jeudi 9 avril 2015

Fragments d'un sentiment

Depuis l'origine, aux abords de l'école, j'aligne des mots devant les choses. Je me décoiffe devant la beauté. Je tranche dans la langue française. Je confectionne des textes, mes petites écritures, comme des recettes de confiture. Je suis sensible à l'écho des bocaux. J'aime le goût de mandarine de ce que j'imagine. J'entasse des milliers de pages de mes séjours dans les nuages.
Aujourd'hui, j'ai envie de faire une photographie du dépôt, de tout ce ramassis, de toiser la hauteur des stocks, de métrer le linéaire littéraire. Après quoi, j'empaquèterai ma marmaille, ficèlerai la marmelade, cachèterai le glorieux matos.
J'hésite entre deux titres sur l'enveloppe. Je garde la main sur La cicatrice du brave, référence à la chaude pisse de Flaubert. Mais je me laisse tenter par Fragments d'un sentiment, qui touche aux éclats de balle du journal.

mardi 7 avril 2015

Une langue étrangère

Chambre trois cent vingt-cinq, huit avril, Sainte Julie. Maman est morte. Dimanche, je vois ses yeux d'aveugle, blancs comme un texte manquant. Je sens ses doigts. Maman a choisi son côté d'oreiller. Elle est couchée dans un lit en chien de fusil.
Elle dort d'une respiration régulière. Elle est confiante comme une enfant. Elle est loin de moi. Elle est avec les anges, plus qu'avec mes phalanges. Je touche sa paume. Ma peau, mes doigts ne lui font ni chaud ni froid.
Je suis muet. Je ne sais pas parer au plus pressé. J'entrouvre une porte. Maman est morte en quelque sorte. On ne s'est rien dit du bonheur, on s'est manqué à un quart d'heure. J'ai du mal avec les images d'hôpital. La mort m'est une langue étrangère.
J'écoute son souffle comme la musique de l'amour, l'extrême misère d'une chair. Avant qu'elle ne se désaccorde, avant que la mort ne morde, avant que les jours ne se fâchent et que la mémoire ne s'ensable. Elle se donne en madone. J'emmagasine une faiblesse comme une force invincible. Je veillerai jusqu'à son réveil.

Zéro

Le zéro est le signe du chiffre ressuscité. Il opère en dépit du bon sens. Il règne en grandeur quand il divise. Il fractionne jusqu'à l'extrême. Sa fracture est l'infini. Le zéro contamine les nombres, les frappe de nullité arithmétique dès qu'il multiplie.
Il n'ajoute ni ne retranche. Il se fiche du progrès, ignore plus et moins, croissance et décroissance. Le zéro est sobre, svelte comme une révolte. Il court l'espace du vertige. Le zéro jouxte l'infini qu'il crée ex nihilo.

lundi 6 avril 2015

Noli me tangere

Les grandes orgues ébranlent une cathédrale comme une marée fouette un littoral. La prière est le savoir impossible d'un sanctuaire. La musique vient d'entrailles telluriques. La basilique étourdie est un chant d'éboulis.
Il est de bonne heure, elle court, elle pleure. Les officiants murmurent un latin, drapés d'une bure bleue de Klein. Marie de Magdala est mue, émue, remuée par ce qu'elle a vu, à deux pas. Rien, le Seigneur, la fondation d'une religion. Dieu de ses yeux. Le christianisme résulte du tombeau vide comme les mathématiques du mystérieux zéro.
Il est de bonne heure. Marie croit ses yeux, vainc sa peur. Elle s'adresse au jardinier. Mais son regard l'égare. Jésus la nomme dans un cri: "Marie !". On ne sait rien au juste de Jésus et de Marie, sauf que Pierre au tombeau est distancé par Jean, l'aimé du Christ.
L'Eglise traîne des pieds, se débarrasse de Marie comme d'une femme de mauvaise vie. Avec dureté d'amour, le Christ coupe court: "Noli me tangere". Jésus est intouchable. Il tangente le ciel et la terre.
Le paradoxe veut que Jésus se donne jusqu'à l'os, se laisse dépouiller d'une vie dont la fragile eucharistie est une sublime effigie. François Cassingena-Trévedy exprime l'intuition d'une foi avec une admirable concision: "Il n'est point ici-bas de proie toute innocente, de proie à l'état pur. Examine-t-on les choses avec tant soit peu de soin, et l'on s'avise bientôt que toute proie est en réalité prédatrice de quelque autre proie plus faible qu'elle... La seule proie véritable, la seule proie absolue est celui qui, infiniment plus bas qu'ici-bas par position naturelle et consentie, a déclaré: "Prenez et mangez: ceci est mon corps" (Etincelles IV, Editions Ad Solem, page 89).

samedi 4 avril 2015

C'était aujourd'hui

C'était aujourd'hui. Un jour comme aujourd'hui. Le quatrième jour du quatrième mois. Isidore, saint du calendrier, est un nom de valet de pied. Isidore Ducasse était né du même soleil, pareil qu'aujourd'hui, dans un semblable bruit d'os. Isidore Ducasse, faux comte de Lautréamont, meurt à vingt-quatre ans au champ d'honneur des Chants de Maldoror. 
C'était aujourd'hui. Maman s'est dressée par fierté malgré la contrariété des années. La dernière fois d'une femme de foi. Ses jambes tachetées ont hissé son visage à hauteur de Jupiter, sur le quadrangle de tricot vert. Elle rit à ses acrobaties de tapisserie.
Elle est debout, en joue. Elle oppose un corps de cristal à la métamorphose murale. Elle est frêle comme une grâce du ciel. Elle est en première ligne, vêtue d'amour et de courage, couturée de partout.
La nuit va tomber comme un rapide verdict. Maman chute sur la table en bois brut. Elle se fracasse le visage, voit la mort en face.
Elle a salué sa maison, l'auditoire de sa mémoire. Ses yeux bleus ont imaginé l'adieu. La porte de l'entrée a grincé. Un rayon de soleil a jauni les carreaux. Je l'entends m'exhorter à lui tenir compagnie:
- Vous devriez venir, c'est le paradis !

vendredi 3 avril 2015

De la musique

La musique se passe des choses, merci, se moque du monde. Elle advient, surgit, rougeoie. Elle s'entend entre deux néants. C'est une symphonie d'un nouveau monde. L'escapade sonore s'affranchit du sens mort comme on coupe une soif à travers chants.
Les deux mondes - le musical et le brick and mortar - se ressemblent comme deux gouttes d'eau, s'accordent sur l'étrangeté, le manque d'écho.
Les insensés s'apparentent volontiers, se débrouillent d'un bruit de fond. Dès l'origine, la musique est fille du numérique, fuit les géographies analogiques. Elle se stocke ad libitum dans une mémoire d'homme. Elle n'encombre pas la tête d'un surcroît d'octets. La musique est fabless. A défaut d'usine, elle s'imagine.
Sa vie est une bougie entre deux nuits. Elle taquine deux zéros monumentaux, deux tacites nullités, deux admirables vides. Elle musarde en chemin, dans l'intervalle du rien. Nous autres, depuis la naissance, sommes faits de cette incandescence.

jeudi 2 avril 2015

Saint Dick

Le calendrier des postes réserve des temps de parlote, des moments d'assemblée, des plages de longs bavardages. La réunion de syndic est une cellule psychologique.
On vote à tire-larigot. On se jette des noms d'oiseau. Le copropriétaire s'arc-boute sur un lopin de terre. Il défend mordicus son humus. On se réunit des heures pour se faire peur, tester les humeurs.
La thune colore les figures d'une couche d'amertume. L'argent facilite le coup de sang. On guerroie sur l'ascenseur, on pactise sur les ordures. Le droit se fait valoir de manière ostentatoire. L'esprit du tantième impose une géométrie des haines.
On observe le culot d'Esculape. Une criaillerie de toubib révèle une menterie ordinaire, une blessure d'honoraires. Un médecin prodigue ses bons soins à ses fifrelins orphelins. Après les palabres, les paraphes. L'arrière-pensée est interdite de cité. Le compte rendu gomme la querelle de rue. Le culte de Saint Dick est un rituel sympathique.

mercredi 1 avril 2015

La photographie

J'ai besoin de me dérouiller les doigts. Je crains la déception du crayon. J'hésite à extraire la photographie de son album d'étagère. J'aimerais la reproduire, tracer des zigzags sur un cahier de repentirs.
J'hésite, m'invente un motif de fuite, me piège à mon satisfecit. Je ne suis guère au clair avec mes zébrures austères, mes petits dessins d'instinct. Je tourne autour, je passe mon tour.
J'ai envie d'une page comme on griffe une joue. Je veux une figure comme on dénature un regard. J'attends parmi les signes. Je guette une lumière assassine. Rien ne presse à l'accomplissement d'une justesse. Ma main s'entraîne au dessin d'une prière. Je songe au moine de Ligugé.
"Si obscures et douloureuses que doivent être - qui sait ? - les circonstances de notre trépas, il faudrait que nous fussions aussi sereins à disparaître que le soleil est magnifique à se coucher ".