jeudi 28 novembre 2019

Cent soixante-trois centimètres

On s’entasse dans l’échoppe, les tibias heurtent les chaises, les genoux signalent un embarras. J’accède à mon rang.
La librairie recueille mendiants et paroissiens du texte proustien. Le curé agite un bouquin d’exégète saisonnier. Il s’assied en bout de nef, face à nos visages.
L’homme est émacié, d’allure aronienne, tiré à quatre épingles, fragile et cassable, peu malheureux d’être vieux.
De Proust, il parle sans hâte, souligne sa drôlerie. Jean-Yves Tadié rayonne d’une gourmandise bienveillante. Boulevard Raspail, il accueille les maraboutés de l’admirable jeune homme, les ensorcelés du grand Marcel.
Au vol, je happe trois choses de la causerie. Cent soixante-trois centimètres. Proust est de taille courte. Je ne soupçonnais pas son admiration pour Dostoïevski. Je suis frappé par l’ascendant naturel exercé par Marcel : Morand, Cocteau ne lui arrivent pas à la cheville, il le sait, il ne les lit même pas. Proust boxe avec Racine, Baudelaire, Balzac et Saint-Simon.
Gallimard se vide. C’est fini. Un jour, j’écrirai une vie d’Albertine. Albertine Simonet.

mardi 26 novembre 2019

Bardot suffit

Godard a l’âge du Christ. Il filme la lumière, le récit d’Homère, le dos, le joli derrière de Bardot, l’enturbanne comme s’il était Vermeer.
Quand je regarde Bacon, c’est l’orange la couleur des hommes. Quand je vois Godard, c’est le rouge d’Italie qui fait le prix du Mépris. On va de l’appart à la maison de Malaparte. Le corps de Bardot exige l’éternité, un coloris d’été, la sainteté d’un coquelicot. L’Alfa de Cinecitta est du même rouge farouche que la robe de la sublime ragazza, que l’incarnat des meubles Ikéa. Le rouge lipstick indique le retour à Ithaque. La Méditerranée est un sourire innombrable, l’Odyssée un désir d’en finir.
A l’époque, Piccoli était potable. Bardot fait la moue quand elle se tait, la mouette quand elle s’entête. Godard lui consacre un art. « Ecoutez-moi, ce con ! », chantonne la femme vermillon.
Frederic Prokosch était un poète du Wisconsin, établi sur les hauteurs de Cannes. Godard lui fauche son nom parce qu’il aime le tennis et les papillons, lui chipe l’histoire (« Ulysse brûlé par le soleil »), fourgue les deux à l’affreux Jack Palance qui nasillarde la bande-son d’un bout à l’autre de la toile.
Bref, Godard se fiche de Moravia, d’Ulysse et de Pénélope. Il fait gaffe à Bardot. Il l’habille de somptueux oripeaux. Ses yeux s’écarquillent quand il pense à Camille. Il la vêt d’un peignoir jaune, l’accorde à l’ocre des pierres. Fait d’une blonde une brune, alterne les heures, varie la lumière. C’est un film sur elle.
On s’émeut d’une machine à écrire, l’Olivetti à capot gris. Le même vert drape l’épaule de Bardot, colore le cinéma où se joue Viaggio in Italia.
Godard ne s’est pas remis du manuscrit refusé. Gallimard est un malappris. Depuis il s’amuse avec la lumière, se contente des yeux, faute de mieux. Bardot est la plus belle pour aller danser, dégringoler les escaliers de Capri. La mer dans sa splendeur. Le Mépris s’achève comme Pierrot le Fou. Pas besoin de Rimbaud, Bardot suffit.

samedi 23 novembre 2019

"Nous les arbres"/Fondation Cartier

Il était une forêt. Francis Hallé est le botaniste d'un monde de verticalité, l'ardent croisé des canopées. La forêt tropicale est une énigme langagière, un palimpseste végétal entre ciel et terre. Je ressens l'ivresse des cimes. L'homme premier est d'habitat forestier. Le déchiffreur des vies arboricoles entame le récit collectif de seigneurs millénaires.
Il jette mille informations, dévoile les secrets d'une société, révèle l'organisation des hauts végétaux. Nos mots percent mal le mystère d'une langue d'arômes, d'une communication odorante, d'un dialecte d'écorce.
L'arbre lève ses branches vers le soleil, témoigne sa ferveur à la lumière. Il sous-traite la mobilité au règne animal pour se reproduire à distance, à l'écart des fatales concurrences. L'arbre est désir de connaissance.
Au fil des ans, Francis Hallé a rédigé un gros bouquin savant. C'est un manuel de joie, un mémoire à sa gloire, qu'il faut lire le doigt sur chaque mot (Plaidoyer pour l’Arbre, Actes Sud, 2005). L'arbre jouit d'une majesté. Il dispose d'une sorte d'éternité qui assied sa souveraineté. Hallé est le Champollion désigné des modes d'expression de la canopée. Le vieil homme est au commencement d'un savoir, applique la raison à de nouveaux territoires.

(Fred, pages 40/41, 5 Sens Editions, 2019)
 https://catalogue.5senseditions.ch/fr/19_christian-de-maussion

dimanche 17 novembre 2019

L'art des apparitions

Bacon est un peintre d’instinct, qui colore la toile de contours humains, dont l’obsession est la sensation. Les pinceaux nous rentrent dans la peau, perforent un corps, trouent la figure. « Dès qu’une histoire s’élabore, l’ennui s’installe, l’histoire parle plus haut que la peinture ». Francis vend la mèche. C’est pareil en littérature.
Je suis revenu à Beaubourg, un beau jour, aimanté par la peinture du sixième étage. A la remorque d’un art brutal, éperonné par une beauté qui s’interdit le paysage, les joliesses de la pire espèce, la fausse piste d’une histoire.
Bacon ne raconte rien. Ne ramène pas sa fraise : il orne les cimaises. Il vise une fraîcheur de coup de poing. C’est un sentiment véhément qui se recueille en pleine gueule.
Je me sens bien parmi les toiles, une peinture exécutée entre deux bitures, ses figures charnelles en diable, jamais conceptuelles, soumises au vent de l’éventuel, au seul verdict de l’accidentel.
Rien n’est peint d’avance. La couleur est à peine sèche. La peinture de Bacon est l’art des apparitions, loin des sottes narrations. « Illuminations ». Rimbaud accole à la poésie un  autre mot. Ils fabriquent un même risque.
Si Bacon n’a rien à dire, il s’attache à ne pas mentir. Noblesse oblige. La chair est une terre, flagrante de vérité, une évidente réalité bouchère, une sorte de pornographie groggy. La couleur sonne, un corps frissonne. J’ignore au juste ce qu’on appelle un homme, mais si je reviens voir les selfies cabossés de l’Irlandais, c’est que précisément je n’ai pas le choix : je suis chez moi, face à la terreur d’un corps.

mercredi 13 novembre 2019

Poulidor est mort

« J’abhorre Anquetil et ses rondes victorieuses. Poulidor est battu comme d’habitude. Je lui accorderai, contre vents et marées, toujours la même mansuétude, le salut d’un enfant à l’endroit du poète artisan de la petite reine » (Fred, page 66, 5 Sens Editions, 2019).
Poulidor pédalait sans effort, sans étoffe de leader, sans rage de vaincre ni rictus de terreur. Il aimait la bicyclette, lui avait consacré une vie d’athlète. Il musardait dans le peloton sans autre ambition qu’un bonheur de roue libre. A quarante ans passés, Raymond n’était pas usé comme tant d’autres grimaciers de l’asphalte. Il tenait la dragée haute à l’imbattable Merkx. Il guerroya avec Anquetil, lui donna du fil à retordre. Mais les cérémonials d’étape étaient réglés d’avance. Poulidor s’attribuait le panache, Anquetil se contentait de la figure de stratège.
L’ère pompidolienne s’accorda à merveille à la poésie champêtre d’un champion sans urgence. Raymond, l’homme du Limousin, était une sorte de dieu païen, la coqueluche des clochers. Le peuple des terroirs adora son bon sourire de paysan, ses échecs, ses malchances de coureur. Saint Léonard de Noblat était un lieu de culte.
La nation s’identifiait à Raymond, gilet fluo avant l’heure et la manie des ronds-points. Poulidor n’endossa jamais le mythique, l’élyséen maillot jaune. Poulidor était unique en son genre. Malgré sa rusticité d’origine, Raymond était d’une délicatesse de jeune fille. Antonin Magne, son entraîneur sportif  chez Mercier, vouvoyait Poulidor. C’était le seul du peloton. Question de pudeur. Poulidor est mort. Silence. On se décoiffe devant la dépouille exemplaire.

mardi 5 novembre 2019

Tous les hommes s'appellent Bacon

La toile est un ring. Le boxeur est une viande d’abattoir, une chair incarcérée, un corps tordu de douleur. Bacon peint la contorsion. C’est son mode d’émotion. Ses autoportraits sont des selfies de bête traquée,  des bouts de visage tuméfié, des moitiés de trogne scarifiée.
Le boxeur est déganté, premier de saignée dans la tranchée, cogné de l’intérieur par d’indicibles démons. Manque à Bacon Jésus le guérisseur pour éradiquer le diable,  chasser Belzébuth, souffler sur sa gueule pétrifiée, ventiler ses narines de sordide miséreux.
La vitesse de la douleur est étourdissante, invite la bête à la danse, lui assigne une humilité d’homme, joue du fouet de palefrenier, du lasso de dompteur de chapiteau.
S’il y a la viande pantelante, son destin de charogne, il y a mêmement le cri primal d’homme qui longuement ressent le mal d’un flagellement dément.
La gymnastique du loustic est sans acoustique, murée dans une figure sans murmures. On dirait la haine d’une finitude, la rage d’une solitude.
Les anamorphoses de Bacon ne sont pas roses, mais couleur chair, teintée de vilaine terre. Le peintre saisit l’effraction, la torsion brute. Dans  ses courbures de hyène, le boxeur sans adversaire se retranche en ses entrailles, calcine une déréliction dans un soleil intérieur, pervers, d’hiver. Le pugiliste est un artiste. Un monstre.
De là jaillit la couleur impeccable, sans péché, rutilante, luxueuse luxure de peinture aux grands aplats satinés d’orange et de jaune, arrière-plans à vif comme des brûlures de glace.
Le boxeur est entortillé dans ses nœuds d’humanité musculeuse.  Il est coincé à perpétuité dans un cérémonial de cruauté. Le corps se distord, s’accroupit, se nourrit d’élans coupés, s’envenime de lents mouvements reptiliens. Bacon hurle une chiennerie, en farde la féerie. Tous les hommes s’appellent Bacon.