloire comme des morceaux de chair. La rivalité qui les meut les disqualifie pour la gloire. Une sagesse ancestrale voudrait qu’elle soit inaccessible, tel un pot de confiture convoité qu’une grand-mère percherait en haut d’étagère, loin des doigts concurrents des enfants. Nous serons sauvés des hiérarchies haineuses si et seulement si Dieu occupe le sommet de la pyramide, gloria in excelsis deo, au plus haut des cieux. Le renoncement aux glorioles envieuses donne aux hommes une paix soudaine, une fraternité, un horizon sans comparaison. Dieu le Père trône à la cime du cône. Il est le Très Haut. Jésus le Fils se situe au plus bas. Il est le Très Bas. C’est un errant, même pas recensé à sa naissance, sur la paille, introuvable dans les Annales, dédaigné par l’Histoire, escorté d’une petite bande improbable, de gens de peu, de sac et de corde, de prostituées et d’adultères. Nul ne jalouse la vie ratée du Galiléen. Or, entre ces deux infinis, Dieu et Jésus, la louange des anges, le chant des moniales, l’harmonie musicale de Jean-Sébastien Bach comblent l’espace et le temps, relient le ciel à la terre. Comment aimer ? Par où passer pour accéder à l’Aimé ? Serres peaufine, comme tout au long de son œuvre, une pensée des relations, plus exactement une philosophie des prépositions. Elles indiquent une direction, précisent un sens : à, vers, en, par, pour, entre, selon, suivant, touchant, contre, avec, parmi, avant, après, pendant, durant. Ces mots humbles, de modeste extraction, fluidifient la langue, la frottent au réel, l’adaptent aux choses du monde. Serres les anoblit au fil de ses récits, les privilégie au détriment des concepts, des abstractions marmoréennes des philosophes à style télégraphique: être et temps, matière et mémoire, mots et choses, différence et répétition, faux et vrai. Serres n’a pas froid aux yeux. Il va mourir au sortir du livre. Il se rit de la raideur d’Heidegger, plaisante un peu ses compagnons de jeu, Bergson, Deleuze et Foucault, moque ses bons amis à la fin de la partie. Les prépositions de Serres font crépiter un feu, danser les flammes d’une pensée incandescente, ondoyante, aérienne. « Le mysticisme brûle de ces flammes extatiques ». Serres voit dans les « Papirer » de Kierkegaard une reprise du Mémorial de Pascal, une préfiguration de ces prépositions motrices, éparpillées dans les mots comme une nuée de traits d’union joyeux, une multiplicité de gais angelots. Credo. Je crois. Le christianisme invente le moi. Je crois en Dieu signifie que je suis plongé dans un lieu, absorbé en Dieu. Le credo témoigne que je vis en Dieu comme un poisson dans l’eau. Non pas croire à, mais croire en. S’incorporer dans sa croyance. Credo, confiteor, expecto. Je crois, je confesse et j’attends. La foi chemine vers l’espérance. Serres se sait « aux portes de la mort ». Les sentiers de connaissance, l’exercice loyal de la raison, ne conduit pas au seuil espéré. L’accès à Dieu est malaisé. La route intellectuelle pratique un détour, ne fait pas progresser d’un pouce. « J’écrirais mille pages de plus, il m’en resterait mille encore à écrire et je sais désormais que je ne serai pas plus avancé. Je crois, je ne crois pas, presque en même temps ». La foi et le doute clignotent, alternent, se télescopent. Le faux et le vrai se percutent. Nous sommes à la fois distant du Dieu absent, immensément, et en même temps infiniment proche du Dieu ubiquiste. L’amour relie ces deux infinis. Pascal écrit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». C’est Dieu qui ouvre la porte. « Tu ». Le je seul ne peut. « Relire le relié » est un ouvrage final. Il récapitule l’œuvre du philosophe. Au fil d’une randonnée zigzagué, Serres s’est heurté à l’idéal analytique, aux découpages conceptuels, aux charcutages rationnels. Or son chantier, bouquin après bouquin, visait la synthèse. « Avant de mourir, je voulais donc achever ce programme, en relisant les religions de ma culture ». Serres songe à son enfance, éprouve la nostalgie d’une religion manquante, se sent inconsolable d’une foi perdue. Elle s’est dissoute par la tête. La religion adjoint le cœur à la raison ou, peut-être, n’appartient à aucun des deux. Surtout, elle déploie une troisième fonction, provoque une plénitude corporelle incomparable, s’apparente à un plongement, à une sorte d’immersion musicale intégrale. Serres est saisi par la musique. Elle pénètre une intimité. Elle viole une intériorité. Elle produit un bouleversement, « une intense extase qu’on appelle l’existence ». Audio musicam ergo sum. J’écoute la musique donc je suis. L’analyse, son dualisme, ses dichotomies, ses divisions, distinctions, décompositions, fonde la décision, dont les ciseaux se devinent dans le mot. A contrario, la synthèse se refuse au coup de couteau. Or il est temps pour la pensée de préserver les continuités, de ne plus découper suivant les pointillés. Notre modernité doit réapprendre à tisser et à nouer, à recoller les morceaux. Descartes nous a légué un monde émietté, fragmenté, démembré. Le Discours de la Méthode a produit des déchetteries à l’envi. Serres prescrit l’arrêt des coupes rases, préconise « une aube des reliures », destine l’avenir, le sauvetage d’une nature, aux synthèses attentives, religieuses par essence. Le doute et la foi sont siamois, requièrent l’inspiration, l’expiration, d’une même respiration. La certitude est une violence. Science et religion s’épaulent mutuellement. La pensée rigoureuse dépoussière la conviction religieuse de ses dogmatismes. La science conforte la religion dans sa vocation, dans sa vraie nature qui est spirituelle. Elle déchiffre en elle sa faiblesse essentielle, qui est le cœur de son message : la non-violence. Le sujet la hante depuis Nagasaki. La violence est le mal radical. C’est la face noire de l’énergie. Il nous incombe de la dérouter, d’en détourner l’orientation, de la canaliser. La religion se propose de la sublimer. Il faut transformer la haine en création, l’agressivité en bonté, la guerre perpétuelle en paix durable, les conflits religieux en extases mystiques. Bref, à partir d’un incendie, on invente une chaufferie, d’une tornade on fait un vent salutaire qui gonfle les voiles. Péguy a pressenti pareil cheminement du politique au mystique. L’intelligence qui brille dans les yeux n’aide pas à la connaissance de Dieu. Elle parade en son champ d’immanence, interdite d’accès à la transcendance. Elle stationne au Purgatoire, là où l’esprit poireaute dans le poème de Dante. « Mon savoir n’est qu’une purge ». Serres tire un trait, relativise son travail. La solution girardienne n’est qu’une réponse provisoire au déchaînement de la violence. Se délivrer du mal. Il est une grâce, une expérience de sainteté, l’extase mystique, universelle, où la présence de Dieu irradie l’homme d’une joie paisible, intense, souveraine. J’ai refermé le manuel de Michel. Grand livre d’un grand philosophe. J’ai relié le relu. Je suis ému, perdu, un peu abandonné. Sous les mots, qui sont les derniers, j’entends une voix, une joie, un accent qui chantait. Ce texte est extrait de l’ouvrage « Les fées de Serres », 5 Sens Editions, 2020, pages 46/62. Le livre est en vente à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/476-les-fees-de-serres.html

dimanche 11 août 2024

Fan de Sifan Hassan

Sifan Hassan, l’Ethiopienne défroquée, court depuis une décennie sous bannière batave, rue dans les brancards avec un dossard d’Amsterdam. La fille d’Adama mouille un maillot couleur de soleil, dans l’ultime hectomètre d’un marathon de fête, décramponne Tigst Assefa, l’athlète à tunique verte, sa cadette d’Addis-Abeba. Serrée par sa rivale contre l’hostile balustrade, Sifan Hassan esquive le piège de macadam, impose une foulée de reine, assied une renommée. Durant la bagarre d’autant de kilomètres, la noire néerlandaise a pratiqué la stratégie de la dent de scie, choisi l’option d’un marathon en accordéon. Lâchée à la loyale dans la côte du Pavé des Gardes, l’âpre raidillon de Meudon, in extremis elle a recollé au gruppetto des candidates, grignotant son châtiment mètre à mètre, à coups d’épaules penchées sur l’asphalte. Dans sa ligne de mire, elle voit tanguer de libres chevelures qui balaient effrontément les nuques, voilent de luisantes omoplates à peau d’ébène. Aux Invalides, l’orange maillot finit en bolide, recueille les bravos, les hourras, les vivats de Lutèce en liesse. Les profs de gym sont des plagistes de cour de récré. Ils occupent des cases de fainéants dans l’emploi du temps, des espaces blancs dans le cahier de textes des écoliers. Ils végètent en survêt. Pourtant, ce qu’ils prêchent ne court pas les rues : ils enseignent la vertu du corps. Au sens romain de courage. Au sens actuel de virtuel, d’accès au champ des possibles. Leur matière est méprisée par les doctes des ministères qui ne goûtent guère leurs manières. La discipline du corps est traitée par dessus la jambe. A vrai dire, ils pratiquent la philosophie sous des airs ahuris. Ces Aldo Maccione du gymnase répondent à l’interrogation de Spinoza : « Que peut un corps ? » D’eux, le philosophe sait que le corps est d’abord. Au commencement de toute aventure, y compris de l’esprit. Qu’il anticipe sur tout principe, qu’il devance l’appel du réel. Qu’il fraie le passage, qu’il précède le concept. « Que le Gascon y aille, si le Français n’y peut aller ». Le corps y va, quand la tête hésite, s’arrête, s’entête au statu quo, tarde à trouver ses mots. Montaigne fait du corps un Gascon téméraire, connaisseur local du réel, premier dans la cordée du savoir. Il serait fan de Sifan Hassan.

samedi 10 août 2024

Coura-Jeux

L’athlète caracole sur l’asphalte. Il tue le temps, deux heures de cheminement, un saut à Versailles et retour à la Tour Eiffel. Les prouesses des fantassins de Lutèce, les coudoiements des rivaux de palmarès, colorient l’ennui des bigarrures estivales d’une quinzaine commerciale, bariolent une solitude d’un bruit sourd de torride utopie. L’été appartient au grand malletier. Les hommes emmaillotés se sauvent dans les quartiers, les lions de Marathon à leurs trousses, les fauves grecs à leurs basques. Le jeu de cirque conjugue peur et torpeur autour d’un fleuve sans rides. Paris est litfée, costumée pour un dimanche de publicité. La chirurgie de ville pratique une esthétique à dents blanches, de patricienne fantaisie. L’Olympisme exige une loyauté, le respect de l’appétit des lobbies. L’Ethiopien s’échappe du chapelet des fuyards, exhibe aux traînards son dossard, s’évade Route des Gardes. Céline, Lucette, sont aux premières loges. Destouches est un médecin malsain qui en pince pour l’effort du corps. Tamirat Tola, l’héritier de la foulée d’Abebe Bikila, rallie les Invalides sur des jambes de légende. Nul mano a mano d’agonistique empoignade, mais un podium sans photo-finish composé d’hommes seuls, lancés vers la banderole. Les drapeaux, mieux que les mots, s’agitent comme des épouvantails à moineaux. Je lis Veyne, je feuillette l’opuscule sur Foucault. « Il n’est de courage que physique. Le courage, c’est un corps courageux ». Tous ces je courageux m’ensorcellent de ciel bleu; ils ont endiablés mes Jeux.

mercredi 7 août 2024

Interview sur "Le type d'Antibes"

Qui est « le type d’Antibes » ? « Le type d’Antibes » est une silhouette qui frôle le ciel, qui rase les murs, qui longe la mer, qui peut-être titube à force de fatiguer la peinture, un corps qui explore les ruelles, le ciel, possédé par la lumière, qui hante l’aurore. On l’a trouvé mort sur l’asphalte, gisant au pied de l’atelier. On le disait fils d’un général du tsar, Vladimir de Staël von Holstein. Comment s’est écrit le livre ? Il s’est fait seul, texte autodidacte, dicté par l’étrangeté au monde, à demeure de son auteur, sur l’étendue d’une vie d’homme, sur la longueur de l’énigme. J’ai juxtaposé des bouts, jointoyé des pans d’écriture, procédé à des collages de phrases éparpillées, de divers âges, mais de même qualité de voyelles. Le livre est l’histoire d’une phrase qui jamais ne se satisfait d’elle-même, le récit d’une phrase qui se heurte au récif, qui revient sans fin comme une vague, un geste d’apprenti. A travers l’écriture, cet exercice qui ressemelle le réel, je cherche le lieu d’une prière, l’oraison elle-même dans les mots psalmodiés sur le cahier, je souhaite l’identifier dans sa sauvagerie, la saisir, savoir ce qu’elle est, sans menterie. « Le type d’Antibes » est un bréviaire, un petit missel de curé que j’ai colorié de mon vocabulaire, qui recueille les morceaux d’un choc, les fragments d’un sentiment, qui raconte une rencontre. Bref, c’est un livre d’heures dont l’urgence est la couleur. J’aurais pu l’intituler : « Attention à la peinture ». C’est un livre de première émotion, sur l’attention. Comment avez-vous connu Nicolas de Staël ? A la galerie Jeanne Bucher, entre deux joailliers, place Vendôme. C’était en 1980, Sartre venait de mourir. Je lisais « Les mots » dans un bureau de ministère. J’ai vu des toiles, ma tête s’est enfiévrée. D’instinct, j’ai su, j’ai compris que la fulgurance, l’autorité d’un métier, se situait sur le même chemin que la sainte douceur, la violence de la paix. Toute ma vie depuis, j’ai été ébloui par la révélation des toiles de Staël, l’apparition flagrante, l’épiphanie d’images peintes. Peintes pour de vrai. C’est un phénomène passionnel, proche de la pulsion criminelle. Une peinture effarante. Je suis sorti sonné de la galerie, marabouté par le sorcier. Que représente ce livre de particulier pour vous ? C’est un livre final, presque testamentaire, un exercice d’admiration, un geste d’infinie salutation à l’endroit d’un artiste splendide, le dernier peintre byzantin, à christique destin. C’est un livre, proche des tourments de « La cicatrice du brave », que j’ai partiellement consacré à Flaubert. L’un et l’autre sont des bougres d’artistes, des sortes de renégats, des hommes de pugilat, de grands gars incendiaires quand on attente à l’honneur, à un seul cheveu d’une phrase ou d’une couleur. Staël monte en effet sur ses grands chevaux, se débarrasse d'un chevalet. La beauté est pour lui comme la terreur supportable dont parle Rilke. Staël à chaque toile ponctue sa prière de ses doigts saints maculés de lumière et, comme s’il rompait le pain, d’autorité prononce deux mots : « Je peins ».

mardi 6 août 2024

Armand ne ment pas

Armand est désarmant d’aisance, de flegme, de jeunesse insolente. Duplantis lève le nez, toise sa ligne de verticalité. Armand, Duplantis. Les deux voisinent dans un même corps qui se projette en un temps record au plus haut dans l’espace. L’athlète tend la perche au sautoir. La pique robuste hisse un squelette, propulse un buste, catapulte une véloce carcasse, précipite ses talons vers l’horizon. On dirait un cadavre ficelé, jeté vers le ciel, sans qu’il ne touche la barre indocile, avant de retomber comme une pomme, un homme banal, un homme tombal. Armand ne ment pas. Il trouve sa joie dans l’exploit. Duplantis n’est pas un novice. Sous le coup des onze heures, il franchit six mètres et vingt-cinq centimètres, à son troisième défi. La barre n’a pas flanché. Le Grec en bronze observe pantois le métèque suédois. La prouesse est fille d’allégresse. Devant pareille virtuosité athlétique, devant la flagrante beauté de la géniale cabriole de Duplantis, il convient de se décoiffer. Merci bien, Monsieur Armand. Oui. Grandement, merci.

lundi 5 août 2024

Léon à Matignon

Léon s’ennuie quand c’est trop long. Il a remisé sa piscine aux vestiaires. Désormais Léon Marchand nage sur la terre. Il dispose d’un beau patronyme d’extrême centre qui le prédestine au parti d’origine des randonneurs du président. Dans la pataugeoire de Brégançon, Léon est à l’étroit. Il s’interdit les ploufs de ouf. Il consent aux seules caresses de l’altesse. On sait que Léon brasse comme un champion. A l’apéro, sous la tonnelle, « le fou qui travaille » lui propose d’embrasser une nouvelle vie, d’accepter « un poste à responsabilité ». A la même table que Léon, il y a Teddy, toujours envahissant, et Tony qui toujours sourit. Habitués aux starters, ils sont tous les trois partants. Matignon, ça tombe bien, est sur la route d’hélicoptère de Brégançon. Tony et Teddy sont dans le même kayak. Ils attendront aussi sur le même tatami. Ils font la gueule car c’est Léon, Léon, le prénom préféré des Français, qui décroche le pompon.

vendredi 2 août 2024

Richter, roi dans ses notes

J'ai trouvé ma place pour écrire. Je la cherche pour reproduire, dessiner, ébaucher un sourire. La musique m'en déloge. M'en fait voir de toutes les couleurs. Je rougeoie dans ma loi. Ses exils sont ses domiciles. La musique se rit, s'amuse de bouts d'espièglerie. La musique est nomade et guérit les malades. L'ordinateur placarde la trogne lunaire de Richter. Le temps claque entre ses doigts. Sviatoslav s'approprie l'esprit virtuose d'une bourrasque. Bach a planté dans l'espace son entêtante absence. Sviatoslav Richter. Au début, le générique défile. Trop vite. « Pureté sauvage ». Oui. Le pianiste russe est rude, roi dans ses notes. Il vit son art comme il dort, un peu n’importe où, entre les villes de concert et les récitals d’un soir, l’adoration du public et la détestation du politique. Il pactise avec l’infini. Ce jeune homme a vingt ans, quatre fois. Il regarde la mer. Pas besoin de gammes, seule l’envie de la musique. C’est un génie, amateur de genèses. Cristal absolu de l’œil bleu comme ce morceau de Bach, limpide et fulgurant. Richter n’aime ni l’analyse, ni le pouvoir. Il pense au père fusillé. A sa mère, trop brillante, dont on a bâillonné les lèvres. Richter joue au vent de l’éventuel. Sa liberté est insécable. Sa décision est irrévocable. Il vit jusqu’au bout, dans l’insaisi de la poésie, dans l’inouï de la musique.

Peter O'Toole

Peter O'Toole était sans doute fêlé comme un Irlandais, rythmé par la houle et l'alcool. Il partage avec Helmut Berger, prince d'Autriche, une persistante ambiguïté de l'extrême beauté. La gueule d'O'Toole est pâle, hésite entre animal et minéral. L'homme aux yeux mauves collectionne les folies neuves. La paralysie du regard précède la brusquerie d'un traquenard. L'acteur se plaît à la ruade. A l'Old Vic, conservatoire de brique, il pratique l'art cabochard des rois de l'histoire. J'ai frôlé son haleine rouge de petit matin londonien. J'avais l'âge de la rage. C'était un film d'après-midi de pluie au casino d'une ville d'eaux. O'Toole endosse l'habit nazi du général Tanz. Il étrangle les prostituées d'une griffe millimétrée. Kessel coudoie les voyous, caresse les voyelles dans le sens du flou. Kessel est scénariste, ordonne les mots de La Nuit des Généraux. O'Toole émeut la foule. Le maniaque du film de Litvak terrorise les habitués du ressac.

jeudi 1 août 2024

Marie pour mémoire

Son sourire flou de femme aimante nous obsède comme un remords, un désarroi intime. C’était l’actrice d’une cicatrice intérieure. La comédienne absolue, fille au cinéma d’un génial père, exerce aujourd’hui les sortilèges de l’invisible, la fulgurance de la passion mortelle sur nos vies trop petites qui cahotent de minuscules sentiments en pâles ressentiments. Un homme, une femme. Pas à Deauville, à Vilnius, au petit matin. Marie est dans les cordes. La main de l’homme a fait sauter la planète bleue, a explosé la tête de sa petite fiancée. Marie Trintignant est restée sur le carreau, la lèvre ensanglantée. La télévision sait la culpabilité des voyeurs de contes de fées, des amateurs de vénéneuses fées d’hiver. C’est pourquoi elle diffuse en rafales les troubles images de la libre amoureuse, les vignettes d’un bonheur éperdu vers l’horreur absolue. On regarde bouche bée, l’œil scotché à l’écran dépoli. Marie et son mauvais prince interrogent nos limites, notre médiocrité d’insensible conformisme. A longueur d’émissions, sur la une, la quatre, la six - 1, 2 ,3, soleil et gris ciels de Vilnius -, les jeux de l’amour fou et du hasard noir nous fascinent comme la désirable beauté du diable. Sorte d’Avventura nordique. A Vilnius, Marie s’est échappée du monde - comme l’énigmatique disparue du film d’Antonioni -, mais pas du cercle des meurtriers. Sans laisser d’autres traces que le sang de son visage, le mystère de la passion, le blanc silence de l’amour magnétique. Cet amour fracassé ne profane pourtant pas le rêve des hommes et des femmes. Au contraire. Il le laisse intouché. Reste dans la tête le titre d’un vieux et trop beau film de Philippe Garrel : « Marie pour mémoire ».

Annie la renégate

Soudain, un bloc d’abîme, un paquet de lignes, un ouvrage qui fait passionnément événement. Annie Le Brun est une artiste cabocharde, effrontée, qui ne cède rien à la crétinerie d’ambiance, à l’idiotie de marché. Elle va droit à Sade, au marquis qui écrit, se soucie du génie de Jarry, voisine avec les mystères de Roussel. Sa littérature, sa poésie, sont intensément, fiévreusement, de libre écriture. « Ce qui n’a pas de prix » définit ici une œuvre de splendide étrangeté. Si vous croisez Annie Le Brun dans la rue, sachez qu’elle est un écrivain absolu. C’est une figure d’ombre aux angles d’éternité. « Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose ». Au philosophe Ignaz Paul Vital Drexler, elle fauche une remarque finale : « Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci ». Annie Le Brun ne se classe nulle part, se situe hors format, en marge des maisons de tolérance de l’édition. Annie la renégate, Annie grande dame de la poésie, nous laisse en rade sur une plage moisie : elle est morte par la grande porte.