Pourquoi écrire Fred ?
Parce
que c’était une nécessité, une exhortation intérieure, un diktat de mémoire.
Fred, c’est en quelque sorte l’homme de ma vie. Je lui dois d’être né. Je lui
dois surtout d’avoir continué l’aventure.
J’ai
écrit Fred presque d’une traite, dans un bonheur presque irréel. J’ai rédigé
sous sa dictée, exprimé presque sereinement, ses abîmes et ses vertiges. J’ai
fait le portrait d’un artiste, non pas méconnu, mais introuvable, d’un artiste
insituable, sans autre vocation que l’émerveillement, la contemplation des
splendeurs du monde.
Fred,
l’artiste sans œuvre, est un modèle, non seulement pour moi, mais pour tout
poète authentique, tout créateur de beauté.
Le
livre écrit, je me sens dépossédé. J’ai l’impression d’avoir abandonné Fred, de
l’avoir évacué de moi, de l’avoir chassé à jamais. Mon corps s’est rabougri.
Fred s’est extrait de ma chair. Il est devenu un objet nu, un petit bouquin, un
modèle réduit comme un scalp d’Indien ou une photographie jaunie.
Moi,
le criminel de ma sœur jumelle, je me sens désormais l’assassin de mon père, le
tueur de mon ange gardien. D’une certaine manière, j’ai tué Fred en moi. Pour
revivre en lui, il me faudrait le réécrire, sans jamais en achever le récit.
C’est
pourquoi je suis triste, j’ai la sensation d’être vide. Ecrire Fred, c’était
finalement une folie, un acte irréparable. Les injonctions de la mémoire sont toujours
à manier avec des pincettes. On ne joue pas impunément avec des allumettes. Mais
il est trop tard, un peu comme dans Pierrot
le Fou, quand Ferdinand se peinturlure le visage en bleu, allume la mèche. Pas
moyen de revenir en arrière, d’arrêter l’incendie. Avec Fred, j’ai touché à de
la dynamite, je me suis amputé pareillement d’une partie de ma cervelle.
En
attendant d’y voir plus clair, j’ai foncé, tête baissée, dans l’histoire de
Tita. Il s’agit cette fois de la femme de ma vie. C’est important. Mais c’est
une parenthèse avant de retrouver Fred, de le réintégrer à mon bord, de le
réincorporer. Car il me manque. C’est un fragment de moi-même. Fred, c’est un
livre sans fin. Plusieurs volumes n’y suffiront pas.
Drieu
La Rochelle cite Nietzsche, en exergue des Notes
pour un roman sur la sexualité : « On n’aime plus assez sa
connaissance aussitôt qu’on la communique aux autres » (Par-delà le bien et le mal, 160). A vrai
dire, j’ai le sentiment d’une pareille dépossession.
Mais
au fond, l’enjeu de cet ouvrage, c’est de tenter d’accomplir un travail qui n’a pas d’autre exigence que la
beauté – je dis bien tenter, avec sa résonance d’échec – sur une œuvre d’art,
elle bien réelle, ancrée dans une
chair, déroulée sur une vie, évoquée
ici par bribes, flashs, épiphanies, la vie d’un artiste secret, sans papiers, vierge
de toute justification. Pour finir, je dirais de Fred ce que Nicolas de Staël
ambitionnait d’être : « Mieux
qu’un monsieur ». C’est en quelque sorte un sous-titre.
Comment définir Fred, en trois lignes ?
Fred,
c’est un précis d’éthologie humaine. Je reproduis avec minutie les menus gestes
et les élans naturels d’un corps singulier, les manières de se mouvoir, de
s’émouvoir d’un homme secret, fastueusement sauvage, fulgurant.
Mais
Fred, a-t-il vraiment existé ?
Fred
a existé, de manière flagrante. Il a existé dans mon regard sans jamais le
fuir. C’est seulement quand on me fermera les yeux qu’il fera ses adieux. Mais
le livre, s’il est un récit vrai, s’autorise la liberté d’inventer, ou plutôt la
possibilité de raffiner, de polir la réalité, de la rendre plus aimable. Car il
en va de la santé de la phrase. Je me souviens du tournage de Deserto Rosso, le chef-d’œuvre de
Michelangelo Antonioni. Il repeignait la nature, coloriait la géographie des
lieux pour que le réel ne soit pas tel quel mais appartienne à son film. Toutes
proportions gardées, j’ai peut-être procédé un peu comme cela. Dans un livre,
c’est la sonorité du mot qui commande et le style qui gouverne. Les fantaisies d’écriture ne sont
qu’obéissance à cette loi.
On
sent l’importance des signes, du regard des choses qui semblent décider de vos deux
destins, qui déterminent la relation entre Fred et vous, l’auteur du récit.
Pouvez-vous préciser le sens de cette communion ?
Fred
est un forestier. Il plante des arbres. Il procède à des éclaircies, opère des
dépressages, sélectionne les meilleures tiges. De mon côté, j’utilise le bois
de trituration quand je confectionne un ouvrage. J’écris sur du papier qui fait
écho à la forêt.
C’est
un tandem, Fred et moi, qui n’aimons que les livres, qui sont notre trait
d’union. Mais cela ne suffit pas. Fred lit les volumes de sa bibliothèque avec
ferveur, avec une piété d’autodidacte. Il alterne Proust et Achille Talon, mêle
Balzac et San Antonio. Il est possédé par les livres, tous les livres, les
révèrent en silence.
Mais
dans sa quête impossible, Fred veut davantage, non pas les écrire – il y a des
scribes pour cela -, mais les polir, leur choisir les plus belles parures,
peaufiner les reliures, les draper d’une royale majesté. Comme s’il voulait
défier le temps de la décomposition, guerroyer avec la poussière, en découdre
avec le néant. Fred pratiquait l’ironie comme personne. Jusqu’au dernier jour,
me manquera son humour. Fred séjournait dans la dérision, sa véritable nation.
Un dernier
mot que vous aimeriez chuchoter à l’oreille du lecteur ?