vendredi 28 février 2020

Age zéro, patient pivot

Je relisais les épreuves de Dancing de la marquise. Je serai à deux tiers centenaire quand l’ouvrage paraîtra à la mi-mars.
La relecture des cent soixante pages m’a absorbé. J’en étais resté à « l’âge pivot ». Mais entretemps, l’actualité en a perdu l’écho. Les olibrius ignorent les us et coutumes du coronavirus. On se concentre désormais sur « le patient zéro ».
Age pivot, patient zéro : tout se mêle, s’emmêle, s’embrouille. J’en ai ma claque.  Age zéro, patient pivot : ma seule urgence, c’est un livre de mots, Dancing de la marquise.

dimanche 23 février 2020

Faim de poireau

Le match contre Galles avait de la gueule. C’est la charnière qui a gagné la guerre. Ntamack est un fils à papa d’épopée. Chez Dupont, tout est bon. Jailli du diable vauvert, l’arrière tricolore a planté l’essai libérateur entre les perches totémiques comme une banderille, une flèche de grand péril dans une peau gaëlique. Bouthier, patronyme de pugiliste, les a sonnés, les a boxés en artiste.
Willemse, monstre de bravoure, s’extrait des corps de brutes, s’échappe des duretés du tas, aplatit, c’est son tour, dans le glorieux en-but.  Ollivon est un coureur de grands horizons, le capitaine des raids de montagne. Je consulte les annales. Il est l’Olivier Magne, le légendaire coursier du match.
Ntamack intercepte l’ovale avec une dextérité, une grinta, une vista, le panache d’attaque d’un jongleur de concepts. Vingt minutes à quatorze, nous subîmes la loi du Gallois sans fléchir un genou ni courber une échine. Le Quinze de Galthié témoigna sa grosse santé. Je revois Bamba, venu du banc, allègre au combat, qui d’entrée de jeu fit de son mieux, défonça la mêlée.
Galthié est le Deschamps du rugby. A Cardiff, il est sacré pour les meilleurs motifs. Le colonel Fabien galvanise les siens, les aguerrit aux grandes querelles. Les coqs, nos héros, se sont nourris de poireaux. Ils aimaient ça. Les grands gars s’en sont donnés à cœur joie. A Cardiff, on a vu de quel bois ce Quinze-là se chauffait. On se prend à rêver à du beau, fier et preux rugby, à du jeu joyeux à la Maso, Villepreux. Merci Galthié !

mardi 18 février 2020

Une histoire de fou

Georges Bernanos est né le 20 février 1888. Il a 132 ans aujourd’hui, quatre fois l’âge du Christ.
L’œuvre brille comme l’étoile de ses yeux, sur la photographie d’illuminé, rutile inutile comme un brutal coup de gueule dans les belles lettres.
Il ose, Bernanos. Quatre fois l’âge du Christ: il n’a pas vieilli, n’a pas fléchi d’un iota. Bernanos ressuscite une joie, la lumière, la poésie du grand gars du Golgotha. C’est un artiste monstre. « Sous le soleil de Satan » calcine tous les bons sentiments.

Une histoire de fou. A dormir debout. Au grand soleil d’une vie achevée, l’homme de la croix fait face, attendant la relève. Foudroyé comme un orme centenaire, déchiqueté par ses ouailles. L’abbé Donissan est mort au confessionnal, dans la posture du vif. Mordillé dans sa chair, des chevilles à la tête, des mornes peccadilles qui laissent au paroissien ce teint de linge, ces traces de doigt. Le curé de Lumbres, visage de craie, est touché au flanc, arrêté par les chiens, dans le taillis de ses prières. Chut ! Donissan va dire un dernier mot, nous donner ce qu’il est, sa sainteté écartelée. Elle éclabousse aujourd’hui nos figures d’esthètes.
Bernanos a taillé l’abbé sublime à sa mesure, avec au coin des lèvres un sourire de chien, la rosée sur sa gueule. Ce grand bonhomme, engoncé dans sa soutane, parle d’une voix de soie. Il marche dans la plaine, hagard dans la nuit, converse avec le ciel et la terre, le diable et l’horizon, posant brutalement ce même regard, voleur de bleu. Quand il écoute les mots des hommes, il pince sa lèvre d’enfant sage, la tient sauvagement serrée comme un poing. Cette bête de somme et de prière fait un métier de pointe, au bout du désir. C’est parce qu’elle manque la cible des choses que la littérature est un roman-fleuve.
« Le Soleil de Satan est un feu d’artifice tiré un soir d’orage, dans la rafale de l’averse. » Georges Bernanos est cet archer de l’absolu, qui fiche un bouquet de flèches dans le mille du ciel bleu. Avec cette force bouleversante qui charrie la beauté, qui arrache d’une même cognée, les pans sauvages du monde et les larmes d’enfant. Il a l’étoffe, la toile de jute du romancier, la folle endurance des grands bâtisseurs de récit, ce corps de croisé saturé du sang de Donissan, et au-delà, cette fine poésie de l’œil qui fait les phrases exactes, comme des étincelles, scande et colorie.
Donissan, percheron de Dieu, secoue l’encolure, envoie Satan valdinguer dans les décors, va comme un cheval fou au spectacle de l’homme. Le harcèlement d’insecte fait mal, fait mouche. Au premier cahot du péché, il bute dans la nuit, dégringole comme « un pauvre homme à la gueule pleine de terre ». Au matin, Donissan répare la toiture du presbytère et pareillement rafistole les âmes, à corps perdu. L’homme aux brodequins tachés de terre subit le supplice des marchands de mots, ces fauteurs d’ordre, nouveaux curés des places publiques.
C’est pourquoi l’abbé prend l’air. Dernier aigle royal, le saint de Lumbres sait la victoire certaine du piapia. Les hommes sont là, frais et roses : officier de santé, parlementaire, académicien. Le vain gratteur de signes, Antoine Saint-Marin, capitaine au long cours des petites péripéties de lignes, déchiffre avec stupeur, sur les lèvres du pauvre confesseur, ce formidable cri d’adieu : « Tu voulais ma paix, viens la prendre ! »
Bernanos écrit haut, car l’enfant parle fort dans l’obscurité. Tout a déjà été dit, sauf les petites secondes d’une vie qui n’ont jamais figuré nulle part.
« C’est fait des douleurs de la terre, le meurtre. Tout vie est cruelle parce qu’on n’est jamais assez sensible, jamais assez prévenant de soi, des autres. » Avant de couper court, Staël, le peintre, fait signe aux enfants de l’hiver, qui rient au grand air du bonhomme de couleurs. « Mais le vertige, j’aime bien cela, moi. J’y tiens parfois à tout prix, en grand. »
« A la limite d’un champ de poireaux », Mouchette habite une maisonnée sans histoire et sans joie. Un beau jour, la petite fille à malice, aux « beaux yeux, couleur de violette », perfore le néant, déballonne l’enflure des gens de bien, des gens du bourg. « Que voulez-vous que je fasse d’un univers rond comme une pelote ? » Mouchette blasphème, puisqu’elle raille le bon sens des salauds, joue à chat avec cette réalité de haine, cet enfer de bas de laine.
Au château du marquis, l’ignoble brasseur dénature la douleur en doléance, voit d’un cri la destinée de l’effrontée : « Elle a du sang sous les ongles ! » Telle une balle de chevrotine, le picotement du mal est entré dans Mouchette.
Avec une attention précise, Donissan déracine la joie qui flambe en lui, et fait siffler, sur son dos de chair strié, la discipline de fer des flagellants.
A l’homme, cette poignée d’humus, il n’est de condition que le partage de la douleur. Au petit jour, les chemins du mauvais prêtre et de la fille perdue se croisent, sous une lumière oblique, dans une clarté de cendre. Donissan voit trop loin dans le cœur de l’enfant. Au fond des yeux d’homme, il lit comme on hurle, ses gros doigts repentis comme s’il fouaillait ses propres entrailles, l’insupportable litanie du blasphème ordinaire.
Hors toise, Bernanos envoie l’époque au diable, et son haleine de mandarine pourrie. Il obéit aux ordres, à l’injonction de Claudel : « Il faut prier car c’est l’heure du prince du monde ! » Bernanos sait de quoi il parle : « Le diable, c’est l’ami qui ne reste pas jusqu’au bout. » En ces temps de fanfare et de joueur de tambour, où les oreilles sont pleines d’affreuses rumeurs, les saintes voix de la beauté ont péri, ou presque. Aux irréguliers, à l’idiot des sentiers, Staël encore, du haut de sa peinture effarante, l’ordonne : « Exige l’exception, ce ton-là, sans y toucher comme un gris de Corot ! » A chaque mot, Bernanos tombe sur un os. Il tâche de vivre. Malgré tout. Il est mort à la première heure. Il refuse la première pelletée des cimetières de la terre. Il ne lâche pas sa révolte comme ça : « Ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. » De Bernanos reste La Joie, et le chant de Chantal. 

Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 79-82). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

Une première version de ce texte est parue dans « Art politique et littéraire », numéro 1, revue dirigée par Grégoire Dubreuil, novembre/décembre 1987.


vendredi 14 février 2020

Nourissier, artisan cordonnier

Il valait mieux que la griserie d’une notoriété, que les artifices d’un magazine, que le capitanat du prix Fond de Court. Voilà neuf ans qu’il est mort, satisfait d’un surcroît de médailles. C’était en février, le quinze sur le calendrier. Avant que sa mémoire ne flanche, François Nourissier écrivit un livre bien policé, de petit bourgeois, franc du collier, un texte de fier artisanat.  A défaut de génie est un ouvrage de cordonnier qui, s’il masque un visage, ne manque ni de métier, ni de panache.

« Je musarde dans le gros volume de Nourissier. Lecture d'avant-dîner. J'ai cédé à sa mauvaise tentation. J'ai ressenti de la pitié suspecte pour le vieil homme défait. Jusqu'alors, j'étais dissuadé par l'ennui d'un visage. J'évite sa barbante mélancolie.
A Défaut de Génie est un livre sans cérémonie, un manuel de coquetterie. Nourissier s'applique. Il donne un ultime coup de collier pour figurer sur la liste des épargnés. A corps perdu. Vain courage d'enragé. L'ancien compagnon d'Aragon n'est pas un grand fêlé des mots. Il n'est pas brûlé au dernier degré. C'est un bon serviteur, comblé d'orgueil et d'honneur. Il fait de son mieux. Il écrit juste, net et concis.
Il nous émeut à vouloir nous sourire un peu, du coin de ses yeux embués. Il parle comme personne de la maladie de Parkinson. Il cause du malheur, l'évoque de l'intérieur. Je lui dois d'avoir revu mon père derrière sa phrase lucide. D'avoir peut-être conversé avec lui, partagé sa longue douleur muette. Avant d'entrer, j'ôte mon chapeau.
Nourissier sait ressemeler les souliers. Dans A Défaut de Génie, la langue française est bien chaussée. Elle peut cheminer à son aise dans la tête du lecteur. La laideur est plus forte que la mort. L'artiste n'écrit pas, le pistolet sur la tempe. Il pratique la chirurgie esthétique de son propre visage. Il se refait, non pas une jeunesse, mais une illusoire beauté de papier. Nourissier noircit la page, barbouille son triste visage. Il rate sa tête comme Giacometti échoue au seuil du portrait. Il vieillit, épaissit les rides de sa disgrâce. Il fait l'économie du mot fin: "Ouste !"


Ce texte est extrait de Dancing de la marquise, à paraître chez 5 Sens Editions (avril 2020)

mardi 11 février 2020

Lagarce et la grâce

Je songe à Lagarce, grand gars des lettres françaises, renégat de race. Un style, c’est une manière d’être seul.
Aujourd’hui, 14 février, il a soixante-trois ans.  Il est mort, il y a un quart de siècle, pas à moitié, tout entier, sans avoir publié de petits feuillets. Son Journal est une splendeur, un chef d’œuvre absolu, son théâtre est joué, reconnu, beau à faire peur. « J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne ». Je suis au premier rang. Je témoigne d’un ébranlement durable.

« Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose.
Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace.
En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton.
Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots justes, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider. »
Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine.
Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté. »  Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère.  Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraîcheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale. »


« Dancing de la marquise »,  5 Sens Editions, à paraître en avril 2020


mardi 4 février 2020

Le testament de Serres

Serres est mort à sa table de travail, un dernier feuillet rédigé, le livre ultime achevé, la page deux cent quarante-trois ponctuée de l’épithète « gracieuse ». Dernier mot qui fait écho à Dieu. Serres sort en seigneur par un grand texte testamentaire.
Serres a bouclé son odyssée sur la terre. Serres m’avait confié, sans jamais l’écrire, que « La pesanteur et la grâce » avait décidé de sa vocation philosophique. Simone Weil l’avait dissuadé de la bataille navale, l’avait enjoint de lâcher les armes, l’avait orienté rue d’Ulm. Adieu la mer, ses guerres, ses hideux, ses odieux conflits.
C’est un livre grave, admirable, qui chemine vers la joie, la légèreté d’une sainteté. L’extase mystique est au bout du périple. Il réunit la pensée d’une vie, l’éclaire d’une lumière finale.

Serres réfléchit à la puissance de l’absence, à ses entailles décisives dans le réel. Point de chute, point d’impact, « point chaud ». L’abstrait gouverne le concret. Il est des lieux invisibles, trois réseaux virtuels, qui naissent en Grèce de manière presque contemporaine, créent le consensus monétaire, la convention linguistique, l’idéalité mathématique, touchent le monde tel quel, les choses matérielles d’une géographie, au point d’en dévoiler une connaissance, d’en risquer l’hypothèse d’une vérité. « Pour n’avoir aucun sens, l’argent, le x de l’algèbre, une lettre d’alphabet peuvent avoir tous les sens ». L’ubiquité sémantique fonde une puissance, autorise la saisie du réel. Les paroles volent dans l’espace, tel un nuage d’encens, telle une prière qui demeure un mystère. « Longtemps, je n’ai pas compris et comprends malaisément ce qu’il en est de la prière ». Ces volutes invisibles accèdent à l’ubiquité divine.
Le testament de Serres est une méditation sur l’Epiphanie. Il a pour thème l’enfant de Bethléem. Les trois rois illustrent les trois invariables puissances, les réseaux d’or, de savoir et de langue. La Nativité est un choc pour la pensée. L’Incarnation figure « un point chaud », concept majeur de l’ouvrage. Les monarques s’agenouillent devant l’extrême fragilité, l’état naissant, l’essence même d’une religion. Le monothéisme s’inscrit dans « l’âge axial » défini par Karl Jaspers, ligne d’horizon des grandes religions du continent eurasiatique, surgies presque ensemble, dans un temps voisin de l’invention de la monnaie, de l’alphabet, de la géométrie.
Serres définit l’homme par le virtuel. Le nouveau-né, dans son infinie faiblesse, est riche de tous les impensés. A l’image même de Dieu. « Divin et humain, cela se nomme Incarnation ». A cet instant, Dieu percute l’axe des réseaux de connaissance, la ligne horizontale des pouvoirs terrestres. On dirait le schéma d’une croix. C’est un événement considérable, le commencement minime d’un religieux qui répand sa totalité dans l’existant, qui relie l’infime au grandissime, vraie déflagration riche de toutes les informations du monde. C’est une sorte de reprise, de rappel du Big Bang initial, de la création d’origine : « l’immense dans le point, l’être dans le néant, le tout dans le rien ». Le religieux fait feu, flèche de tout bois, annexe le visible et l’invisible, squatte la chair et l’imaginaire, le matériel et le spirituel.
Au spectacle d’Hiroshima, la vie de Serres a basculé, bifurqué définitivement. Une lumière épiphanique, un ciel d’étincelles criminelles ont embrasé la terre. Serres a mesuré la folie de Nagasaki. La science avait dégringolé le soleil sur la terre. Les hommes ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Le point chaud d’Incarnation saute à la figure des nations. Alors Serres choisit la philosophie, littéralement « la sagesse de l’amour ». Il sait désormais que le point chaud d’Incarnation est à manier avec des pincettes.
Point chaud, épiphanie : le miracle grec, lui aussi, était  une « bonne nouvelle », mais ionienne et sans Dieu.
Avec le christianisme, naquit le sujet, l’individu transfiguré, délivré de ses prisons identitaires, de ses appartenances superposées. Paul de Tarse résume d’une phrase la métamorphose : « Il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave ni citoyen ». Ego credo. Personne d’autre que la personne, juste le moi jailli d’une foi. Le moi est absolu, existe intensément, mène à la pleine santé d’une sainteté, conduit à l’extase, à l’expérience mystique. Le saint homme est un grand brûlé. Pascal dans son Mémorial, racontent l’aventure du feu d’un for intérieur, nouveau point chaud, au-delà des mots. « Je m’extasie, donc je suis ».
Le miracle de la communion des saints est figuré par la Pentecôte, joyeuse réunion d’une multiplicité partagée, d’une polysémie harmonieuse, assemblée symphonique sans victime émissaire, en contre-point de la Passion, modèle d’universalité, allégorie de la musique et des mathématiques. « Neuves saintes écritures ? » interroge le vieux Serres.
Dieu absent, caché, infiniment ponctuel, s’incarne dans l’espace et le temps, depuis deux mille ans et des poussières.

L’être est un concept vide. Il désigne une nullité. Tout au long de son œuvre, livre après livre, sans le nommer, Serres s’est défié de Heidegger. Il privilégie la relation dynamique, délégitime le verbe statique, l’ontologie stable de la chose, au détriment du symbole créateur de mouvement, d’une richesse des nations. Le questionnement de la Présence Réelle dans l’eucharistie, tranché au bénéfice du signe, illustre le choix théologique chrétien. Le papier se substitue à l’or, la convention à la chose, le pain et le vin au corps et au sang du Christ.
Jésus n’a pas de maison. L’errance est un mode d’existence. Le Galiléen s’échappe. Les apôtres se sentent abandonnés. Le Christ les quitte. La cathédrale est la demeure de Dieu. Les fidèles l’assignent à résidence. Une nef de pierre figure la maison du Père. Le toit des hommes supplée à l’absence, aux absences de Dieu.

Serres pense le temps,  interroge sa qualité de tempo, sa fréquence, ses cadences. Si le rythme est universel, le tempo est singulier, révélateur d’une manière d’être individuelle. « Tout est nombre, tout est arithmos ? Non, tout est rythmos ».
A l’horloge, Serres substitue le métronome. La religion mime les rythmes du monde, les scansions des saisons, les temps d’une vie. Le monastère est un condensé miniature de l’univers rythmique, d’un ordre périodique : matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies.
« Il existe autant d’individus singuliers que de points sur une ligne ». Jupiter, c’est-à-dire le jour et le père,  Notre Père qui êtes aux cieux, relient pareillement le monde et la vie, signifient la même chose, sont une même accolade, un même trait d’union fusionnel, définissent au mieux l’enjeu religieux.
Mais le projet messianique du christianisme rompt la circularité du temps grec. L’aventure va de l’avant sans retour au commencement. Dieu le Père crée le monde, son Fils y descend pour y vivre, mourir, ressusciter, disparaître, laissant le vide à l’Esprit. Un moine médiéval du royaume de Naples, Joachim de Flore, invente le dogme de la Trinité. C’est une philosophie de l’histoire qui rejaillit sur la pensée moderne. Le messianisme traversera les siècles, de Pascal et Bossuet à Marx et Hegel.
Or la Trinité exprime la durée diverse du monde, « trois tempos pour un seul temps » : Dieu à l’origine, l’Incarné maintenant, l’Esprit à venir, pour toujours. L’éternité percute le temps, expose l’existence à l’extase.
Dieu se cache. Il est nouvellement né dans une crèche. Il fait noir comme s’imagine la nuit d’après la mort. Serres se saisit de l’obscurité comme d’une fondation, comme d’un état premier à méditer : « Alors, je commence à comprendre que la nuit n’est pas seulement le modèle de la connaissance mais celui de la naissance ». Noir est la couleur de l’infime avant l’aurore.

La religion jointoie le ciel à la terre, accole transcendance et immanence. De surcroît, elle relie les hommes suivant un plan horizontal.  Elle groupe, assemble, associe, réunit. Elle fabrique une communion.
La Passion du Christ est le théâtre de mouvements de foule, l’occasion d’attroupements, un prétexte à déferlement de bandes. Le reniement de Pierre s’accomplit devant un collectif hostile encerclant un grand feu, face à un  jury de hasard qui moque son accent. La scène redouble l’accusation du tribunal, le Sanhédrin, à l’encontre de Jésus. Une paix provisoire se fait autour d’une victime émissaire, scelle une assemblée, légale ou improvisée, au détriment de la justice, au prix d’un sacrifice. Serres fait sienne la théorie girardienne.
Le tribunal n’est jamais qu’une foule assemblée, à peine refroidie de ses haines. Tout se passe comme si Satan gouvernait  les hommes en nombre. Le nous condamne, tue le je. Il exhibe sa violence comme une bonne conscience. « Le collectif ne sait pas ce qu’il fait. Il est violent sans le savoir. Peut-être le sait-il, mais il se le cache ». Cécité que Jésus esquive, prend à contrepied. Jamais Jésus ne juge, ne condamne une personne seule, une personne isolée, une personne au singulier, dégroupé, sans autre appartenance qu’elle même. Autrement dit, le récit de la Passion interroge l’arbitraire du jugement collectif sous couvert de la loi. « Mon royaume n’est pas de ce monde ».
Jésus sauve Pierre, l’acquitte aussitôt. Les larmes de l’apôtre témoignent combien ses aveux sont extorqués par des visages ligués contre lui, par une mimétique animosité de regards connivents qui pareillement le flèchent.
L’indivision d’une petite foule, d’une bande de justiciers, ressemble à un peloton d’exécution. Celui qui jette la première pierre, c’est l’amant de la femme adultère. Le lâchage est le début d’un lynchage. Jésus, qui jamais n’écrivit, trace des signes sur le sable.

Serres assiste aux obsèques de Senghor. Le mot cérémonie dérive de Caere, ville étrusque. Le rite religieux à Saint-Germain-des-Prés rejoint le spectacle du pouvoir. Une foule anonyme dévore du regard les dignitaires de magazine, les célébrités endimanchées. Survivance d’une présence réelle, d’un théâtre charnel. Les nouveaux prêtres sont munis de caméras, brandissent à bout de bras des perches de lumière. Le spectacle de la gloire lie les hommes, les hommes pieux entre eux. Or elle n’appartient qu’à Dieu. Faute de quoi, distribuée entre toutes les mains mendiantes, soucieuses de renommée, la gloire serait cause de mille querelles, source d’indémêlables rancœurs sociales. Dieu désormais, c’est la caméra, l’œil du média. Nous avons fabriqué la machine à fabriquer des dieux. Elle change l’échelle du cérémonial. Ne subsiste qu’un rite, qu’une église médiatique. Nos prières du soir lui sont dévolues. L’image a remplacé l’eucharistie. Faiblesse du vrai, puissance du faux. La cérémonie réelle de jadis révélait l’absence virtuelle de Dieu. La cérémonie virtuelle d’aujourd’hui témoigne de l’absence virtuelle de chacun. La déification de Johnny Halliday est une apothéose romaine.

« Nous ne produisons pas, collectivement, le Dieu du monothéisme, mais il nous produit, alors que nous produisons ceux du polythéisme, comme Bergson l’a prévu ». C’est pourquoi le polythéisme nous semble familier, presque naturel.
Le primat des médias, nouveaux dieux établis, rompt brutalement avec une tradition occidentale de la vérité. S’y substitue la prégnance du consensus. On s’affranchit d’une rigueur issue des origines de la géométrie, on se libère des exigences de la raison imposées par les Lumières. Le consensus du média renvoie au temps de l’alètheia grecque, aux approximations archaïques d’avant la démonstration. Les réseaux de médias résultent de sciences sociales adolescentes, à la différence des machines industrielles nées des sciences dures universelles.

Les hommes se départagent en deux modes de vie, deux modalités d’être : citadins et ruraux. La cité les relie, la campagne les disperse. L’aventure des Gilets Jaunes n’est pas un épisode frivole. Elle s’enracine dans cette dichotomie première.
Jésus répugne à l’habitat. Il ne bâtit pas. Il est libre comme l’air, s’échappe de la mort, s’évade d’une pierre tombale. La vie de Jésus s’ordonne autour de trois dénégations : pas de maison, pas de ville, pas de politique (c’est l’affaire comme l’étymologie l’indique des seuls citadins/citoyens). La ville figure le lieu du tribunal, l’espace des jugements. Jésus s’y rend, va vers la ville, pour y mourir.
A l’opposé, Paul de Tarse chemine de ville en ville. Ses Epîtres concernent les Corinthiens, les Colossiens, les Thessaloniciens, les Romains. Pierre aussi urbanisera le message christique. Saint Augustin plus tard dessinera les contours de la cité de Dieu.
Reste que La Bonne Nouvelle ne surgit pas des cités mais du monde rural. La lumière évangélique se situe hors histoire, jaillit d’une terre, d’un paysage, d’une tradition paysanne, d’une nature sans murs.
Car la ville, Rome ou Jérusalem, siège d’une religion instituée, vitrifiée, ignore la dimension mystique de la Révélation. François d’Assise se démarquera de Paul et d’Augustin, hérétiques ruraux. Le poverello est un Jésus des plaines et des coteaux. La Fontaine et Michelet célèbreront la morale des champs et des grands horizons. Or, à s’éloigner du monde terrien, l’Evangile se fragilise, distord son message à destination des campagnes. L’urbain sacralise l’homme quand le paysan, en revanche, sait d’instinct que Dieu, s’il existe, n’est pas l’homme. Les croyances rurales fraternisent avec la foi de Spinoza. Deus sive natura.
Les sciences molles gîtent en ville, loin des ciels et des labeurs essentiels. Marx est un penseur  incarcéré, prisonnier des murs de la cité. Les sciences dures sommeillent à la belle étoile, saisissent la physis dans ses grandes largeurs, au-delà des périphériques sans mystique.
Jésus ne badine pas avec la religion citadine. Il s’enfièvre au spectacle des pharisiens et des marchands du temple. Car la ville s’interdit l’absolu, se revendique exclusivement politique. Dans le même temps, la religion des champs opère une synthèse des sagesses. Le paysan et le païen, tous deux hommes du pagus, du même lopin de terre, voisinent en un même corps de labours. L’Evangile rural amalgame à sa doxa des reliquats du polythéisme, sous le visage vénéré de ses multiples saints. Dans les splendeurs d’Ombrie, François témoignera du mélange bienveillant des croyances.  
La religion de Palestine se déterritorialise, s’exporte en Occident. Elle décolle du sol, se dépouille de ses origines chtoniennes, fraie un hypothétique chemin du politique au mystique, vise au bout du temporel omniprésent un pouvoir d’un autre ordre, non totalitaire, aérien, une force de libération spirituelle. Serres, le prophète d’un monde de la communication instantanée, l‘admirable écrivain des « Hermès », cinq bouquins de jeunesse, prémonitoires, annonciateurs de nos actualités, redoute aujourd’hui le dieu ailé, casqué, son caducée, qu’il identifie aux terrifiants GAFA, dieux totalitaires, maîtres et possesseurs du lien social, prédateurs de données qui sont notre identité.

Pas de temple, ni de cirque, ni de théâtre, à la campagne. Les lieux de sacrifice, de mise à mort rituelle sont réservés aux villes sans ciel. La mort administrée des cités se répand vers les plaines, dégringole vers les sols comme une chimie toxique, abreuve les chaumières de ses médias funèbres.
Or le monothéisme judéo-chrétien, via les exemples d’Abraham et de Jonas, s’abstient progressivement du sacrifice humain, puis animal, jusqu’à l’eucharistie finale qui ouvre l’ère florale du pain et du vin. Le Nouveau Testament édicte une loi débarrassée du sang versé. La Cène enseigne, prescrit de manger sans tuer. Les plantes à consommer sont autotrophes, ne dépendent que du monde, eau, soleil et lumière, survivent sans l’aide des autres vivants.
Eve au Paradis préfigure l’eucharistie. Il faut imaginer, célébrer, révérer une Eve christique. L’épisode de la pomme rompt l’innocence de la manducation animale initiale, illustre un passage interdit de la chasse à la cueillette, fixe l’instant du péché originel. L’Eve christique engendre un fils pasteur, Abel, sacrificateur de bêtes, un autre laboureur, Caïn, tueur de son frère. Abraham, Jonas et la Cène ratureront à leur manière la tuerie sanguinaire au prix d’une évolution lente et millénaire. La communion est un acte saint, délivré du sang.
Vint la station verticale de l’homme qui éloigna sa bouche d’une première ligne frontale, animale, lui épargna les seules stratégies bouchères. Debout, l’homme libéra sa langue, ses lèvres et ses dents. Hors sol, jaillit alors une parole. Instant sacré où le verbe se fit chair.

Jésus dissout les appartenances, autrement dit la violence. L’étranger est invité à la table des bombances. Aimer son prochain, c’est manger ensemble le même pain. Si Jésus n’appartient à personne, la religion qu’il fonde supprime les oppositions - d’avance il discrédite Hegel -, s’interdit les exclusions, s’affranchit des rivalités. D’où l’universalité des religions durables, plus pérennes, moins périssables, que les civilisations historiquement mortelles.
Le christianisme révèle une histoire de famille un peu particulière. Il s’exonère d’une généalogie familiale traditionnelle. Ce qu’on appelle la sainte Famille se détache de la nature, instaure une nouvelle structure élémentaire de la parenté, privilégie l’adoption.  L’amour est un choix, non un déterminisme biologique. Je t’aime veux dire je t’ai choisi, je t’ai librement adopté. C’est une Bonne Nouvelle d’un genre inédit. La sainte Famille déconcerte l’entendement, embrouille le bon sens : Jésus n’est pas le fils, Joseph n’est pas le père, Marie la mère conçoit du Saint-Esprit. Sainte est la famille de Jésus parce qu’elle défait les liens charnels, sociaux, naturels. Exit les relations de sang. Prévaut une parenté divine. Naissent les enfants de Dieu.
Bref, la liberté d’adopter s’extrait de la nécessité, ouvre à l’universel du surnaturel. L’engendrement angélique est d’ordre spirituel. Il refuse nature et culture. Une généalogie féminine est même esquissée : Anne, la mère de Marie, Marie, Bernadette Soubirous, fille de Lourdes. Filiation impeccable, exempt du péché originel – conformément au dogme tardif (1854) de l’Immaculée Conception – entre Anne et Marie, exclusivement spirituelle entre la Vierge et Bernadette. Trinité féminine qui équilibre la Trinité canonique masculine, du père, du fils et du Saint-Esprit.

A ce stade, à cette station du cheminement philosophique, Serres se confie au lecteur, s’interroge tout haut sur son propre credo. « Je crois en Dieu, je n’y crois pas ; je crois pile ; je ne crois pas, face ; pile et face font la même pièce, c’est moi ». Serres risque une hypothèse : « N’est-il pas plus facile d’aimer que de croire ? ».
Aimer. Questionnons la Résurrection. Pareil dogme contrarie la raison, contredit l’expérience. Serres le qualifie de « loyalement faux » au sens où deux et deux feraient cinq. La Résurrection annonce la couleur, affiche une absurdité. En cela, elle ne ment pas. Elle ne cache rien. A contrario, une fausse toile de maître, un faux Vermeer, se présente « mensongèrement vrai ».  Serres est sensible aux pensées loyales.
Le tombeau est vide. Jésus n’est pas mort. Il court les sentiers. Nul ne le reconnaît. On l’a pris pour un jardinier. Il est n’importe qui. Il est incarné dans la banalité. Serres ajoute : « Nous sommes, tous, virtuellement le Christ ». Aimer. Eh bien, c’est reconnaître le Christ en soi, en autrui, en tout homme.

L’histoire des sciences est le théâtre des mêmes aveuglements. Le vrai inventeur est introuvable parce qu’invisible, inaudible, illisible. La communauté savante martyrise les « prétendus » innovateurs. Elle les immole vivants. Au mieux, des générations plus tard, ils seront réhabilités, à la lettre, ressuscités des morts. Mais pas sûr. Car les suiveurs, le cas échéant, s’attribueront l’invention, s’octroieront la publicité, jouiront de la renommée. L’ambition des seconds leur garantit un Panthéon.
Le génie, dépositaire d’une authenticité, est par définition méconnaissable, étrangement insoupçonnable. La Légende du Grand Inquisiteur, que Dostoïevski  relate dans Les Frères Karamazov, ne dit pas autre chose. Nos impuretés nous voilent l’identité du Christ.
Par l’Incarnation et la Trinité, le catholicisme s’apparente à un « mono-polythéisme ». En cela, il se différencie du judaïsme et de l’islam, monothéismes stricts, l’un et l’autre. Il opère une synthèse entre l’anthropologie et le mysticisme.
A vrai dire, la Résurrection renvoie à l’indéfini, au champ de tous les possibles, au blanc qui à la fois somme et masque toutes les couleurs. Vertu du virtuel, elle est par essence une transparence.  C’est pourquoi chacun d’entre nous est une page blanche où écrit le Verbe. Serres précise son commentaire : « L’homme n’est pas ; il peut. Il est le Christ ressuscité. Le secret de la Résurrection gît dans l’eucharistie. Quand tu mangeras du pain, quand tu t’adonneras à la conduite la plus commune, je serai en toi, je ressusciterai en toi ».
En un mot, d’un dogme « loyalement faux », la Résurrection, surgit ex abrupto une singularité, un impensé miraculeux, quelque chose comme l’amour.

Les mots de Diderot s’adresse à Sophie, syllabes de folle sagesse, peut-être de philosophie, d’amour dans la nuit, qu’il confie à sa maîtresse. « Voici le soir, l’ombre tombe. Je ne vois pas ce que j’écris, je ne sais même pas si j’écris ; et donc, partout où vous ne verrez rien d’écrit, lisez que je vous aime ». Serres s’enivre d’un texte sublime qui dit la page blanche, la virtualité créatrice de l’amour.
Mais qui aimer ? Dieu, pardi. Les hommes déchiquètent des bouts de gloire comme des morceaux de chair. La rivalité qui les meut les disqualifie pour la gloire. Une sagesse ancestrale voudrait qu’elle soit inaccessible, tel un pot de confiture convoité qu’une grand-mère percherait en haut d’étagère, loin des doigts concurrents des enfants. Nous serons sauvés des hiérarchies haineuses si et seulement si Dieu occupe le sommet de la pyramide, gloria in excelsis deo, au plus haut des cieux. Le renoncement aux glorioles envieuses donne aux hommes une paix soudaine, une fraternité, un horizon sans comparaison.
Dieu le Père trône à la cime du cône. Il est le Très Haut. Jésus le Fils se situe au plus bas. Il est le Très Bas. C’est un errant, même pas recensé à sa naissance, sur la paille, introuvable dans les Annales, dédaigné par l’Histoire, escorté d’une petite bande improbable, de gens de peu, de sac et de corde, de prostituées et d’adultères. Nul ne jalouse la vie ratée du Galiléen.
Or, entre ces deux infinis, Dieu et Jésus, la louange des anges, le chant des moniales, l’harmonie musicale de Jean-Sébastien Bach comblent l’espace et le temps, relient le ciel à la terre.

Comment aimer ? Par où passer pour accéder à l’Aimé ? Serres peaufine, comme tout au long de son œuvre, une pensée des relations, plus exactement une philosophie des prépositions. Elles indiquent une direction, précisent un sens : à, vers, en, par, pour, entre, selon, suivant, touchant, contre, avec, parmi, avant, après, pendant, durant.
Ces mots humbles, de modeste extraction, fluidifient la langue, la frottent au réel, l’adaptent aux choses du monde. Serres les anoblit au fil de ses récits, les privilégie au détriment des concepts, des abstractions marmoréennes des philosophes à style télégraphique: être et temps, matière et mémoire, mots et choses, différence et répétition, faux et vrai. Serres n’a pas froid aux yeux. Il va mourir au sortir du livre. Il se rit de la raideur d’Heidegger, plaisante un peu ses compagnons de jeu, Bergson, Deleuze et Foucault, moque ses bons amis à la fin de la partie. Les prépositions de Serres font crépiter un feu, danser les flammes d’une pensée incandescente, ondoyante, aérienne. « Le mysticisme brûle de ces flammes extatiques ». Serres voit dans les « Papirer » de Kierkegaard une reprise du Mémorial  de Pascal, une préfiguration de ces prépositions motrices, éparpillées dans les mots comme une nuée de traits d’union joyeux, une multiplicité de gais angelots.

Credo. Je crois. Le christianisme invente le moi. Je crois en Dieu signifie que je suis plongé dans un lieu, absorbé en Dieu. Le credo témoigne que je vis en Dieu comme un poisson dans l’eau. Non pas croire à, mais croire en. S’incorporer dans sa croyance. Credo, confiteor, expecto. Je crois, je confesse et j’attends. La foi chemine vers l’espérance.
Serres se sait « aux portes de la mort ». Les sentiers de connaissance, l’exercice loyal de la raison, ne conduit pas au seuil espéré. L’accès à Dieu est malaisé. La route intellectuelle pratique un détour, ne fait pas progresser d’un pouce.
« J’écrirais mille pages de plus, il m’en resterait mille encore à écrire et je sais désormais que je ne serai pas plus avancé. Je crois, je ne crois pas, presque en même temps ». La foi et le doute clignotent, alternent, se télescopent. Le faux et le vrai se percutent.
Nous sommes à la fois distant du Dieu absent, immensément, et en même temps infiniment proche du Dieu ubiquiste. L’amour relie ces deux infinis. Pascal écrit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». C’est Dieu qui ouvre la porte. « Tu ». Le je seul ne peut.

« Relire le relié » est un ouvrage final. Il récapitule l’œuvre du philosophe. Au fil d’une randonnée zigzagué, Serres s’est heurté à l’idéal analytique, aux découpages conceptuels, aux charcutages rationnels. Or son chantier, bouquin après bouquin, visait la synthèse.
« Avant de mourir, je voulais donc achever ce programme, en relisant les religions de ma culture ».  Serres songe à son enfance, éprouve la nostalgie d’une religion manquante, se sent inconsolable d’une foi perdue. Elle s’est dissoute par la tête. La religion adjoint le cœur à la raison ou, peut-être, n’appartient à aucun des deux. Surtout, elle déploie une troisième fonction, provoque une plénitude corporelle incomparable, s’apparente à un plongement, à une sorte d’immersion musicale intégrale.
Serres est saisi par la musique. Elle pénètre une intimité. Elle viole une intériorité. Elle produit un bouleversement, « une intense extase qu’on appelle l’existence ». Audio musicam ergo sum. J’écoute la musique donc je suis.

L’analyse, son dualisme, ses dichotomies, ses divisions, distinctions, décompositions, fonde la décision, dont les ciseaux se devinent dans le mot.  A contrario, la synthèse se refuse au coup de couteau. Or il est temps pour la pensée de préserver les continuités, de ne plus découper suivant les pointillés. Notre modernité doit réapprendre à tisser et à nouer, à recoller les morceaux. Descartes nous a légué un monde émietté, fragmenté, démembré. Le Discours de la Méthode a produit des déchetteries à l’envi. Serres prescrit l’arrêt des coupes rases, préconise « une aube des reliures », destine l’avenir, le sauvetage d’une nature, aux synthèses attentives, religieuses par essence.
Le doute et la foi sont siamois, requièrent l’inspiration, l’expiration, d’une même respiration. La certitude est une violence. Science et religion s’épaulent mutuellement. La pensée rigoureuse dépoussière la conviction religieuse de ses dogmatismes. La science conforte la religion dans sa vocation, dans sa vraie nature qui est spirituelle. Elle déchiffre en elle sa faiblesse essentielle, qui est le cœur de son message : la non-violence. Le sujet la hante depuis Nagasaki.  
La violence est le mal radical. C’est la face noire de l’énergie. Il nous incombe de la dérouter, d’en détourner l’orientation, de la canaliser. La religion se propose de la sublimer. Il faut transformer la haine en création, l’agressivité en bonté, la guerre perpétuelle en paix durable, les conflits religieux en extases mystiques. Bref, à partir d’un incendie, on invente une chaufferie, d’une tornade on fait un vent salutaire qui gonfle les voiles. Péguy a pressenti pareil cheminement du politique au mystique.  

L’intelligence qui brille dans les yeux n’aide pas à la connaissance de Dieu. Elle parade en son champ d’immanence, interdite d’accès à la transcendance. Elle stationne au Purgatoire, là où l’esprit poireaute dans le poème de Dante.
« Mon savoir n’est qu’une purge ».  Serres tire un trait, relativise son travail. La solution girardienne n’est qu’une réponse provisoire au déchaînement de la violence. Se délivrer du mal. Il est une grâce, une expérience de sainteté, l’extase mystique, universelle, où la présence de Dieu irradie l’homme d’une joie paisible, intense, souveraine.
J’ai refermé le manuel de Michel. Grand livre d’un grand philosophe. J’ai relié le relu. Je suis ému, perdu, un peu abandonné. Sous les mots, qui sont les derniers, j’entends une voix, une joie, un accent qui chantait.