dimanche 18 août 2024

Jef est sauf

L’image de Melville est d’avril, ne se découvre pas d’un film. La saint Isidore, le chiffre 4, date la pellicule d’une mort. Dans sa geôle, un oiseau, un bouvreuil porte le deuil, se cogne au réel de Costello. Elle a chu, s’est fracassé la tête sur la table. Le sang a fuité du corps blanc, s’est mêlé aux venimeuses rainures. Maman n’est plus qu’un dernier mot, l’écho d’une certitude, qui ment, escamote une solitude. Elle baise une tempe, suppute une température. Rien n’est mièvre quand on a la fièvre. Jef s’est levé d’un bond, du bout des lèvres. Six heures chiffre l’horreur du soir. Jef endosse une parure, sa nature de fauve, brise une torpeur de lumière mauve. Maman tombe mal, pas bien, tombe dur comme un fruit mûr de la nature. Elle n’a d’autre loi que de choir. Elle ne verra pas l’été, ne souffrira plus des céphalées. Elle s’est cassé la tête, saperlipopette, s’est déglinguée la face dans un bois d’ébéniste. Elle gît, pourrit, s’anéantit, avant qu’elle ne disparaisse dans une terre d’église. L’hypnotique vitesse des choses, le vertige des causeries facilite l’oubli. Elle éponge le sentiment d’une mémoire, l’anamnèse la plus noire comme sur une ardoise. Jef réveille à l’angle d’une chambre le bleuté d’un rectangle que délimite encore une sorte de morte. Le taulard dément l’encabanement. Maman ne verra pas l’été. Dans sa cage, l’oiseau n’a pas d’âge. Jef est propulsé, possédé par une fatalité. Il se jette dans l’escalier comme s’il était appelé par une stridente sonorité. Il obéit, se soumet au tracé d’une nécessité. J’aime la rigueur d’œuvre, une clameur de main-d’œuvre, le sauvage instinct d’un homme de main. De Jef, je détaille un couvre-chef. À cette heure, à cette date, j’élague l’essentiel, je débroussaille un ciel. La mort est muette dans sa petite robe désuète, sait le travail d’artisanat, la règle incarnate, sur le bout des doigts, exerce une méticulosité d’empereur sur les corps désignés. Avant la septième heure, j’ai chipé la peur des persiennes sans couleur. Je porte la coiffe du malfrat, le doulos ovale de la gouape, le feutre gris graphite de Jef. J’ignore mon sort, le sens de la Saint Isidore. Melville, au bout du fil, interroge la civilisation d’une ville. L’homme à la gabardine parle comme une carabine. Rien ne m’atteint de l’affreux accent américain. Je ne saisis pas un traître mot du communiqué précis. De la cabine, je pressens l’œil, la solitude d’un linceul. Je suis un fils qui efface une trace, donne du fil à retordre au dernier carabinier. Une image de catafalque se décalque entre les venimeux nuages. La vieillesse tombe d’un coup comme la nuit. Ou le rideau d’un théâtre où s’étouffe un sanglot, l’écho des meilleurs mots. C’est l’heure d’apprivoiser une peur, de compter sur ses doigts, d’envisager l’horreur, de mesurer l’intensité d’une foi. Giono le pacifiste, quand il écrit ses phrases d’artiste, se terre dans la peau d’un assassin, d’un pointilleux fildefériste, enjambe l’abyssale vallée des mots. La torture des mots est une seconde nature, l’exercice au couteau des contours d’une figure. Les histoires lapident une mémoire comme une femme adultère. Jef suit la trajectoire de son chef. Il est neutre, de la couleur du feutre. Il est le sosie, l’ingrédient choisi d’une idiosyncrasie. Jef est sauf d’un style, d’une habileté de pistolet, d’une manière téméraire d’errer sans hasard, d’être à l’heure, en toute rigueur, d’être un tueur. L’incarcéré s’exile dans la ville, cisèle une liberté comme on découpe les pointillés, les cils d’un imprimé. On ne sort pas vivant de son dernier printemps. Dans le silence, j’ai creusé l’inexorable impatience. Le regard est la chair du miroir. Il crée l’habitude de faire voir une solitude. Il n’aboie pas comme une lèvre. Il stationne au coin du square, s’arrête comme une histoire, une attraction de foire, trouve louche que les formes se lâchent, prend peur au jaillissement d’un for intérieur. Jef dévisage mal un profil, toise l’inconnu qu’il est dans la rue. Il fuit sous la pluie l’image zébrée des flaques. La terreur du visage interdit l’erreur, la faute d’itinéraire, l’égarement sauvage. Elle est morte. De sa belle mort, en quelque sorte. Depuis lors, je réfléchis à la sortie. Exit en guise d’incipit. Ma grammaire est faite des premiers mots d’une mère. « Vous devriez venir, vous savez, c’est le paradis ! » Je crois en Déesse. À cause d’une tendresse, de la couleur d’une rose, d’une délicatesse, d’une infinie noblesse. Depuis le bleu des origines, je balbutie un dialecte imprécis, je fignole un peu les contours indécis, je bricole un habitat meilleur, un style de vie dure, une parure, une manière d’être seul. On ne sort de la timidité que par la légitimité. Mais le mieux est de s’y terrer, ne s’en échapper jamais. Un jour, la phrase deviendra de la terre. Ce qui m’a ému, m’émeut, s’unit à l’humus. L’errance d’un style subit un châtiment d’homme. Rien à droite, rien à gauche, entre deux morts, la voie est libre, la vie s’anime, file devant soi. D’Excelsior en Majestic, la vie, la mort, ne dorment que d’un œil, ouvrent les mêmes persiennes d’hôtels borgnes devant l’Atlantique, l’Adriatique, ses rognes, ses chiennes faméliques. J’aimais distordre les mots, dénaturer le « night club », le rebaptiser « Nietzsche club ». Boîte de nuit dernier cri. Jef n’a d’autre émotion qu’une solitaire déraison, une soif de perfection. Tous les zigzags mènent à la même nuit maniaque, au sous-sol d’une boîte de nuit. Allan, le beau ténébreux de Gracq, jette le masque de Jef, baisse le voile de l’histrion Delon. La solitude rôde sur le bout des lèvres, taraude Marcel Carné dans Le Jour se lève. Gabin, l’ouvrier sableur, compte les heures, se calfeutre sur un lit, adossé au murmure d’une foule, balade un revolver par le museau, inspecte les lieux sous le perfecto, suspend le battement d’une tempe, ajourne le petit matin. Delon s’extasie devant Cathy Rosier, prie qu’on se taise devant la pianiste de jazz. Il est pétrifié, muré dans le sel d’un cérémonial sacrificiel. Le barillet de Jef ne s’est pas enrayé. La mort volontaire observe une silencieuse précision, la rituelle minutie d’une passion incendiaire. La balle absente interroge le récit, ponctue l’achèvement d’une solitude. Delon vivant, Jef était mort. Delon mort, Jef est sauf. Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, 2023, pages 12/17) Le livre est en vente à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html

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