samedi 30 janvier 2021

La reconnaissance du corps

Les profs de gym sont des plagistes de cour de récré. Ils occupent des cases de fainéants dans l’emploi du temps, des espaces blancs dans le cahier de textes des écoliers. Ils végètent en survêt. Pourtant, ce qu’ils prêchent ne court pas les rues : ils enseignent la vertu du corps. Au sens romain de courage. Au sens actuel de virtuel, d’accès au champ des possibles. Pas rien, pas moins que le joli baratin des profs de latin. Leur matière est méprisée par les doctes des ministères qui ne goûtent guère leurs manières. La discipline du corps est traitée par dessus la jambe. A vrai dire, ils pratiquent la philosophie sous des airs d’ahuris. Ces Aldo Maccione du gymnase répondent à l’interrogation de Spinoza : « Qu’est-ce que peut un corps ? » Rien de moins. Dans un petit livre d’entretiens qui tient dans une main d’enfant, Michel Serres, notre meilleur penseur de la mer, de la terre et des relations élémentaires, dit sa dette aux modestes éducateurs de la rectitude physique. D’eux, le philosophe alpiniste, troisième ligne aile et artiste sait que le corps est d’abord. Au commencement de toute aventure, y compris de l’esprit. Qu’il anticipe sur tout principe, qu’il devance l’appel du réel. Qu’il fraie le passage, qu’il précède le concept. « Que le Gascon y aille, si le Français n’y peut aller ». Le corps y va, quand la tête hésite, s’arrête, s’entête au statu quo, tarde à trouver ses mots. Dans la lignée de Montaigne, Serres fait du corps un Gascon téméraire, connaisseur local du réel, premier dans la cordée du savoir. Avant de mourir, Serres inspecte une chair, un cadavre avant l’heure, pratique la reconnaissance du corps. L’ouvrage parachève le travail d’un chef d’œuvre antérieur, « Variations sur le corps » (Le Pommier, 1999). « Mes profs de gym m’ont appris à penser » (Michel Serres, Insep/Le Cherche Midi, 2020)

jeudi 28 janvier 2021

Service Littéraire numéro 145

Service Littéraire est un mensuel rebelle. Il a la dent dure en littérature. Il a une idée fixe : la langue française. Dans le numéro de février, Gaston Bachelard en couverture, je publie mon premier texte. « Mauricette » ouvre le feu. Il est vrai que c’est la vocation de cette croisée de la première ligne, l’impétueuse nature de la première vaccinée française. Certes, mes compagnons de LinkedIn en ont déjà eu la primeur. Mais je ne résiste pas au plaisir narcissique de me relire, de voir « Mauricette » imprimée sur du papier journal. A cela, Service Littéraire ajoute un commentaire très obligeant sur « Dancing de la Marquise », mon avant-dernier livre, dans la rubrique « On trouve ça bien ». Moi aussi.

mercredi 27 janvier 2021

Allez vous faire foutre

Je me réveille. La télé ressasse un journal, rabâche ses nouvelles. Je me réveille. Je saisis le message au vol, mémorise une adresse, pianote les touches du bidule, clique, clique et reclique, confesse un âge, révèle la situation géographique de mon gîte, dévoile un motif de consultation. S’affiche une lumière, une sorte de ciel bleu : « première injection vaccin ». J’exulte. Je bégaie de l’index, clique encore et encore. Un communiqué s’imprime, s’achève à l’impératif. « En raison d’une forte demande, ce centre n’a plus de disponibilités : 1 134 vaccinations vont avoir lieu dans les 28 prochains jours. Réessayez dans quelques jours ou cherchez un autre centre ». Bref, allez vous faire foutre ! On se bat sans cartouches, c’est écrit sans hypocrisie, sans menterie : « plus de disponibilités ». La guerre déclarée au virus, Mauricette en tête, faute d’un chef valide, se poursuit dans une misère noire, s’éternise dans la disette, la mendicité, le renoncement, l’humiliation. Je suis fait prisonnier, ligoté, emmuré. Je raconte une guerre, ma première guerre. Je témoigne de la stratégie Mauricette de l’état-major. Je ne sais pas comment m’évader. Je voudrais sortir de là. Gagner le large, atteindre le petit vaccinodrome du coin, sonner à la porte du 3 rue de Lisbonne. Ma liberté a un nom : Allez vous faire foutre.

vendredi 22 janvier 2021

La Baie des Anges

Hier sur Ciné+ Classic, j’ai oublié la guerre. L’après « Lola » de Jacques Demy s’appelle « La Baie des Anges ». Je l’ai revu. J’aime le jeu. Plus haut, plus juste, plus beau que le travail. J’ai relu un passage de « Dancing de la Marquise ». Je n’en change pas une virgule. Je rajoute la figure de Paul Guers. « Il est des jours où la couleur fait mal aux yeux. Trop de stridence chromatique casse les oreilles. On se réfugie alors dans un passé de luxueux films aux ombres ouvragées. Le noir et blanc repose des cris de couleurs vives. Il apaise jusqu'au son des dialogues. On entre dans La Baie des Anges, le film de Jacques Demy, « comme dans une église ». Le mot est de Jeanne, à moitié paumée, blonde créature rejetée de la vie, égarée sur la Riviera. Il évoque le rituel des salles de jeu aux heures sans soleil. On se décoiffe dans un casino : pas besoin d'écouteurs, de casque ou de fils pour jugulaire. La liturgie de la roulette enivre comme le goût persistant d'un vin voyou. Demy s'applique. La tête du spectateur tournoie comme la bille des rouges et des noirs. La litanie des numéros sortis rythme le récit telle la ritournelle d'un jeu de marelle. La maladie du jeton est peinte avec une juste affection, un charme secret pour les embellies du hasard. On s'émeut de Jeanne et de son addiction, de Jean et de son improbable diction. Mais le plus beau réside dans le "Jean !" panique, cri de chair de Jeanne, détonation finale, dans le bleu du ciel aveugle. La suicidée du tapis vert dépose son arme, se convertit, rentre dans les ordres, s'enfuit du Negresco. L'admirable fin rappelle La Peau Douce, le coup de fusil de femme trahie, à bout portant, sur Desailly, ou l'explosion solaire du Mépris. Autant de derniers cris. C'est l'histoire de Jeanne et Jean, gens sans entregent, adonnés aux jeux vénéneux d'autres salles obscures, dans une ronde infernale ponctuée d'alcools forts. On croise la silhouette nonchalante, presque perverse, de Paul Guers, comédien d’instinct. » Dancing de la marquise, 2020, 5 Sens Editions, page 44/45 Disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/322-dancing-de-la-marquise.html

Ruée sur les Champs-Elysées

Véran était triste, navré - l’anagramme de son nom – des résultats moroses du plan « Mauricette ». Alors Véran a projeté de se doper comme un cycliste dépassé, un gregario vidé au pied de l’Iseran. Et depuis, Véran le conquérant, le sorcier des vaccins, le grand sachem de la pandémie n’y va pas de main morte. Sa cavalcade est irrésistible. Il a ordonné de piquer tous azimuts, de planter des aiguilles comme un torero possédé multiplie les banderilles sur le flanc écarlate du taureau. Dans les hospices, les vieillards cacochymes sont troués de partout. Dans les Ehpad, les blouses blanches vaccinent comme des malades. La machine qui administre la nation fonctionne à merveille, toute seule, applique la consigne sans qu’on lui dise, laboure les chairs à sa cadence de guerre, sans directive aucune. Elle est lancée, initialisée, programmée pour la conquête comme un canard sans tête. A toute berzingue avec ses seringues. Elle pique à tire-larigot : les petits et les gros, les comorbides et les frigides, les déserteurs et les sans-grades, les réformés, les médaillés. Pas de quartier. La machine de guerre s’emballe, fouettée par l’enthousiasme d’un succès triomphal. Rien n’arrête la progression d’une campagne impériale. Les millions de piqués/minute s’entassent dans les registres de statistiques. D’ici l’été, soixante-dix millions de ressuscités seront dénombrés. Plus que la population de l’ancienne Gaule. A la fin de l’année, l’armée de Véran aura éperonné le Vieux Continent en sa totalité. La machine de guerre vaccine à hautes doses. Les grognards de la seringue parlent couramment le Vér(l)an, l’argot des gogos, exécutent ses oukases à la tronçonneuse. France : médaille d’or. Drapeau. Marseillaise. Ruée sur les Champs-Elysées.

mardi 19 janvier 2021

Un acteur, un grand

On ne regarde pas un film. On ne regarde qu’un homme ou une femme. Du coin de l’œil, on n’observe qu’un acteur. On ne perd pas une miette de sa silhouette. On guette une bête, le visage d’un animal de cinéma, les gestes d’un monstre sacré. L’acteur est une histoire dans l’histoire. Mais sans la lourdeur d’un sens, d’une direction unique, d’un générique de fin. Le jeu d’acteur est une musique pour les yeux. Les comédies de Bacri sont des flagrants délits d’acteur. Le malfaiteur y est intercepté dans sa poésie. Bacri joue la colère comme il respire, s’y abandonne par fatigue, peut-être par mépris. Dans le répertoire, il s’approprie l’humeur massacrante, à laquelle il ajoute une lassitude d’attitude, une fragilité, une fatalité orientale. Une humanité. Le désenchantement est son jardin secret. Bacri bégaie sa colère à la perfection dans une diction d’exception. L’imperceptible marmonnement qui débute le coup de gueule est une signature d’artiste. De loin, avant que la caméra ne zoome sur l’escogriffe un peu dégingandé, on se figure Marcel Bozzuffi, comédien de la génération d’avant. Un vague air de ressemblance. Car Jean-Pierre Bacri exprime une singularité sauvage, une fantaisie désabusée, une noirceur pudique qui n’appartiennent qu’à lui. Quand la couleur éclaire son visage, c’est l’émail des dents qui doucement se découvre, dévoile un sourire lent, long, installe une plénitude qui n’est pas négociable. C’est le sourire d’un homme qui fume une dernière cigarette. Dans tous les métiers, il y a des bons et des mauvais ouvriers. En quantité. Mais les grands acteurs, les vrais comédiens, on les compte sur les doigts de la main.

lundi 18 janvier 2021

Clics et logistique

Nos conseils de guerre sont des modèles de pétaudières. La bourbe du réel ne se calque pas du tout sur les axiomes de recherche fondamentale : le désordre n’y est pas créateur d’ordre. Or les petits marquis des palais ministériels s’imaginent qu’avec des clics on construit une logistique. Un mail, et je démêle un chien de ferme entortillé dans sa chaîne. Non. L’addiction au virtuel dénature le sens du réel. Elle illusionne la bleusaille qui gouverne, la persuade qu’elle agit, montre ses griffes avec des essaimesses sans orthographe. Courteline, Jarry, Kafka sont les saints tutélaires de la débâcle des vaccins. La culture de la note de service performative, du mot qui crée la chose par enchantement (comme l’argent, soit dit en passant), perdure dans les bureaux du Château sous la forme du texto réponse à tout, du texto péremptoire sans écho. Mais agir n’est pas écrire, encore moins discourir. Le dévouement des braves maires qui se carapatent, se décarcassent ne suffit pas à bâtir une politique de guerre digne de la nation. Un plan de vaccination réclame autre chose qu’une addition des gymnases. La logistique est un art d’exécution, un métier patient, d’attention, qui exige un doigté, une maîtrise des détails, une bonne connaissance des circonstances. Ce genre de technique ancillaire n’est pas très noble pour l’aristocratie d’Etat pour qui l’artisanat d’un métier n’est qu’une vulgaire et roturière besogne. Le grand Péguy disait : « Le génie n’apparaît nulle part autant que dans le petit détail poussé ». Le mot « terrain » est galvaudé par les politiciens. Ils se targuent de le connaître dans ses moindres recoins. Or ils n’en perçoivent que les « retours », comme ils disent, sous la forme de dossier en papier à classer. La logistique requiert un commandement et des chefs légitimes pour l’exercer. Sans doute, l’armée, la moins naufragée de nos institutions, saurait colmater les brèches ouvertes du politique, les trous béants de l’administration, l’impéritie structurelle des civils. Mais elle ne peut pallier le manque de doses de vaccin, le déficit de seringues pour piquer, le défaut de matériel de guerre pour se battre. Autrement dit, la logistique exige des mains sales, nécessite de les plonger courageusement dans la glaise. Mais a-t-on seulement des mains ? Les clics des conseillers de comités Théodule s’apparentent à de la théorie cérébrale qui, immanquablement, rate la cible des pratiques expérimentales. Les élections approchent. On m’interroge. « Vous voterez pour qui ? Oh, moi, vous savez, je suis échaudé : j’attends d’être tiré au sort. »

dimanche 17 janvier 2021

Assange est seul

Dans sa geôle, Assange est seul. Les tireurs du monde libre l’ont en joue, le laissent pourrir dans un trou. La démocratie est une gardienne d’immeuble. La démocratie revient de suite. La transparence est dans l’escalier. Tarde à se manifester. Le silence des médias témoigne de la vitalité de ses valets. Dans sa geôle, Assange est seul. Il ronge un songe. La vérité. N’en démord pas. Assange est incarcéré pour du lourd, pas du véniel mais du mortel. Dans la doublure de son blouson, on a trouvé des stupéfiants, des doses hallucinantes de vérité. Le hacker sait que la vérité se paie dans une monnaie d’horreur, le même dollar que les crimes américains d’Irak et d’Afghanistan. Dans sa geôle de haute sécurité, Assange est seul, parmi les terroristes embastillés. Wikileaks était un rêve de gosse, une manière de dire, de ne pas mentir, d’avoir des yeux pour les ouvrir, de se tenir devant les exactions guerrières. Le tort d’Assange était de croire aux valeurs d’une démocratie d’apparat, qui se conduit comme une malpropre, sans la moindre éthique dans sa quotidienne pratique. Aucune belle âme à sourire marketing, pas même Obama, aucun chef d’Etat d’Occident, drogué à l’humanisme et à la fraternité, n’a bougé le petit doigt. Assange est malade, n’est plus très solide. Il dépérit dans un bagne du Royaume-Uni, s’étiole dans un cachot de temps médiévaux. Assange est le torturé exemplaire des chienneries ordinaires de la guerre. Assange est un supplicié de la démocratie, un condamné à mort de la vérité. Cela fait maintenant dix ans. Cela ne peut pas durer cent sept ans.

samedi 16 janvier 2021

Bruno Lemaire et Félix Leclerc

Tout ce qui est immobilisé, entravé, empêché d’exercer un métier, bref tout ce qui ne bouge presque plus, à moitié cadavérique, on le nationalise. Mais pas que(ux). L’Etat guette au Carrefour. Les rayons de victuailles et les caddies d’enfants braillards n’appartiennent qu’au peuple souverain. Le pays de Félix Leclerc est éconduit par Bruno Lemaire. Nous demeurons maîtres et possesseurs de nos marchands de jambon comme de nos chansons. Le veto de notre bon Bruno exprime un renouveau aux beaux échos illibéraux. Tout champion national, de quelque activité que ce soit, qui emploie massivement, par dizaine de milliers de salariés, est désormais sanctuarisé. Pas touche. Egaré dans son passé mondialisé, l’investisseur étranger est reconduit à la frontière, au seul contrôle de son faciès d’extraterrestre, d’une mine illégitime de lointain cousin extra-européen. Qu’il garde sa cabane au Canada ! A dix-huit mois de la réélection de Jupiter, Couche-Tard fleure le traquenard. La quarantaine du libre-échange affecte les biens patrimoniaux du CAC 40. Le reconfinement de Carrefour est dicté par la menace d’une mauvaise rencontre, la crainte de fréquentations toxiques. Dès lors, on se recroqueville dans une géographie hexagonale, on se pelotonne at home, on substitue à la concurrence le « Fait en France ». D’ailleurs, dans le domaine sanitaire, on montre l’exemple, on ne traîne pas : les comparaisons internationales ont été supprimées des écrans de télévision, les chiffres locaux suffisent à persuader de la furia vaccinatoire. Mais l’épisode Carrefour traduit un retour aux sources, ressuscite un passé de gauche frondeuse, illustre un moment Montebourg, l’argentier de Bercy d’avant Macron. Notre prince marcheur, Fregoli de l’économie, est saisi ces jours-ci par la débauche nationaliste. Mais la stratégie protectionniste pré-électorale déraille. Car à vouloir barricader ses nobles victuailles et ses épiceries de terroir, le pays s’expose à de mimétiques représailles. Derrière Couche-Tard, il y a des invariants anthropologiques, il y a René Girard.

dimanche 10 janvier 2021

Gracq, le patron

Livre blanc, d’hiver, de la taille d’une boite de cartouches, couverture glacée. Un homme ramène sa phrase. Il aurait cent dix ans. L’écrivain comble un vide, nous évade du covid. Pléiadé de son vivant, Gracq fignole un deuxième tome, lâche des mots, exige un rabiot, exhume un volume. Poirier cause métier. L’éditrice annonce vingt-neuf cahiers à débroussailler, une grande œuvre à paraître, à la fin de l’ultime quinquennat du paltoquet du Touquet. A la seule évocation des « contemporains égratignés », on pense à l’admirable correspondance Morand/Chardonne. Les fervents du culte gracquien ont griffonné « Notules » sur l’agenda 2027. L’art de la dent dure est un genre supérieur de la littérature. Julien le Vieil s’est extrait du cercueil. Il est mangé par les fourmis, démangé par la baguenauderie. D’entrée de jeu, il nous cogne à la nuit d’une Sologne, comme à la vitre ensauvagée d’un alcool d’origine. Gracq, même fragmenté, emballé pêle-mêle, on sait la denrée rare, on la touche comme une relique, on en mesure la grâce, le luxe à saisir, les bonheurs d’écriture où s’agripper. Le mort fait le mur. Au fil de sa flânerie, le scribe ouvrier de Saint Florent réitère ses tours de magie littéraire, peaufine ses envoûtements comme des bouts de testament, imprime un style de lent remuement à travers des pans de paysage véhéments. Quand on lit Gracq, un feu crépite, on sait qu’on est dimanche. L’attente est une volupté, une rétention d’attentat. Les deux se percutent comme dans Le Roi Cophetua. C’est un livre carré, presque trapu bien que mince, qu’on tient dans les mains, que les doigts fixent, qui sollicite un silence, se lit du bout des lèvres, se psalmodie, un recueil de belles choses qui impose une prose, une sèche sensualité, une royale facture d’orfèvre. Il y a des mots jamais vus, venus d’ailleurs, de la forge même de l’auteur - escampative, exhilarant, grumeler, corrugant - , des expressions meurtrières telles que « la floraison de plantes grimpantes » pour désigner les parasites de la culture, « vrais Kamtchatkas poétiques » pour dire la distance stellaire entre le quelconque et l’excellent. Le bric à brac de Gracq recèle de petites gâteries à l’endroit des littérateurs de son format. Au besoin, tempérées de splendides vacheries. Si l’on évacue Breton du peloton - Poirier lui a consacré un ouvrage entier -, Valéry obtient la palme. Colette n’est pas loin, Montherlant est secrètement jalousé : « C’est tout de même un très grand écrivain ». Hugo, Eluard prennent des coups. Proust et Rimbaud en sortent indemnes. Qu’est ce que la littérature, « ce pouvoir de happement sans retour » ? Ce n’est pas compliqué. « Non seulement quelqu’un nous parle à travers ce texte, mais quelque chose, qui est la langue saisie dans son droit-fil » (page 162). La coquetterie du patron de la maison - je pense à Paulhan quand il parle de Braque - nous enchante quand il évoque une production intermittente, une cadence nonchalante en librairie qu’explique un statut de professeur de géographie. « Je ne suis pas du bâtiment, mais je peux faire à l’occasion aussi bien que vous » (page 135). « Noeuds de vie », Julien Gracq, Editions Corti, 2021

mardi 5 janvier 2021

L'abaissement d'une nation

Les frontières sont des accidents administratifs. La géographie fait fi des lignes de paperasserie. L’abattage des haies est un dogme de pensée fédéraliste. La concurrence, cette jalousie des pays, est un moteur de croissance établi. La comparaison de ses nations est le mètre étalon, l’outil de mesure qui valide les connaissances, qui distingue les performances. Ce corps de doctrine libéral, unanime à Bruxelles, ne s’applique qu’en temps de paix, qu’aux heures de calme olympien, de sieste européenne. En période de guerre, de sauve-qui-peut, d’hostilité virale à qui mieux mieux, on nationalise le capitalisme illico presto. Le communisme est réhabilité sans débat, à l’unanimité, imposé manu militari à Bercy. Le salariat d’Etat généralisé est d’ailleurs accueilli comme un kit de survie providentiel. Cette fois, la pétaudière macronienne a donné sa pleine mesure. L’impéritie du pouvoir s’est révélée inventive, imaginative dans ses menteries, bigarré dans ses manquements. Les épisodes calamiteux se sont succédés comme des fatalités climatiques, mécaniquement répétées. Devant l’ahurissant fiasco de la vaccination, l’Etat réfute les comparaisons internationales, ferme les frontières de la raison, installe une chape de plomb obscurantiste sur son inaction, masque la vérité, abolit les faits. Avant de mourir, j’aurai connu une fois dans ma vie, j’aurai ressenti dans ma chair l’humiliation, l’abaissement d’une nation.

samedi 2 janvier 2021

Désaltérer l'espoir

Au coin du feu, les vœux rendent un son lointain. Le covid 19 rappelle la cop 21. On en fait des tonnes dans la propagande. Les laïus n’impressionnent pas les virus. Les blablas laissent de marbre le climat. Les souhaits sont une méthode Coué de fin d’année. Les mots sont des passions sous placebo, une manière d’être content et de gagner du temps. Le chef de guerre invoque l’espoir. Dans son quart d’heure de fausse humilité, d’empathie falsifiée, de satisfecit fabriqué, il agite un mouchoir. Or l’espoir n’est jamais que la forme la plus achevée du désespoir. Dans « Noces », Albert Camus met les points sur les i : « L’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, ce n’est pas se résigner ». La miraculeuse vaccination est la résignation d’une nation. Une vaccination rationnée, qui plus est. La nation, souvent turbulente, est priée d’être lente, de se garder de toute précipitation. Elle sera piquée, à son heure, après mille préventions, au prix d’un luxe de délicates attentions. Mais cet espoir obligatoire, le chef de guerre nous exhorte à le « désaltérer ». Pas compris, l’éclat d’Héraclite. En revanche, j’ai trop bien saisi ce qui suit. Ce lendemain qui chante, cet espoir a un nom de confection locale, d’appellation de terroir, une expression forte de nouveau philosophe : « Le nouveau matin français ». Sous-entendu, midi et soir restent inchangés. Ce matin de magicien définit un destin. Le convalescent de Brégançon termine sa douce causerie par une gâterie de réveillon. Il distribue des bons points, des bouts de sa propre fierté, des fragments de sa majesté à chacun d’entre nous : « Soyons fiers d’être nous ». Rien de plus vulgaire que d’être fier. Là, je lâche. Et Flaubert m’est nécessaire pour calmer une colère. « Les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit ». La reine d’un jour, Mauricette, a clos la litanie des saints du calendrier viral, l’émouvant palmarès des admirables anonymes. Macron au prompteur, politicien retors, c’est Giscard moins le bicorne de polytechnicien.