mardi 5 novembre 2024
Michel Bouquet aurait 99 ans
Avant de mourir à dix-sept ans, on est venu courir la gueuse, consentir au reniement, applaudir un style, une manière habile. On voit Mauclair, l’élève de Jouvet, l’Athénée. On voit Bouquet, Bérenger, et tous les dangers.
Bouquet. Je l’ai croisé, par effraction, sans le vouloir. Un physique de vicaire créait une distance, masquait un silence calculateur, laissait pressentir une vipère, une langue de vipère.
Le métier de Bouquet, son phrasé, sa diction sentencieuse, monochrome et gourmande à l’occasion, d’une préciosité d’orfèvre, sautait aux yeux, agrippait l’oreille des habitués des grands textes.
Une folie d’archevêque étincelait dans l’œil, mais douceâtre, attentivement démoniaque, proche du malaise, d’une ironie narquoise. Bouquet compose avec une petite figure modeste, chafouine, qui ambitionne le pire, inspire un notable, notarial respect.
Bouquet, Serrault. Leur folie ecclésiastique voisine sans pour autant se décalquer. Celle de Bouquet s’arrête au sourire. Au sourire amusé, à ses plissures de méchanceté.
La démence de Serrault, en revanche, se fait plus insistante, moins stagnante, met les points sur les i, déclenche l’hilarité, s’autorise de conclure. Bouquet restait dans les pointillés. Bouquet était un grand acteur. Il faisait peur. Des deux côtés de la scène. Il figure au générique des meilleurs films de Chabrol.
Je le revois dans Ionesco. Il est chez lui dans l’absurde, à demeure dans une interminable agonie. Bérenger 1er. Bouquet est le premier et dernier de cordée d’une génération. Bouquet final du feu d’artifices, du jeu d’un grand artiste. Le roi se meurt.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, décembre 2023, pages 54/55).
L’ouvrage est commercialisé par l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
lundi 4 novembre 2024
Sergio Larrain aurait 93 ans
J’avais tout faux sur la photo. Je la considérais de haut. J’en méprisais l’hypothétique paresse d’index. Sa lissité de papier glacé interdisait le travaillé d’artisanat. Je me sens mal avec le machinal.
Or j’ai révisé mes idées, changé de préjugé. Si Barthes et "La Chambre Claire » m’ont ouvert la tête et ôté ses œillères, reste que la photo me déconcerte. Elle me touche peu. J’aimerais écarquiller les yeux. M’ennuie son découpage gratuit de la géographie.
La magie d’un art m’est révélée sur le tard. La photographie d’un maître du Chili a illuminé ma nuit. J’ai besoin de Larrain comme de pain. J’ai besoin de m’abreuver aux lumières de Valparaiso. J’ai besoin des petites filles du passage Bavestrello. Je regarde Santiago autrement qu’avec des mots. Sergio Larrain me tend la main, un miroir sur les premiers matins. L’homme de patience donne à la vue ses lettres d’évidence.
Larrain photographe s’est sauvé du monde bref. Il s’est retiré des hommes et de Magnum. Larrain fait le saut, fait écho à Rimbaud. Il fait d’un passe-temps matière à éblouissements. Il prescrit à son neveu, Sebastian Donoso, des conseils pour les yeux, des secrets précieux : « Il faut partir à l’aventure, comme un voilier, toutes voiles dehors, aller à Valparaiso, aux îles Chiloe ou parcourir les rues toute la journée, errer, errer encore dans des endroits inconnus, s’asseoir contre un arbre lorsque l’on est fatigué, acheter une banane ou un peu de pain… c’est cela, prendre un train, aller dans un endroit qui t’attire et regarder, sortir du monde connu, pénétrer ce que tu n’as jamais vu, se laisser porter par l’envie, se déplacer beaucoup d’un endroit à l’autre, là où tu le sens…peu à peu tu vas rencontrer des choses. Et des images vont te parvenir, comme des apparitions, prends-les. »
Fichée au bout d’une impasse de Montparnasse, la fondation Cartier-Bresson a tacheté ses douze murs de centaines de rectangles, de figures d’éternité. Les visiteurs se taisent. Ils dévisagent l’œuvre d’un sage. Ils sont cueillis à la sortie, saisis par les silences du Chili. Ils se sentent sots devant les photos de Sergio.
Larrain renonce à la mastication. Au ressassement des mêmes tourments. L’homme qui regarde ne mâche pas un chewing-gum. Il goûte une joie. Il fuit le spectacle, il guette un miracle. Il n’imagine rien, pas d’histoire, ne trace aucun chemin, ne cède à nul espoir. Larrain va au vent, derrière les paravents. Il est fouetté par les embruns du matin. Il ne décolle pas sa joue du soleil, des conseils des grands ciels. La splendeur est au bout d’une lenteur. L’inaction veille au mûrissement des passions. Il se clochardise à cause des marchandises.
Larrain s’accoude au parapet, extrait un fragment de soi de son artisanat minier. Il vagabonde en son intime réalité. À l’image de l’enfant, la photographie naît d’un moment d’égarement.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 75/76).
L’ouvrage est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivant :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
dimanche 3 novembre 2024
Deleuze, mort le 4 novembre 1995
Serres apprécie Deleuze, le désigne comme « un ami de vieillesse ». Tous deux ont musardé par les mêmes sentiers vicinaux, les chemins de terre accidentés, voire à travers champs, au détriment des lancinantes autoroutes de la pensée. L’un et l’autre considèrent que les concepts sont des personnages vivants, des figures de chair.
Serres s’assied par terre, s’adosse à l’armoire blanche. Nous sommes allongés sur le lit de la chambre. J’actionne la télévision. Deleuze parle de « l’acte de création ». Le philosophe au shetland mauve a enregistré une conférence éblouissante à l’école de cinéma du Trocadéro. Il inaugure une collection de vidéos prestigieuses. Je propose à Michel de prendre le relais, dans le sillage du penseur spinoziste. Serres se relève : pacte conclu.
Sept ans plus tard, Gilles Deleuze quittait ses amis pas ses lecteurs - pour aller acheter des cigarettes, aller voir ailleurs s’il fait bon mourir.
A Saint Léonard de Noblat, l’homme aux semelles rebelles pensait à la petite reine, l’autre, pas celle de Fausto Coppi, la jolie Sophie qu’il aimait sans mesure. Deleuze ressemblait à l’homme de terre, pas à l’homme de tête, qu’il s’était faite, qu’il avait si merveilleusement faite.
Deleuze donne de quoi vivre pour l’hiver, se vêtir la peau et les os quand il fait froid sur les idées, de quoi penser jusqu’à l’été.
Sans philosophie fixe, il se meut dans les saisons, il émeut par les mots, il est mort d’un claquement d’aile. Shetland de jeune homme, visage brave, Gilles Deleuze tend une main de prince, une poigne d’Idiot, confie au temps sa noblesse et ses lettres. « Le peuple manque » disait-il à propos de l’artiste, après Paul Klee.
Il lève sa plume d’oiseau urgent. L’homme au sourire violet s’en est allé. Loin des veules, près du peuple à venir.
Les deux amis de vieillesse sont désormais enterrés entre Garonne et Haute-Vienne.
Ce texte est extrait de « Les fées de Serres » (5 Sens Editions, décembre 2021, pages 35/36).
L’ouvrage est mis en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/476-les-fees-de-serres.html
dimanche 27 octobre 2024
Mademoiselle Boisson
Les actrices meurent avant que la cicatrice ne disparaisse des yeux. Le communiqué tombe comme les derniers gravats, l’ultime éboulis, la finale chute de pellicule, l’extrême clap de cinéma. Christine est morte, au bout du couloir, derrière la porte.
J’ai couru dans la rue. L’escalator n’était qu’un long alligator. J’ai fui les mots, les regards des métros et des quais de gare. Il faisait froid. Le ciel était bleu roi. Le bistrotier servait un vin violet aux habitués. J’ai erré parmi les nappes. Il y avait une vie déjà qui s’était brûlée, un corps frêle de petite fée qui s’agrippait aux parapets et qui jetait des sorts.
J’ai baisé ses doigts, d’instinct, comme il allait de soi. Christine m’avait lu, écrit un mot espiègle qui révélait une complicité. J’avais vu, revu Rome, Venise, la fille du film, la brune interprète du Palais Gritti, et la voyait la première fois, en dehors d’Antonioni.
Elle était là comme un chat, un petit fauve dont la prunelle est une griffe du ciel. Elle faisait luire, comme une parure, l’écorchure d’un secret.
_ Il est bien, votre livre. Fred vous a violé ?
_ Non, c’est moi, le fils, qui ai fracturé le coffre du roi. C’est sous sa dictée que j’écris et sous hypnose que j’ose l’audace.
- Alors Fred ne vous a pas violé.
- Non, je lui ai tout volé. Je suis le dernier rejeton des Karamazov. Vous me comprenez, vous, la Mouette, et qui aimait Tchekhov.
La starlette s’embrume dans ses volutes de cigarette. Le gros serveur à tablier serré se garde d’aboyer. On parle du maître de Ferrare, du brouillard d’Emilie-Romagne et des aurores d’hiver. L’actrice d’Antonioni se remémore les moments rares, les jours d’amour avec l’homme de Pologne. Christine a joué avec Delon. Elle évoque Depardieu, prononce les trois syllabes qui embrasent ses yeux de feu.
_ A table, assez loin de moi, Gérard fléchit l’index, petitement, sans discontinuer, me désigne d’une voix de soie : « Toi, tu viens ! ». Je vois l’œil bleu, le guili-guili de l’espace, la poésie d’un voyou qui s’adresse à moi et me nomme sa voyelle. Je suis comédienne, et déjà un peu reine.
Je sais que la vieillesse ne rend pas les pièces, que la nostalgie est un sentiment qui acquiesce. Le critique écrit du haut de sa chaire, l’artiste griffe du bas de sa chair, hurle des bas-fonds d’un corps. Dehors, les paysages ont l’âge de mes blessures. C’est l’hiver. J’écris sur un coin de buvard usagé qui a séché des larmes d’encrier.
- J’ai aimé le texte sur moi, sur nous, dans « L’amitié de mes genoux ». Le luxe maniériste d’Antonioni. Mais je ne suis pas une petite Arabe, comme vous dîtes, mais de sang antillais par mon père.
- Vous avez du chocolat sur la bouche ?
- J’aime « Fred ». Les profiteroles aussi. Je fignole un livre, un journal intime, les choses vues d’une vie, le film en boucle d’une fille comme Christine, comme moi.
- J’ai couru, gravi les marches quatre à quatre jusqu’à Montmartre. Mes jambes se plaisent à l’endurance, à la cadence d’une course de marathon. En revanche, ma tête aime le sprint, le quart de tour, l’emballage violent de la cendrée sur une distance de cent mètres, d’un livre d’à peine cent pages. A l’entrée, le bistrotier m’a confié que je ressemblais à un chanteur yéyé.
- Je ne m’appelle pas Christine Bibine. Mon nom, c’est Boisson. « Fred » est un alcool raide. Je fume des cigarettes et je lis vos phrases entêtantes. Et puis, je m’interroge, vous savez, vous, Christian, pourquoi tous les hommes sont chauves ?
lundi 21 octobre 2024
Christine Boisson, visage d'Antonioni
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d'une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu'au plafond. Il cherche la fille du film. L'histoire d'un regard suffit à l'incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères: le cinéaste, l'homme aux longs doigts. Antonioni l'apprivoise à moitié. Masseria d'hiver, couleur de cendre, s'y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d'une jeunesse à Ferrare. Mavi s'échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l'italienne. Représentation proustienne. L'actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s'égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d'attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d'Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l'étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine.
Ce texte évoque Christine Boisson dans « Identification d’une femme ». Bouleversante actrice, très belle comédienne. Il est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, page 83, juin 2018)
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
samedi 19 octobre 2024
Le fou qui travaille
« Je travaille comme un fou ». J’ai entendu quelque chose d’approchant venant d’un président, avant qu’il ne dissolve. Travailler comme un fou, c’est bien le minimum minimorum. Faute de quoi, on travaille du chapeau, on s’illusionne de mots, jusqu‘au délire précisément, à huis clos dans un bureau.
La plainte, le gémissement, la jérémiade, le geignement témoignent d’une misérable faiblesse de fausse altesse. Le vacataire du « Château », le châtelain élyséen, ne dispose pas de l’instruction nécessaire à l’exercice, même sommaire, de sa fonction.
Le fou qui travaille confesse une béance, une faille de taille : l’ignorance d’une humilité, d’un devoir d’excellence, qui récuse une vacance, s’exonère d’une molle inconsistance.
Il n’y a pas à tortiller. En vérité, il n’y a qu’un métier : orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur.
jeudi 17 octobre 2024
Michaux, mort il y a quarante ans
Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d’oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. À moins de la voler au Collège : le cliché d’un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l’intérieur. Visage d’oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d’après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d’escogriffe effacé. Sinistre et drôle.
Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. À lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche. Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d’un marin, raté d’avance, et les mots qui font signe de la main. S’entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu’une brique, plus déchiffrable aussi : un livre. À quarante ans, vingt ans aller-retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. Visages de Jeunes Filles, un texte lentement halluciné, une prose royale d’ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C’est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d’une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l’univers, il voit l’écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate.
Gracq évoque la saveur évanouie d’un chewing-gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses Lettrines. À la relecture, la fadeur d’un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici Visages de Jeunes Filles. Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie.
Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants : « Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dis, je vous l’assure, il y a quelqu’un qui saigne ici. » L’homme, l’orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d’images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l’œil qu’on appelle des paysages. Aujourd’hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. « C’est comment qu’on freine ? » Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c’est-à-dire de coquetterie mahométane, à la Céline.
Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze : « Je nage la tête haute, hors de l’eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément ». Sauf, qu’à l’image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n’est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s’amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu’un secret, je le garde.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 53/54, juin 2018). Il est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
Inscription à :
Articles (Atom)