Louis Poirier est mort un 22
décembre. C’était il y a douze ans. Julien Gracq avait quatre-vingt-dix-sept
ans. Depuis, j’ai l’impression que la langue française est moins aimée.
« Les
livres à pensées dispersées de Julien Gracq - une demi-douzaine - consentent à
cette politesse de vous laisser errer parmi l’éventail des pages. On ouvre le
volume au petit bonheur. La main sent le grain cartonné comme l’écho lointain
d’une paume. L’auteur nous invite au libre désordre de la lecture, nous convie
au délicieux plaisir du vagabondage littéraire. Chaque phrase est vêtue d’une
parure absolue, d’un habit définitif. Elle est une œuvre sculptée, en plein
présent, sans avant ni lendemain. La phrase qui suit est un autre roman. Le
livre entier est un chapelet égrené, phrase après phrase, où se récite
l’artisanale prière. On range les précieux
opuscules par couleur d'arc-en-ciel. On saisit l'ouvrage par la tranche ocre,
entre l'olive et l'azur. On touche du doigt la jolie facture de la maison
Corti.
Je suis gracquien, livre deuxième. Car l’histoire
d’Allan et de Christel est écrite juste après Au Château d’Argol, l’œuvre inaugurale, saluée d’entrée de jeu par Breton, le maître de Gracq. A toute
fiancée d’alors, j’abandonnais le précieux livre, le récit intouché d’une
arrière-saison balnéaire, d’une attente et d’un secret, troués par la magie
d’Allan, scandés par l’altier désœuvrement de jeunes gens hors du temps.
Gracq exécuta cette luxueuse nouvelle, ce petit
roman à couverture d’azur, dans l’inconfort de la guerre et la promiscuité de
chambrée. C’est un livre, venu de Silésie, qui ne lâche plus son lecteur,
immobilise un cri. Il faut le lire haut, extraire les mots du silence, risquer
l’aventure de la voix, donner aux voyelles leur couleur originelle. J’ai récité
le texte de Gracq dans ma retraite à Highgate, en pleine lumière de
Méditerranée, sous les toits de Paris, dans un grenier de Normandie. Je
confiais à la phrase de Gracq le soin de réveiller le monde, d’imprimer sa
marque sur les saisons, d’établir son style sur les choses de la géographie.
L’homme impose à l’époque sa stature d’artiste. Il
a cent ans, mille ans, tout le temps devant lui. A l’heure où les regards se
perdent, comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un
rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens,
Julien Gracq est planté devant les eaux
étroites du fleuve, simple et loin, dans la splendeur du travail fait.
L’écrivain Poirier domine la littérature du dernier
demi-siècle, de la tête et des épaules. Il s’est tu, s’est retranché dans un
silence fracassant, s’est consacré seulement à ses impérieux tourments. Bref,
il s’est appliqué à polir sa manière de dire. S’il a parlé, c’est pour refuser
net le trophée des lettrés. Il était dans ses livres comme l’ermite dans ses
psaumes. Vers le grand âge, la ronde des admirateurs a raccourci ses cercles, a
réduit ses manœuvres d’approche. Le déjeuner littéraire au bistrot du coin est
devenu matière à publication rapide. Mais Gracq ne décernait pas de bons points
à la cohorte des compagnons de l’hypothétique tour de France. Il remuait des
souvenirs sans importance devant la Loire de son enfance.
Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre
littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont
pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa
langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle
appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la
gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant
plein.
De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien
qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de
Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes
de « la princesse des contes », femme fatale des Mémoires de Guerre.
Il
n’appartenait à aucune académie. A personne. Aux seules voyelles et consonnes.
La mort du vieil écrivain est une plaie vive sans cicatrice possible. Un homme
au long règne nous abandonne en rase campagne. Je me recueille à l’écoute des
premiers accents de Parsifal. Je prie le dieu majestueux des beautés
inexorables. Sans défense, nous sommes tirés comme des lapins, jetés dans
l’errance d’une lointaine enfance.
Tout
va vite sous la dictée du souvenir. Escalier, rue de Grenelle. Destination
Louis Poirier. Sonnerie timide et doux toc, toc. Personne. Je me sauve car j’ai
peur. Je me réchauffe d’un rugueux florentin au chocolatier du coin. Ma jeunesse
faiblissait. Je projetais un « Cinématogracq », festival imaginaire
des films muets cités dans ses carnets non massicotés. Reste l’attente, le
risque d’attentat, le désir et l’amour, les trois mots du Christ :
« Noli me tangere ». J’ai aimé sans mesure le rituel somptueux d’Un Beau Ténébreux. L’irréalité d’Allan
s’est plantée dans ma chair à pleines canines. Morsure d’une vie. J’étais peiné
que Gracq répudie ce livre de
jeunesse. Il avait bouleversé la mienne et fléché sa sortie. Le marcheur
d’après-guerre, professeur au lycée Malherbe de Caen, arpente la route qui
chemine vers Villedieu-les-Bailleul. Au loin, à main gauche, Gracq désigne les
bois ébouriffés. C’est la forêt de Gouffern : j’y suis né. Je suis né,
pour la deuxième fois, d’une page des Lettrines.
C’est un signe de la main, un bonjour de pèlerin. Nuit noire de décembre deux
mille sept, nuit d’ardoise sur la splendeur des phrases. Rien de nouveau sous
le soleil des voyelles. A ceci près, que la beauté est en péril. C’était de
petits livres ouvragés, à peine cartonnés, de la taille d’une boîte de
cartouches, qu’on s’échangeait comme des talismans. C’était une certaine idée
de la dignité d’ouvrier.»
(L’amitié de mes genoux, 5 Sens
Editions, 2018, pages 49, 50 et 51)
L’ouvrage
est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html