Dans l’avion qui griffe le ciel d’Atlantique, je lis Maison Jaune. A trente-trois ans, on est
mort ou père de famille. Ce qui est la même chose, plutôt deux fois qu’une.
En route pour l’Amérique, j’ai rencontré Dominique de Roux
dans ce drôle d’oiseau corridor. Un long bruit d’étoffe venait des réacteurs.
D’autorité, j’ai décidé pour l’urgence : livre d’honneur. « Ce qu’il
me fallait écrire là, c’est précisément le testament de ma jeunesse :
l’écriture noire et blanche ».
Arrivée à l’âge des couleurs, des livres peinturlurés
qu’on jette à poignées, la littérature s’est enlaidie du cliquetis de ses
bracelets. L’écriture noire et blanche, sous-titrée dans la langue
d’avant-siècle, se nomme encore cinéma muet. Elle laisse les restes et fioritures,
je veux dire le parlant, aux assemblées de non-voyants. Car la couleur des
origines, c’est la lumière de ciel par la fenêtre. D’où vient le luxe. Et les
ombres s’y dessinent à plaisir.
Chienne de lecture que celle de Maison Jaune, émaillée d’images de passe qui en filtrent l’accès.
Aux premiers jours, la liberté est indémêlable de sa grande sœur, la fatalité.
Toujours ensemble, ces deux-là s’entendent comme larrons en foire, nous
trompant à l’excès derrière des masques de loups.
Pour arracher le vocabulaire, il faut un retour aux
sources. L’auteur de Maison Jaune est
un bandit de grands chemins qui taraude la terre, couleur d’emballage, et
chaparde les souvenirs aux branches, de ses poignets veinés d’encre.
Dominique de Roux rôde sur les lieux d’un crime, sur les
traces d’une jeunesse de sang. A la lettre, il écrit un livre de bras
d’honneur. A mesure des chapitres, à mesure des cassures, les cercles
s’amenuisent sans jamais neutraliser la proie du temps qui passe.
L’écriture est celle d’un grand brûlé. Trouée comme un
damier. Avec des taches de soleil sur le parquet des mots, couleur de missel.
L’écriture grince pareille au bois de marqueterie, dans un cri d’os qu’on
esquinte mais qui ne fléchit pas.
Ce livre fait figure de débarras splendide, où vieillissent des pans de joie, où rutilent à peine
déballée des fiancées mortes : « La mer, le soleil, les marées de
fleurs et d’oranges, la Sicile merveilleuse. On fait tant de bicyclette, de
tours en barque, de batailles de pamplemousses, et tout est si beau que je
voudrais que vous voyez ».
Il entasse les cartes postales anonymes, New York et
Wilhelmine, les maîtres Gombrowicz et Pound, les petits aussi, emmêlés dans
leurs chaînes. Autant de paragraphes qui se querellent dans un embrouillamini
de roi. Il y a plusieurs images-seconde qui se chevauchent. Et à la fin du
livre, histoire de brouiller définitivement les pistes, la pellicule casse une
fois pour toutes.
Dans l’avion, un œil dehors, j’avais les mots du poète
pour lire le monde, si bas de plafond soit-il : « …détresse que les
passants appellent brouillard et qui est l’ivoire réduit à ses
nervures… ».
Ce petit livre appartient à la tradition noire des
recueils de prière, dont les mots se cabrent en faisant signe. Sur les visages,
la mort souffle au plus près, leur donnant ce genre de beauté travaillée, si
hautement sophistiquée.
Je sais un peintre dont les plaies luisent au mur des
galeries. A livre ouvert, j’y reconnais l’écriture, ébouriffée d’élégance, de
Dominique de Roux. La poésie lacérée de cet homme est faite au couteau. Dans le
secret de l’écorchure. Dominique de Roux imprime ses à-coups, joue avec le feu.
La primitivité de plume est signe d’une civilisation de
princes. Avec faste et mots de moine. Sur la page, des fragments de dureté
précise se détachent comme éboulis de marbre. Dominique de Roux annonce la
couleur : « Aristocratie et peuple sont du même bois. Et quand
l’aristocratie est vaincue, le peuple est exclu ». Entre-deux, la morale
des vainqueurs, gens des bourgs, qui manquent de corps, désespérément. Cette
variété-là fait eau de partout, « inflammable pour n’importe quelle
connerie ». De prime abord et jusqu’à mort
d’homme, le courage aguerrit les meilleurs et les meilleurs seulement. De
Céline, disait-il : « Ecrire, ce n’est ni faire carrière ni prolonger
ses humanités. Il faut avoir la force, ne servir que sa vision ». Ou le
rire de granit des statues de Fulda.