samedi 31 décembre 2022

Etonnez-moi, Benoît

Benoît, au faux air de Radzinger, a déréglé l'horlogerie de Saint Pierre. L'évêque de Rome, vieillard cacochyme, lève le camp du Vatican. Il quitte la fête. Il a toute sa tête, toujours bien faite. L'homme de l'universel se résume à son missel. Le coup du père Josef est une détonation dans le ciel des nations. Le prélat veut le cloître plus que la gloire. Nul n'est moins roi que l'humble Bavarois. Il veut mourir à Colombey, à l'ombre d'une destinée. Il se dépouille des parures de pouvoir. "Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi". C'est la traduction gaullienne du latin papal. La mort volontaire - pardon, la démission de Benoît rappelle la désarmante économie de moyens du communiqué gaullien. Dans sa retraite, ou plutôt sa cachette, Josef comme Charles, jettera des mots sur une page éphémère, griffonnera des prières, loin des regards planétaires. Vitraux à lumière jaune acide. Les pèlerins recueillis se serrent la main. Les prie-Dieu crissent au son des syllabes latines. Les nonnes chantent avec une lente sauvagerie. La pureté se dessine dans l'été. La paix du coeur se mesure à l'épaisseur du silence. Benoît est un roi dont la règle va de soi. En deux temps trois mouvements, cent quinze hommes d’église se sont donnés un chef spirituel. L’assemblée nombreuse des hiérarques catholiques n’a pas succombé à la tentation de la zizanie, à la séduction du débat querelleur, aux penchants polémiques de la discorde. Elle s’est rangée autour d’un pape, lumineux d’intelligence. A vrai dire, la paix stupéfiante du conclave interroge nos conduites quotidiennes, à commencer par la violence factice de nos réunions usuelles, des échanges d’opinions entre nous. L’homme de haute sagesse, qui s’est imposé avec style, s’appelle Benoît. J’ouvre le dictionnaire. Je lis : « Benoît: bon et doux ». On dit Benoît XVI conservateur. On lui prête ce péché mortel. A mes yeux, un secret, a fortiori un mystère, on le garde. En cela, le pape Ratzinger est conservateur. Dieu merci. On aime la Méditerranée pour sa lumière, cette tonalité du jour qui imprime aux couleurs du paysage leur troublante majesté. On aime la science pour ses lumières, cette rigueur de la raison qui pratique la vérité avec vertu et beauté de théorème. Mais on aime Dieu en sa qualité de « lumière véritable qui éclaire tout homme en venant dans le monde ». A Noël, Benoît XVI a rappelé avec une simplicité de grand théologien que tous les feux de joie ne procédaient que d’une même étoile : « la petite flamme de la bonté de Dieu ». Benoît XVI apprécie la culture française en épicurien de l’esprit. Ce pape mozartien a lu Bernanos et Claudel, « Sous le soleil de Satan » et « Le soulier de satin ». Il nous rend une visite d’aimable voisinage. A cette occasion, il souhaite raffermir la foi vacillante d’une nation paresseusement catholique. Il veut aussi rappeler notre glorieux pays à ses devoirs intellectuels. Il s’adresse à l’intelligence, à la science, aux travailleurs de la preuve. Il accorde la primauté à la raison. Il appartient aux universités de France, aux communautés savantes, aux chercheurs des laboratoires comme à l’honnête homme du XXIème siècle, d’en prendre de la graine. A chacun, il restitue sa dignité spirituelle. Le pape allemand a imposé en douceur sa dilection pour les textes lumineux, denses de sens. Sa pédagogie ferme et sereine a instruit le cœur et l’esprit des foules ferventes. La méditation papale a scandé le temps de nos vies au rythme d’une majestueuse spiritualité. Cette invitation au voyage intérieur rompt avec les bruits ordinaires de l’époque. L’homme de Dieu a touché juste. Sa présence apaisante nous manque déjà. Le monde des criailleries a repris. « Etonnez-moi, Benoît ». Je pense à la chanson que Modiano écrivit pour Françoise Hardy. Mission accomplie. Un fragment du texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, page 97, 2020). https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

jeudi 29 décembre 2022

La fin des haricots (3)

Le sujet, c’est l’envie d’écrire, de faire luire la phrase comme on frotterait des pièces d’argenterie. En chemin, j’ai rencontré le président Macron, les gilets jaunes, le virus de Chine, la guerre. Grand chemin, semé de bandits. Certains de mes livres trouvent une issue littéraire dans la mémoire, des souvenirs recomposés, une vie morte reconstituée. D’autres s’imposent à moi, heurtent de plein fouet une écriture, se présentent tels quels comme des modèles à figurer. Ce sont des croquis d’aujourd’hui, extérieurs au for intérieur. « La fin des haricots » en prolonge les traits, fait écho à l’art des portraits. Il appartient au deuxième style, rosse et féroce. Car je ne considère pas comme fortuit le mot rire dans celui d’écrire. Rire et écrire procède du même élan, du même tourment, d’un même ricanement. Ce dixième ouvrage se situe dans le droit fil d’un premier livre consacré à de Gaulle. Il témoigne d’un retour aux sources. Il s’affiche comme la chronique urticante d’un fiasco national. Les personnages publics dont j’évoque les agissements fugitifs, dont je mentionne les noires impérities, obéissent au monde enfantin de la bande dessinée. A vrai dire, j’observe un théâtre, non pas absurde mais burlesque, où l’acteur au pouvoir endosse la caricature comme une deuxième nature. Je regarde comment s’agitent les chefs à savoir bref. Ce livre n’appartient à aucun genre bien défini. Un peu pamphlet, un peu essai littéraire, peut-être les deux à la fois, il dessine la tragi-comédie du pouvoir. Il s’est écrit à mon insu, tout seul, sans que je le veuille. Là, je parle du livre, comme d’un bloc unitaire. Mais la phrase, je l’ai voulue, désirée, convoitée, courtisée. Il n’y a pas d’histoire. Mais toujours une couleur, faite de consonnes et de voyelles. Et une couleur, c’est beaucoup plus important qu’une histoire. Car je crois que l’imagination la plus pure, c’est de voir de la couleur dans une phrase, dans une écriture, dans un livre. Du ressenti, du subjectif, de l’arbitraire : l’écrit le revendique ici. J’invente au besoin, j’affabule à plaisir. J’observe la gesticulation du pouvoir avec compassion, mépris et moquerie. L’actuelle gestuelle mécanique du pouvoir, à cadence saccadée, renvoie à des saynètes d’un cinéma disparu, aux délires de Louis de Funès, Tati, Chaplin, Keaton, Sennett ou Harold Lloyd. Le genre politique selon Macron ressortit de l’art burlesque. J’écris à la recherche de quelque chose. Je suis un désir dans un désert. Je suis à la remorque de ce désir d’écrire. Alors savoir si c’est un roman, un essai, un pamphlet, à vrai dire je n’en sais rien. Je sais seulement que le désir est impérieux, qu’il exerce un empire ravageur sur mon écriture, qu’il frappe toute laborieuse volonté d’un dédaigneux coup de vieux. Une fois le livre achevé, j’ai été saisi par un vers de Pasolini qui m’a émerveillé : « La connaissance est dans la nostalgie » (Adulte ? Jamais). Oui, mes haricots témoignent d’un cri qui est celui de la nostalgie. Un cri de scrogneugneu. Avant, c’était mieux. Il y avait davantage de soin dans le travail ouvragé. L’éditrice du livre m’a confié que le livre « ne manquait pas d’humour ». On attribue souvent à Boris Vian une phrase qui appartient à Chris Marker, le poète cinéaste : « L’humour est la politesse du désespoir ». Cette politesse du désespoir, je l’ai baptisée, moi, avec mes propres mots : « la fin des haricots ». Bref, j’ai écrit tous les jours des bouts de phrases. A force, cela a représenté une centaine de pages. C’est généralement la taille de mes livres. J’ai relu l’ensemble. Et j’avais l’impression que "ça tenait ». Je n’ai pas projeté au départ que je voulais écrire ce livre. Pour moi, c’était une récréation, un divertissement. Une manière de retarder les échéances. Avant de passer aux choses plus sérieuses, à ce livre auquel je pense un peu tous les jours, celui-là voulu et bien voulu, un livre sur l’écriture, la solitude, le style, le théâtre. J’ai le titre, obsessionnel: « Une manière d’être seul ». Mais je ne sais pas si je suis capable de l’écrire, ce livre. Quand j’écris, j’ai finalement l’impression d’être à ma place. La difficulté est d’y rester.

mercredi 21 décembre 2022

La fin des haricots (2)

Certains de mes livres trouvent une issue littéraire dans la mémoire, des souvenirs recomposés, une vie morte reconstituée. D’autres s’imposent à moi, heurtent de plein fouet une écriture, se présentent tels quels comme des modèles à figurer. Ce sont des croquis d’aujourd’hui, extérieurs au for intérieur. « La fin des haricots » en prolonge les traits, fait écho à l’art des portraits. Il appartient au deuxième style, rosse et féroce. Car je ne considère pas comme fortuit le mot rire dans celui d’écrire. Rire et écrire procèdent du même élan, du même tourment, d’un même ricanement. Ce dixième ouvrage se situe dans le droit fil d’un premier livre consacré à de Gaulle. Il témoigne d’un retour aux sources. Il s’affiche comme la chronique urticante d’un fiasco national. Les personnages publics dont j’évoque les agissements fugitifs, dont je mentionne les noires impérities, obéissent au monde enfantin de la bande dessinée. A vrai dire, j’observe un théâtre, non pas absurde mais burlesque, où l’acteur au pouvoir endosse la caricature comme une deuxième nature. Je regarde comment s’agitent les chefs à savoir bref. L’ouvrage vient de paraître. Il est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/518-la-fin-des-haricots.html

vendredi 16 décembre 2022

Quatre hermaphrodites

L’école mélange les filles et les garçons dans ses classes de sales gosses. Les ministresses ne sont plus des potiches décoratives dans nos audacieux gouvernements d’extrême centre. Borne est davantage qu’un ornement. Seuls les territoires à pognon de dingues, les conseils de grands sachems du CAC 40, se barricadent encore. Pas touche au viril grisbi ! Le sport, autre lieu de la thune décomplexée, pratique l’apartheid des sexes, avec la même désinvolture qu’un fait de nature. Mais c’est idiot de composer deux équipes uniformément genrées. Une seule suffit, métissée d’hommes et de femmes. La bande des onze qui zigzaguent sur une pelouse devrait se conformer à la règle égalitaire suivante : cinq femmes, un hermaphrodite, cinq hommes. Avec un banc de touche de quatre hermaphrodites.

mardi 13 décembre 2022

DécemBRRR...

Quand on veut, on peut. La planète refroidit. On respire mieux. On tousse. Il fait un froid de gueux. On est heureux. Désormais, le réchauffement des pôles est une vieille lune, une tracasserie d’antan. La brave éolienne a terrassé le dragon torride. La fin du diésel a eu raison de la moiteur tropicale. On a bien travaillé, les gars. Les présumés gars, pour parler comme il faut, comme le font les danseurs de tango de science-po. On se rapproche de sa cavalière, on oublie les gestes barrière. Pardon. On est bien à se geler les doigts de pied. On se tricote des chandails en laine de Ségolène. C’est elle, la reine de la cop 21 qui nous a sauvés du désert et des étés incendiaires. La niaque du Giec a payé. La nouvelle ère glaciaire est une victoire humanitaire, le triomphe fracassant des stratégies volontaires. DécemBRR… Quand on veut, on peut.

lundi 12 décembre 2022

Flaubert

Deux siècles, même un peu plus, que Flaubert est né, qu’il est sorti du néant pour écrire sur rien, pour hisser la littérature à sa grandeur nature : la force d’un style. « J’ai l’âge de Flaubert quand il erre loin de l’estuaire, s’assied dans le sable, fourre ses yeux dans la mer. Le Havre est sur ses lèvres. Flaubert va s’endormir là où Céline voudra finir. Culottes courtes et carottes cuites. Flaubert se ranime. Une silhouette l’éveille comme un éclat d’album. Elle ravage le paysage, piétine une vie d’enfant sage. Flaubert est beau. Tard, il songe encore à sa distinction de figure. La vie de Gustave va brûler d’un sang brutal. Elle est trouée, éborgnée par un alcool qui cogne. La baigneuse de Trouville s’approprie la mémoire d’un gosse débile. Elle flèche sa chair sur l’idiot de la famille. Flaubert s’absente de ses genoux. Il re-garde. Il garde deux fois. Il regarde, roi dans ses yeux. Une lumière de grand août interroge le rouge écarlate d’une étoffe à stries noires. Le garçon a l’âge de raison, deux fois dans ses os. La double raison donne une fraîcheur à sa déraison. Flaubert est fou. Il voit flou. Il est halluciné par un surcroît d’images. Gustave écrira ses Mémoires, gravera son désespoir comme on trace ses initiales sur une pierre tombale. Flaubert saisit le fétiche comme une algue sèche. Il traîne la soie sur le sable comme une robe d’épousailles. Il la gare des mouillures de la mer. Ses doigts ont senti le corps sans peau du manteau vide. Il froisse la pelisse. Il s’entiche d’une revenante. Flaubert se terre à l’auberge de l’agneau d’or. Il bouquine Byron, se remémore Cervantès. Il confie au papier l’éblouissement d’une épiphanie. Le collégien de quatrième a croisé le chemin d’une reine. » Ce texte est extrait de « La cicatrice du brave » (5 Sens Editions, 2017, pages 31/32). https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/90-la-cicatrice-du-brave.html

samedi 10 décembre 2022

La fin des haricots

L‘ouvrage porte le dossard 10. Il est le dixième marmot de la famille de mes mots. Il jette un œil distancié, un regard amusé sur la tragi-comédie du pouvoir. « La fin des haricots » brûle la politesse à Noël. Il paraît le 20 décembre.

lundi 7 novembre 2022

C'était hier

« C’était hier. A la table du conseil des ministres, on dénombre quatre présidents. De Gaulle est entouré de Pompidou, Giscard, Chirac. A sa droite, « l’ami génial », Malraux. La témérité de De Gaulle a fatigué d’avance les générations ultérieures. Après, bien après de Gaulle, elles gouvernèrent avec l’énarchie du désespoir. Dans le « refaire la France » de De Gaulle, ce n’est pas la France - comme aujourd’hui – qui gênait. C’était « faire », l’introuvable « faire ». Au sens des petits gars de l’île de Sein. » Ces phrases sont extraites de « C’est encore loin de Gaulle ? » (Editions du Bon Albert, 2002) et de « La fin des haricots » (5 Sens Editions, à paraître).

vendredi 4 novembre 2022

L'homme au sourire violet

« De Vincennes, Serres a marché le long de la Seine jusqu’à la Madeleine. Abdelwahed, le disciple d’Itzer, l’accompagne, écoute Michel disserter sur l’opéra, évoquer Garnier, l’architecte, successeur de Baltard à l’académie des Beaux-Arts. Serres apprécie Deleuze, le désigne comme « un ami de vieillesse ». Tous deux ont musardé par les mêmes sentiers vicinaux, les chemins de terre accidentés, voire à travers champs, au détriment des lancinantes autoroutes de la pensée. L’un et l’autre considèrent que les concepts sont des personnages vivants, des figures de chair. Serres s’assied par terre, s’adosse à l’armoire blanche. Nous sommes allongés sur le lit de la chambre. J’actionne la télévision. Deleuze parle de « l’acte de création ». Le philosophe au shetland mauve a enregistré une conférence éblouissante à l’école de cinéma du Trocadéro. Il inaugure une collection de vidéos prestigieuses. Je propose à Michel de prendre le relais, dans le sillage du penseur spinoziste. Serres se relève : pacte conclu. Sept ans plus tard, Gilles Deleuze quittait ses amis, pas ses lecteurs - pour aller acheter des cigarettes, aller voir ailleurs s’il fait bon mourir. A Saint Léonard de Noblat, l’homme aux semelles rebelles pensait à la petite reine, l’autre, pas celle de Fausto Coppi, la jolie Sophie qu’il aimait sans mesure. Deleuze ressemblait à l’homme de terre, pas à l’homme de tête, qu’il s’était faite, qu’il avait si merveilleusement faite. Deleuze donne de quoi vivre pour l’hiver, se vêtir la peau et les os quand il fait froid sur les idées, de quoi penser jusqu’à l’été. Sans philosophie fixe, il se meut dans les saisons, il émeut par les mots, il est mort d’un claquement d’aile. Shetland de jeune homme, visage brave, Gilles Deleuze tend une main de prince, une poigne d’Idiot, confie au temps sa noblesse et ses lettres. « Le peuple manque » disait-il à propos de l’artiste, après Paul Klee. Il lève sa plume d’oiseau urgent. L’homme au sourire violet s’en est allé. Loin des veules, près du peuple à venir. Les deux amis de vieillesse sont désormais enterrés entre Garonne et Haute-Vienne. » Ce texte est extrait de « Les fées de Serres » (5 Sens Editions, 2021, pages 35/36)

jeudi 3 novembre 2022

Gracq

« J'exhume Gracq de la brume. J'hume le volume. On a déterré des liasses de phrases, des cahiers d'écolier, de la taille d'une boîte de cartouches. C'est un livre sur le chemin de ronde, autrement dit sur le monde. Louis Poirier règle ses arriérés à la postérité. Gracq et son gang - Hal, Lero, Bertold vaquent à leurs besognes vagabondes. Ils veillent aux embuscades barbares. "Elle s'appelle Aega" nous confie l'un des gars. Gracq s'enrubanne d'illuminations guerrières. Sa dépense littéraire est somptuaire. Dans la splendeur d'une géographie, Gracq risque sa peau, frotte ses mots à la terreur de la terre, cogne le heurtoir d'Aega. J'ai fini la fine bouteille d'alcool gris, d'étiquette Corti. Les Terres du Couchant nécessitent une cuillerée en se levant. Page cent neuf, Gracq croque un profil de lecteurs : "Lero reposait exsangue et paisible, avec cette espèce de sourire qu'il avait et que Bertold appelait en riant son sourire privé - un étrange sourire de consentement et de connivence, pareil à celui qui vous reste parfois sur les lèvres en refermant un livre." Plus loin : « Gracq publia un récit absolu. J'en exhume deux majestueuses séquences. Grange voit l'horizon comme une étrange illumination. Il règle son regard sur une démarche enjouée, la liberté à cloche-pied, la frivolité d'une petite fille isolée, sur la laie des bois de Moriarmé. Le soldat trouve une proie à portée. Gracq, chemin faisant, dans une nature où l'homme exerce une filature, métamorphose une gamine en femme endeuillée. Mona accepte le duel comme une douceur, consent au rêve comme à une trêve, tend sa joue comme on s'amuse à la balle. Mona nomme une solitude, un isolat, l'anonymat d'un monde. A hauteur d'elle, le soldat identifie le paysage de son exil. "Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter". L'attente, avec un trou, désigne un attentat. La guerre a perforé les chairs. Le blockhaus est réduit à un tas d'os. Grange se hisse jusqu'à la maison de Mona. Gourcuff l'a lâché. Il est blessé. Il traîne sa jambe endommagée par le layon qui mène à la maison abandonnée. "Tout une saison" pensait-il. Il se demandait s'il l'avait aimée. C'était moins et mieux: il n'y avait eu de place que pour elle". Plus loin encore : « Des carnets de Gracq, on grappille des miettes comme l'étourneau fait du cerisier un banquet, on se satisfait au hasard des plis d'accordéon du volume, de ses pages sonores, d'une ou deux phrases, comme d'amicaux saluts, sur l'art de se taire, d'écrire, de saisir l'éphémère. "J'ai retrouvé dans un bref récit de Patrick Modiano, qui s'intitule Villa Triste, ce climat recueilli et paisible de deuil blanc - ces mails frais ratissés chaque matin de leurs feuilles mortes, ces tilleuls, ces hôtels en crème fouettée... ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs. Et c'est un beau livre" (En lisant en écrivant, Librairie José Corti, page 279, 1980). Liberté Grande et Villa Triste sont des titres magiques. A feuilleter les livres dont ils sont les sourires d'hospitalité, on bouscule une amitié, on trahit une blessure. » Et enfin : « Introuvable dans Le Littré, ce mot de Gracq, « requimpette » qu'il affecte à Steinitz, génie bouffi des échecs, et qui veut dire "petit manteau". La même voix enchanteresse asticote ma paresse. Gracq la réveille des ses Carnets magiques. "Quand je lis Nabokov critique, passe jusqu'à moi chaque fois le bienheureux désespoir qu'il ressent de ne pouvoir transmettre à l'auditeur ou au lecteur le bonheur de langue, la félicité littéraire native propre à Gogol ou à Pouchkine, le sentiment que de tels écrivains sont terrés dans leur langue, et aussi puissamment crochés en elle, des dents et des ongles, que le blaireau dans son réduit" (Page 235). On fait une croix d'un désarroi. Il me manque de cette terre dans la bouche pour lire en frère une littérature de souche à jamais étrangère. » Ces textes sont extraits de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020) https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

mardi 1 novembre 2022

Questions pour un champion

Que devient un homme déconstruit dans une famille recomposée ? 49.3 ? Un seul 9.3, ce n’est pas assez ? Pourquoi pas 50, 100, 1 000, pendant que vous y êtes ? Aux hommes politiques qui ne rangent jamais leurs affaires, je rafraîchis la mémoire : « Les dossiers sont sur la table ». La Grande Muette est coquette. Les généraux de plateau sourient à l’animatrice du jury. Qui va gagner le concours de la plus belle pochette assortie, qui va gagner le concours de la plus jolie tache de rouge au revers de la veste ? Quand les radars des routes sont en panne, peut-on parler de « trous dans le racket « ? Faut-il cocher la case « haltérophile » pour « porter un projet politique » ? Voire toutes les cases ? Dans la rue, une dame m’interroge, me demande quel est mon « narratif » ? Je fais répéter. Le style émotif de Céline ? Mais je reviens à la question du départ. Obsédante à souhait. Que devient un homme déconstruit dans une famille recomposée ?

lundi 31 octobre 2022

Roger Nimier de la Perrière

Il est né à son heure, un jour d’octobre, le dernier d’ailleurs. « Choyé par des littérateurs du demi-monde, papillons noués au col, Roger Nimier fait l’aigle, un sourire d’enfant fier sur l’épaule de son père. Il s’accointe au Grand d’Espagne, s’acoquine à Céline. Mais dix années durant, un professeur de dictée, maître à Barbézieux, lui dit des horreurs, lui défend de s’amuser, de griffonner des romans. Qu’à cela ne tienne, il pique un sprint en pleine côte, histoire de faire mal et d’en rire, d’infliger aux coureurs de dictons l’impardonnable suprématie du talent, cette gaminerie d’enfant grave. La virtuosité vieillit mal, faite pour l’instant. Reste qu’elle périme d’un trait les écritures obèses, décomposées dès la première rampe, enrôlées par erreur. Que Nimier expédie les importuns à la ferraille dans ces voitures-balai « réservées aux grosses santés » instruit sur ses sentiments : bons comme sa littérature. Nimier, sabre au clair, précise l’attaque d’une phrase allègre, si aisément, montant sur ses grands chevaux. Au volant des studebakers, dans les bras de Lucia, la plus belle fille du monde, ou de Sunsiaré la Messagère, Roger Nimier aime éperdument les routes tachées de vitesse, écrit d’avance des petits livres en guise de faire-part. Avec cette mauvaise grâce de l’enfant dédaigneux, il remue les mots et les couleurs, crayonne indifférent, comme un nuage au vent, qui passe le temps. Avec les trains, les fous et les fermeture-éclair, on ne s’embête jamais puisqu’à l’occasion ils déraillent comme vous et moi. Celui qui, si gai, noircissait les pages et souvent les choses – « nous écrivons peut-être dans une langue morte » –, qui en fit son affaire, ravigota le roman d’une belle plume égarée, devint dans l’instant RN, squelette et emblème, initiales fatales de Route Nationale. Il faut se dépêcher de dire je, avant que ils, nous, vous, tu. C’est d’une littérature capricante dont j’ai besoin séance tenante. Roger Nimier de la Perrière est un auteur qu’on débusque là dans les fagots, derrière. C’est un flacon d’ivresse, ensommeillé dans une cave, une bouteille d’encre pâle qui étoile un calice. Il figure parmi les marmots les pires, les plus insolents, d’une république de mots, parmi les chenapans d’une cité des talents. Il baptisa son fils Martin, du nom de sa chignole Aston. L’homme travailla comme un nègre, mains nues, respectueux des paresses et des pègres. Morand est doublé sur sa droite, touché par la grâce du bolide. Durant dix ans, ils échangèrent des secrets, confièrent leurs humeurs, zébrèrent d’impertinences leur fière correspondance. L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « une panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. À la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des Fiancées sont Froides, cinquante ans après. » Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 36/37). https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

samedi 22 octobre 2022

Aujourd'hui, c'est la Saint Brassens

Une guitare. Une chaise. Non, un trépied. Soulier dessus, dans l'angle droit du genou délié. Brassens n’embrasse pas. Savoir de prostituée. Loin des morales de marioles. L'homme marmonne une chanson. Bougonnerie d'un malappris. Chair de poule devant la foule. Brassens a des yeux de prince arabe, un regard de seigneur oriental. Il est penché sur un for intérieur, pince une corde, souffle un mot, l'un après l'autre, par coeur. Il murmure un poème à fines dentelures. Il désenchante. L'homme est rugueux, véhément, affectueux. Simple comme bonjour. Giacometti de music hall. Textes millimétrés, taillés, rimés aux plus gracieuses sonorités. La Fontaine d'un temps de morne plaine. Et toujours ce regard sans collier, de longue indifférence, de lointaine nonchalance, de sombre sauvagerie, ces yeux sans esquive d'un timide Omar Sharif, au Sahara des solitudes.

vendredi 7 octobre 2022

Les yeux bleus

Pour nous les gueux, les yeux de président n’étaient jamais bleus. Naguère, les regards n’étaient pas clairs. Ils étaient noirs. De de Gaulle à Hollande, l’œil de deuil prévalait. Avec Macron, la République change de prunelle comme de chemise, ou de paradigme. Elle impose une transparence glaciaire. Elle nous fusille du regard. Jadis Hallier taxait Giscard de « colin froid ». Or aujourd’hui le pays est gouverné par un trio de colins hyper froids : Macron, Borne, Lemaire. Manu, Lili, Nono ont les yeux trop bleus. Glagla. Froid dans le dos. Ils nous réfrigèrent pour l’hiver.

jeudi 6 octobre 2022

Au début de l'automne

Au hasard de la galerie d’art de Marie-Hélène, j’ai revu Jean Michel qui exposait ses toiles, avec fièvre évoquait Blaise Cendrars. Je me suis amouraché de son moucharabieh. L’artiste cachait ses émotions à ses heures d’administration. Il épaulait Georges Duby à La Sept, l’inventif brouillon d’Arte. Proche de Soulages, il s’était consacré à la peinture, le seul visage qu’il se reconnaissait comme sa propre nature. Ce gentilhomme de la télévision visait la cible aujourd’hui délaissée des « audiences attentives ». Et cette qualité d’attention, de modestie, d’artiste accompli, je l’observais dans l’amphi du Séminaire Multi-Médias, rue Descartes, à la Montagne Sainte Geneviève. Jean-Michel Meurice était recueilli, à l’écoute des technologies, des images et des sons. Jean-Michel Meurice est mort au début de l’automne.

mercredi 21 septembre 2022

L'art d'un dieu

Godard est mort. Dieu, la reine. Je ne me sens pas très bien. C’est un coup du sort qui déflore un visage de terreur, qui subtilise à nos regards une impeccable majesté, une manière sur la terre d’exalter la beauté. Godard nous laisse en rade, nous abandonne aux mascarades de la crétinerie, aux torpeurs de la laideur. “Pierrot le fou” est une œuvre géniale, le rêve wagnérien d’un art total. L’art d’un dieu: peinture, musique, danse et poésie. Godard fait des poèmes avec des fenêtres dans le ciel, des découpages de la nature, des profils et des figures, des bribes somptueuses. Rimbaud, Nicolas de Staël étaient ses frères de grande querelle. Godard lègue un testament d’artiste diamantaire: “Soigne ta droite”. Fignole ton petit pan de légitimité jusqu’au bout. Le grand art est une boxe. Godard chiade les encoignures. Il a forgé l’outil d’ouvrier qui lui sied. Le cinéma, son dernier cri, à bout de souffle. Dans un film sur Sarajevo, il énonce tout de go son credo: “La culture, c’est la règle; l’art, c’est l’exception.” C’est ce quartier de soleil, ce fragment de splendeur qui se dérobe aujourd’hui. Je voudrais revoir “Week-end “, revoir la scène de la ferme où les paysans à fourches s’approchent du pianiste, sur la pointe des pieds. La beauté des films de Godard ne doit pas mourir, se détériorer dans de vagues archives. Au voisinage du maître helvète, on est sur le qui-vive, dans la fulgurance et le grand métier. Il n’y a qu’un seul métier: tous les autres sont des courbures d’imposteur. Godard chantait la sainteté du coquelicot. Il en restituait l’écho. “Le roi vient quand il veut “. Godard savait la remarque de Michon. La mort est une allégorie des beaux arts. Un de chute. Les temps se hâtent. Faute de vrais rois, on se satisfait de pâles denrées d’hérédité. Le roi d’Angleterre légitime n’est pas le petit Charles au teint rosé. Non, le seul roi d’Angleterre que je reconnaisse est Irlandais. C’est Samuel Beckett. Indiscutablement. Observez les photographies de sa belle tête, de sa longue silhouette. Tant que Beckett régnera, rien d’essentiel ne capitulera. Depuis les statues grecques du “Mépris “, Godard appartient à une lignée de rois, dotés du même regard loyal, situé de plain pied dans le sacré.

dimanche 21 août 2022

C'est comment qu'on Fresnes ?

Les ploufs de pataugeoire et les petites pétarades merdiques de karting insupportent les jeunes incarcérés. Ils se sentent blessés dans leur pedigree de petites gouapes. Ils fustigent ce genre de veillées scoutes lénifiantes, paternalistes, nullissimes. En revanche, ils réclament l’organisation rapide de rodéos urbains, en vraie grandeur. Ils veulent du hors sol, hors les murs. Illico presto. La fierté du voyou n’est pas négociable.

vendredi 19 août 2022

De la platitude

Le meneur de jeu galvanise les egos. Quand vient son nom, la caméra cadre au mieux un sourire niais, le contentement de l’invité. Le sujet est d’actualité : « Pourquoi Zelenski n’a t-il qu’un seul vieux ticheurte sur le dos, toujours le même ? » On va le savoir assez vite. Sont réunis un général, une universitaire, une journaliste, une toubib. La bourdivine sociologie est respectée. Un cinquième commensal s’affiche à l’écran. On lui demande s’il entend. Lui aussi sourit, très poli. Il est assis chez lui devant des rangées de livres à l’infini. Il apprécie qu’on le photographie comme s’il habitait une librairie. Il révèle ainsi qu’il sait lire. Sur le plateau, les experts forment un quatuor d’auteurs. L’image associe leur dernier ouvrage à leur actuel visage. Un livre par tête, en revanche. La bibliothèque entière n’est autorisée qu’à l’expert télétravailleur. Satisfaction générale. Platitude à son sommet d’audience. A la fin, l’animateur remercie tout le monde. Y compris la mercière de Périgueux. Les jolis sourires se raniment.

jeudi 11 août 2022

Lumière d'août

Service Littéraire ne suffit pas. Je complète, j’enrichis mes lectures. Je feuillette Voilà et Gaçi. Pas seulement sur la plage. Je m’informe grave. Dans l’eau, Macron fait des ronds. Il canote, il pétarade, c’est selon l’angle du photographe. Il travaille quand il pagaie. Il exhibe un poitrail car c’est l’été. La griffe Manu du décolleté supplante même le vieux modèle Bernard-Henri, déprécié dans les médias. Madame Manu se distrait avec sa smalah, qui squatte le fort, barbote dans la pataugeoire. On dirait Abdallah à Moulinsart. Entre deux pizzas, Manu réfléchit au mandat. Le premier était conforme à son génial bouquin castriste de futur académicien : « Révolution ». Mais Manu, l’extrême centriste, sait qu’il est taxé de suffisance. « Révolution, saison 2 » ne devrait pas tarder à paraître, à rétablir la vérité d’un homme. Manu se ressource, se réinvente à chaque instant. Il se soucie des incendies, se tourmente du Beluga, du pouvoir d’achat, du sort d’Odessa. C’est un chic type. Il a relu Faulkner malgré les Canadairs. « Lumière d’août » est un titre qu’il apprécie, qu’il ne cantonne pas au seul Mississipi. Il lui va bien. Le service de presse de l’Elysée n’a pas démenti.

dimanche 7 août 2022

"Majestuosité"

Je guette la beauté du monde derrière l’ordinaire écran d’ordinateur. Je regarde les images de mer, de soleils éphémères, de villégiatures balnéaires. Je visite le site d’un grand groupe hôtelier dont l’honorable président séjourna jadis à l’année au palais de l’Elysée. A son style, je remarque le rédacteur des notices inspirées qui instruisent des délices des rêveuses destinations. Il ne signe pas ses textes, ses trouvailles d’artiste. Pas besoin. Il se dévoile : un rien l’habille. Car « majestuosité », c’est fort, c’est du Paul Bismuth craché. Au four et au moulin, le président déploie une activité d’enthousiaste stagiaire, rédige à tire-larigots, comme une discrète Pénélope de province. L’essentiel ne lui a pas échappé : « la majestuosité » du palace de San Remo.

lundi 1 août 2022

Journal d'une droguée

« Accepter, ce n’est pas se résigner ». La phrase voisine avec la ferveur solaire d’une jeune Algérois, devant la mer. « L’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c’est ne pas se résigner ». Entre quatre murs disciplinaires, Nicole Lombard partage une même altière simplicité. « Un coeur insuffisant » est un ouvrage de première nécessité. Je l’ai lu à voix haute. Il suit une ligne cristalline. Léger comme une plume. Texte d’humeur, moqueur. Les mots témoignent de la ronde des hôpitaux. La déambulation d’ambulance est trouée d’apparitions brèves, sorte d’enluminures de la mémoire : l’énigme de la jolie dame, le mystère du soignant rocker. C’est le journal d’une droguée, d’une toxicomane invétérée, qui dédaigne la dose de télévision prescrite par l’institution. Nicole Lombard souffre d’une dépendance rare au silence, à la lecture muette, à la sainte attention. Elle marche à son pas, en marge du tapage. Elle fait « des longueurs de couloir ». Le bloc est opératoire, pas de papier. Aucun crayon ne figure dans aucun rayon. Une idée d’auteur ne s’exprime que branchée au secteur. Ici on n’obéit qu’aux lois d’une hospitalité illettrée. Nicole Lombard songe à « L’art d’être fragile » d’Alessandro d’Avenia. A Ginevra, le chien. A Milan, le chat. Elle est trimbalée d’un gîte à l’autre : Nasbinals, Mende, Castelnau, Marvejols. André Malraux avait écrit « Lazare » sur du papier Gallimard. Aujourd’hui Nicole Lombard a entrepris pareil récit. « L’art d’être fragile », c’est aussi l’art d’être sauvage, de se sauver. Oui, je l’ai dit, Nicole Lombard pratique la locomotion comme une natation : seule dans son couloir. Nicole Lombard est en manque de stylo, de Pléiade à scarifier. Elle cherche une arme. De l’encre, un stylo qui griffe, de quoi faire régner une terreur, une splendeur sur la page. De quoi tracer des phrases qui se suffisent. A Gallimard, elle garde les chiens de sa chienne. A cause de l’absence d’Henri Bosco au catalogue de sa Pléiade. J’aime le détail du texte, ses personnages secondaires, les figures évasives de l’ouvrage : « Le jeune homme appliqué », « les oiseaux de l’arbre haut », « la gloriette de la maison des Tilleuls ».

Une étoile morte

La saignée d’Ukraine mesure l’étendue des renoncements hexagonaux. La guerre à l’Est nous enseigne que l’Europe ne l’a pas rendue obsolète. La nature humaine gouverne en souveraine le destin des peuples. L’irénisme des chantres d’une paix perpétuelle se heurte au réel qui cogne, à la vieille réalité des temps gaulliens. La technicité du pouvoir n’anticipe rien. Ni les Gilets Jaunes, ni le froid de gueux du prochain automne. Un larbinat d’Etat s’est ingénié à dénaturer l’héritage du général de Gaulle. Malraux considérait de Gaulle comme le fondateur d’un ordre, au sens religieux du terme, d’une sorte de règle établie autour de l’indépendance nationale. Ce général visionnaire nous a légué un formidable outil nucléaire, l’arme décisive d’une incomparable souveraineté énergétique. Or de jeunes chefs à mandat réduit ont dilapidé les précieux acquis du grand homme. Nos centrales sont en panne, faute d’investissements, pétrifiées dans nos paysages comme des éoliennes paralytiques, à grand corps malade. Au début des années 70, Malraux rédigea ses “Anti-Mémoires”, soulignant dès la première page le partenariat stratégique avec l’Inde, via la fourniture clés en main de nos prestigieuses centrales nucléaires. C’est tous les jours la tragédie du Petit-Clamart. Avec mort d’homme cette fois. De Gaulle a été poignarde par une petite bande de délinquants politiques aux gabegies impunies. De Gaulle salua le premier la grandeur immémoriale d’un despotisme oriental sous les couleurs d’une Chine communiste. Nixon et Kissinger lui emboîtèrent le pas, reconnurent le continent paria. Le génie géopolitique du Général n’infléchit guère aujourd’hui notre diplomatie. Nous avions pourtant les cartes en main pour développer un partenariat d’envergure et damer le pion à nos rivaux européens. Au lieu de cela, tous ensemble, nous isolons la Russie pour mieux l’adosser à la Chine. Deuxième attentat réussi du grand Charles. De Gaulle est une étoile morte. L’actuelle république se fourvoie dans ses petits mandats de cinq ans et des majorités toutes relatives qui renvoient aux “délices et poisons” du système funeste des apparentements d’avant 1958. Gracq, l’ami de Pompidou, le plus gaullien de nos grands écrivains, témoigne du paysage littéraire de manière lapidaire: “ Entre le quelconque et l’excellent, la distance est stellaire”. La sentence s’applique au théâtre politique. Nous vivons sous une forme insidieuse de tyrannie, de dictature du quelconque, sous une sorte de suffisance du quelconque. À vrai dire, on n’a jamais tué de Gaulle qu’un demi-siècle après sa mort. Non seulement nous avons gâché un capital de fulgurances, mais nous avons durablement altéré le destin d’une nation. Voici venu le temps long de l’insignifiant. La communication n’est qu’une comédie, une fantaisie, une variété de l’imagination. A mille lieues du réel. Simone Weil parle de “l’imagination, combleuse de vide”. Avec l’âge, je sais que de Gaulle demeure la figure exemplaire d’une jeunesse. Au seuil de la vieillesse, je n’ai identifié que le colonel Beltrame dans le sillage du génial général, pareillement inflexible à tout renoncement. Ezra Pound: “Si légère est l’urgence “.

samedi 2 juillet 2022

Le président content

Macron est tombé de son cheval. Il exhorte ses opposants, braves gueux, à le remettre en selle. Macron, né coiffé, s’impatiente même qu’on hésite à l’aider à rajuster sa couronne. Tout allait bien pourtant. Jupiter trustait tous les prix Nobel de la Terre. Le peuple se sentait presque gêné de ne pas le mériter. Jusqu’à ce que Benhalla casse la gueule d’un promeneur de la rue Mouffetard. Je crois aux signes. Seul Benhalla, pugiliste d’excellence, peut sauver le président content. Il rossera les députés récalcitrants. Il saura composer une majorité musclée. Il rassemblera la nation. Dix ans, mon Dieu ! Le stage à l‘Elysée s’éternise. Macron nous a fourrés dans un drôle de pétrin.

AA, BB, FF

C’est le début d’un alphabet dédoublé, les initiales bégayées de ses films. Anouk Aimée, Brigitte Bardot, Françoise Fabian. A comme Amour, B comme Beauté, F comme Folie. Trintignant est un joli gosse d’Uzes. La lettre T de timidité, il la trace sur une figure de jeune premier, un visage rentré, une moue renfrognée. L’alphabet de l’acteur se poursuit, mais sans lettre miroir qui répète une silhouette, un regard: Romy Schneider, Dominique Sanda, Fanny Ardant, Emmanuelle Riva, Irène Jacob. Derrière une actrice, il cache une cicatrice. Les actrices de son pays ne seront jamais aussi belles qu’en sa compagnie. Toutes les comédiennes qu’il tient par la taille, qu’il serre dans ses bras expriment au cinéma une sorte de volupté particulière, une manière de se plaire, d’être heureuse. Bardot confesse sa tendresse pour le petit amant du port de Saint-Tropez. Mieux qu’une boudeuse aventure, c’est une passion, une préférence. Trintignant n’est pas Gary Cooper, ni même Delon. Il est joli, fait virevolter les robes Vichy. Sa réserve frise l’orgueil. Il lasse à trop d’audace quand il s’écoute parler. À vrai dire, c’est peut-être la qualité de sa diction, un doux chuchotement des lèvres qui donne à son jeu quelque chose de sentencieux. Trintignant ne réalise qu’un film, un autoportrait raté, la diabolique histoire d’un collectionneur de meurtres, la routine criminelle d’un type ordinaire. Jacques Dufilho est lunaire, sardonique, drolatique, poétique. Quand il se regarde faire l’acteur, Trintignant voit Dufilho dans le viseur. L’homme est démangé par la folie. La timidité ne se décalque pas sur la naïveté. L’innocence lui fait défaut. Aucun écho d‘Idiot, rien de dostoievskien. L’acteur est calculateur. Je le croise sur les Grands Boulevards. Je l’observe avec insistance. Il me fusille des yeux. Méchant comme une teigne. L’homme est démangé par la mort de Marie. De la génération d’après, en beaucoup plus musculaire, je ne vois que Pascal Greggory pour afficher de mêmes visages groggy, tuméfiés, abîmés, cabossés par la violence des coups, des uppercuts d’une intérieure retenue. “ Je voudrais pas crever avant d’avoir connu les chiens noirs du Mexique qui dorment sans rêver…” Trintignant récite le poème de Vian. C’est une somptueuse, magistrale, majestueuse lecture, une affectueuse reconnaissance de la littérature. Les mots. “Ma nuit chez Maud”. Françoise Fabian est un envoûtement, une ferveur dans un ciel d’hiver, l’ennui traînant de Clermont-Ferrand. Elle s’apparente à une impossible, inexorable attente. FF est une beauté de feu, la déesse inégalée du noir et blanc finissant, retardée. Vitez est un seigneurial causeur de Pascal, métallique, ironique. Trintignant joue de son charme comme d’une gourmandise, d’une hésitation narquoise. Tous trois virtuoses d’un métier de pure extase. Quand j’avais six ans, je lisais l’Equipe, j’imaginais les exploits de Maurice Trintignant. “Petoulet”, son sobriquet, était un as de la vitesse, un fêlé des circuits. Il tutoya Jim Clark et Graham Hill. Jean-Louis Trintignant appartient à une même ligne de risque. Il n’est pas l’homme du “Dernier Métro “. Il est l’acteur du dernier Truffaut.

mardi 31 mai 2022

Zéro mort

La finale Cholet/Epinal s’est jouée à guichets fermés au stade Amédée Darmanin, fierté du pays. Le préfet de police Le Boche a supervisé le dispositif de sécurité. Les bandes de Britanniques qui déferlent de Calais ont été neutralisées à l’entrée, empalés dans le tourniquet. Les gredins de gradins n’ont pas profané la sacrosainte enceinte, ni dépouillé les honnêtes familles de nos terroirs. La doctrine de la nation a été appliquée avec bienveillance et tolérance. Sans jamais transiger avec la vertu républicaine d’excellence. Le ministre Géraldo, patron de Beauvau, a salué l’éblouissante performance de Le Boche qui oeuvra sans la moindre anicroche. Zéro mort. La quiétude règne désormais sur les pelouses. Les matches se suivent et se ressemblent. Déjà, dimanche dernier, Blagnac/Laval s’était soldé sur le même score : zéro mort. Le métier de Le Boche et la poigne de Géraldo autorisent ces résultats probants. L’inflation des morts au stade est enrayée, quasiment éradiquée. L’ère du foot rouge, des derbies sanglants, est derrière nous. On parle de Géraldo à Matignon. Le Boche est pressenti à Beauvau.

samedi 21 mai 2022

Lilli, Pap et les autres

Borne. Accent aigu. Entêtée. Bornée. Morne. Accent aigu. Morne-née. Austère par nature. Mère supérieure des Gaulois réfractaires. Bonne sœur de la République laïque. Borne exhorte à la prière, au for intérieur, au sobre labeur. Ecolo, mais pas rigolo. Elisabeth n’est pas une bête des paillettes. Lili Borne est à l’affiche aujourd’hui. Romy Schneider aussi. Lilli, Sissi. Les images se télescopent.L’essentiel est sauf. Une femme à Matignon. La nation sort de Cro-Matignon. Habemus mamam. Habemus papam aussi. L’homme se prénomme Pap. Comme les nœuds au col des toubibs satisfaits, des mandarins des universités. On ne papote que de Pap. Mais on ne chipote pas. Les spécialistes le taxent d’indigéniste. Les mots des élites, je n’y comprends que pouic. La répétitive action du discours d’intronisation du Manu Nouveau a été remâchée des jours et des jours dans l’immobile statu quo d’une attente sans écho. Fini le trou noir du conclave. L’équipe est composée. Prête à jouer. A se frotter au terrain. Il est trop tôt pour siffler des gradins. De Pap, assez suffisant dans son costard cintré, j’aime qu’il nous débarrasse d’un prédécesseur peu exemplaire, brouillé avec l’orthographe. En témoignaient ses posts de fonction, indigents, fautifs, mal relus par ses Nègres de ministère. Pap, lui, est instruit. Le premier bilan est positif.

samedi 7 mai 2022

Moi, je m'appelle Ferdinand

« Guerre » n’est pas un roman de gare. Mais il exhorte à crier gare. S’il sort de sa cachette, c’est pour témoigner que ses câlineries d’écriture ne sont pas de la gnognotte. « Moi, je m’appelle Ferdinand ». Céline se réapproprie le leitmotiv de « Pierrot le Fou », demande à Belmondo de lui restituer les papiers d’identité. S’il vous plaît. L’inaction se passe à Peurdu, patelin paumé, trou d’effroi, bled au bout de la nuit. Le « narratif », comme disent les précieux experts de l’information, c’est le « rendu émotif », l’alphabet stylistique du Professeur Y. Mais le climat de Peurdu leur a donné la berlue. Les héritiers de Gaston balisent la musique du troufion, imposent la loi du lexique. Un bouquin de Destouches exige une retouche, un éclairage, un sous-titrage pour mal-lisants. Céline s’interprète au son d’un petit Gaffiot de version latine. Je convoque à la barre l’autre grand fêlé du dernier siècle littéraire. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère beaucoup moins pure qu’on ne le croit » (« Contre Sainte-Beuve »). La marmaille de Gaston, qui rata les deux champions, se sent prisonnière d’une prose moldo-valaque. L’outil lexical est une béquille éditoriale. Oui. Ferdinand sait comment il s’appelle. Dans une lettre d’avril 1932 au Gaston réfractaire, l’éclopé de Peurdu-sur-la-Lys écrit, sûr de ses ratures, du manuscrit du Voyage : « C’est du pain pour un siècle entier de littérature ». Niet impoli de l’épicier malappris. Mais chez les juniors de Gaston, depuis lors on ne chôme pas, on trime sur Céline, on actionne le fourneau des mots, on n’arrête pas la cuisson.

jeudi 28 avril 2022

Alejandra Pizarnik

André Pieyre de Mandiargues est un artiste rare, un écrivain de fier lignage. Longtemps j’ai échoué, je n’ai pas su fracturer la serrure de sa somptueuse littérature. Dans un autre siècle, mon ami Grégoire, en interrogeant le vieux poète pour son mensuel rebelle Matulu, m’avait donné la clé de sa luxueuse cachette. L’œuvre de Mandiargues colle à mes basques, obsède mes jours depuis trois tièdes décennies. De Sardaigne ou d’Apulie, je lui consacre mes rêveries d’apprenti, lui destine mes cartes postales du littoral. J’en égoutte une succulence de jus, j’en extrais mot à mot le chant inachevé d’une secrète et sensuelle beauté. « Le lis de mer », baptisé « Vanina » par l’auteur, est un merveilleux, splendide petit livre qui échappe aux pesanteurs de la terre, où le visage s’anime des éclaboussures du rivage, où le regard fuit dans une rumeur, un silence d’écriture. Et je revois la sauvage et furieuse Rodogune, jaillie du soleil, du recueil « Feu de braise ». J’étais fait pour elle, Rodogune, comme l’oiseau d’un seul ciel. Maintenant que l’âge se fait sentir, je découvre l’admirable Alejandra Pizarnik, ses confidences épistolaires au poète huguenot, à l’ami si précieux de Filippo de Pisis. Je mélange un peu tout, des lettres, un journal, ses poèmes. Bref, je trace ses mots à la vitesse d’une soif. « Sans toi, le soleil tombe comme un cadavre délaissé. » « Il est 14 heures et je suis au lit comme une lettre dans son enveloppe. Où s’envoyer ? Destination inconnue. » « J’ai demandé beaucoup de choses, et une nouvelle machine à faire des poèmes puisque la mienne est un peu avariée. » « Cher André, pardonnez-moi mon long silence de petit quai abandonné. » « J’ai un étrange nuage dans le lieu où tout le monde pense. » « Je n’aime pas quand le terrible se joue dehors. Ici, même les actes les plus privés sont en plein air. » Alejandra Pizarnik est morte il y a un demi-siècle à Buenos-Aires.

dimanche 24 avril 2022

Antonioni

Il est des artistes qui veillent sur leurs admirateurs, exigent d’eux un maintien, pèsent en quelque sorte sur leur destin. Comme des anges gardiens. Dans « La cicatrice du brave » et « L’amitié de mes genoux », j’évoque la splendeur de ses films, le visage de ses actrices. Lucia Bosè, Monica Vitti ; Maria Schneider, Christine Boisson. On a traduit des notes de lui, des fragments, des pensées du maître de Ferrare. Figure dans l’opuscule d’Arléa sa rencontre avec Jeanne Moreau. Un chef d’œuvre.

jeudi 21 avril 2022

La laitière et l'altesse

L’altesse n’a pas de complexe. Il possède son sujet – et sans doute aussi les sujets de son royaume – sur le bout de son surmoi. La laitière de Vermeer s’est trompée de crémerie. Rate d’ailleurs la marche du salon. Parle en même temps que l’aboyeur. Elle est un peu empruntée à vouloir se conformer aux manières d’une bourgeoisie. L’altesse la maltraite par sa vitesse. La laitière rassemble ses esprits autour d’une lenteur presque polie, donne à voir l’ennui du labeur. L’altesse joue au sale gosse, multiplie les grimaces, s’impatiente des longueurs de blondasse. L’altesse fixe le tempo, les conditions d’une maîtrise, d’une bienséance de classe, d’une excellence d’école. Valéry, Paul pas Giscard, n’en démord pas : « Un expert, c’est un homme compétent qui se trompe selon les règles ». L’altesse, signataire de « Révolution », n’a pas fait bouger d’un iota la ligne du poète. L’altesse impressionne la laitière. L’altesse n’est jamais dans ses petits souliers. La table les sépare. Une même obsession les réunit : ne pas la renverser. Pourquoi ? Parce que « les dossiers sont sur la table ». Leur vocation est d’y rester. L’altesse a servi sous l’autorité du roi des « sans dents ». L’altesse ne s’en souvient pas sauf quand il admoneste « ceux qui ne sont rien ». Finalement, à qui donner une pièce ? A Valérie Giscardétresse. C’est à elle que je réserve une générosité jaune. Sûrement pas aux clochards des trottoirs, aux fraudeurs de la paresse qui jonchent le macadam et défigurent les beaux quartiers. Tout cela devait disparaître à l’aube du premier mandat. Allez, ouste !

vendredi 15 avril 2022

Koltès

Une vie de Christ, trente-trois ans, s'est écoulée depuis que Bernard-Marie Koltès est mort. C'était mi-avril, à mi-vie. "Koltès se lit d'une traite. Dans la Solitude des champs de coton. J'en vérifie l'aptitude au temps long. Une heure à déclamer, en prévision des Amandiers, de la journée Chéreau, à prononcer des mots comme se poursuit le bréviaire d'un homme de presbytère. Je récite Koltès. Je m'acclimate à sa phrase. D'une pièce, d'un seul tenant, elle se jette dans l'océan, dans le blanc d'avant. Elle dit une fatalité d'anthropologie. Une peur d'insecte tenaille le dealer du texte. Dans un monde de brutes, les demoiselles cassent la vaisselle, sont lauréates des pugilats. Isaach de Bankolé est un acteur camerounais, l'Abad de Quai Ouest, dont la bouche est scellée. Avant les représentations, le comédien travaille sans rien, construit un corps sans bruit, habite une faillite, s'accoutume au défaut des mots. L'entourage s'effraie. Le grand Nègre est hospitalisé à Sainte-Anne. "Moi j'ai tout de même passé une nuit là-bas. Ils ont ouvert le grand dortoir, c'était comme la Banque de France : portes blindées, larges comme ça". On a mendié l'accès des Amandiers. On s'est livré les premiers au sourire du portier. On a garé nos fessiers. Pascal Greggory est une sorte de grizzli. Son bras menace l'infini. Sa nuque repose sur l'omoplate. La courbure indique une blessure de trottoir. La diction sonne comme une malédiction. Chéreau mâche ses mots, rumine une famine. La Solitude est un monologue de rue, une apparence de roc fendu, une habitude de parler brut. La nuit précise l'indécise ressemblance des sosies. L'heure est aux corps qui s'empoignent. Ils jettent des syllabes, du sable sur les plaies. Les mots sont des brûlures sur les os. L'homme est une épaule, un portique au manteau sans écho. Ils se frôlent entre deux halls. Ils dansent sur une absence, tournoient dans l'embarras. Ils se ruent dessus, se rouent de coups, se rient de la cérémonie. La rudesse de Koltès est tassée dans un texte sans vieillesse. Koltès va sa phrase qui fait texte. Elle charrie le récit d'une vie, la stridence d'un cri sous la pluie. La phrase rase les murs de l'amour. C'est un fleuve où dérive le vieux pneu de la solitude, où tournoient une godasse, les branches mortes des trottoirs. L'homme n'en fait qu'à son texte. La phrase dit tout en un souffle, trois mouvements et soixante feuillets. Koltès entasse les mots: il les jette à la volée par l'embrasure du silence, au premier venu, au coin d'une rue. Il les frotte à la hargne du monde, les cogne contre l'autre, à merci du Nicaragua. La rumeur court comme la phrase. La rumeur court que Romain Duris hisse haut les couleurs de l'auteur, les beautés du texte, la blessure vive de Koltès. L'écrivain rechigne d'avoir son mot à dire. Il ne vise que la majesté d'une phrase. Avoir sa phrase. Koltès a écrit, haleté sa Nuit, rédigé d'emblée son testament, taillé un diamant. A l'Atelier, l'antre de Jouvet, se joue la vie d'un homme, s'enroue la voix de Koltès, s'écoute la langue française. La femme est une hyène à cause d’une courbure, d’un dos cassé qui la propulse dans la nature. Dans la nuit d’une scène, contre un mur marbré de rouge, les deux espiègles s’illusionnent, se collisionnent, se sauvent comme de vraies lionnes. La mort se rebiffe aux Bouffes du Nord. L’endimanchement me démange. Je suis casqué car la littérature exige l’armure. Je coiffe une casquette d’où transite un texte. Les filles de Koltès se ruent sur une chair, déchiquètent un son mieux que des garçons. Elles se dépouillent du je, d’un faux air musculaire, de l’identité récitée. Elles s’approprient le cri, incorporent une rigueur d’écrit, scandent un phrasé dentelé d’incendie. J’ai guetté l’instant précis où Audrey Bonnet saisit la diagonale du récit, ponctue d’une animale brusquerie le désert des mots ressentis, cravache un pieux désir comme on s’éclaire à la torche. C’est un texte d’il y a trente ans que rien n’écaille, un vaillant fragment qui résiste au temps. Dans la solitude des champs de coton exige une diction, dissuade l’histrion. Koltès trimbale un christique dealer jusqu’au bout d’une terreur. Il rédige une sorte de parabole du mauvais client. Pas de bouteille à la mer, ni océan. Il la jette au néant. Ils sont exhumés en catimini, au loin, dans la nuit. La terre de cimetière les regarde de travers. Personne n'en veut, peut-être les cieux. Ils ont ensanglanté la cité, rougi la conscience d'un pays. Ils se sont glorifiés du carnage d'un journal et d'une tuerie d'épicerie. On châtie l'acte de chiennerie. On les jette au fossé comme des chiens sans collier. Ils ont joui de quarante-huit heures de célébrité. Ils sont sortis comme des diables d'un anonymat durable. Ils sont rentrés dans leur boîte, environnés de terre, dans l'indifférence commune de l'humus terminus. Bref, ils ont péri, soulagé Paris. Les hommes de prophète qui tirent dans la tête d'humoristes, le coeur d’un chaland juif ou le dos d'une policière sont des voisins de planète. Ils partagent une condition, un sentiment d'étrangeté, des interrogations, les mêmes signes d'inexorable fraternité que les héros dostoïevskiens ou Roberto Zucco. Nos semblables ont commis l'incomparable. La bataille est inégale à cause d'une foi kamikaze. La peur de mourir est une faille, l'implicite aveu de nos futures défaites. A la station-service, Chérif et Saïd ont chipé des biscuits. Ils se sont approvisionnés de petites denrées. Ils voulaient vivre. Ils se projetaient dans un avenir, hors d'une mort qui fait pourrir les corps. Leur posture épicière dément une figure de martyr. Ils rusaient encore avec l'inflexible pelletée terminus en bout d'impasse. C'est un plein de biscuits qui m'émeut, m'obsède comme l'admirable méticulosité du Raid. Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, page 117) et de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, page 83)." Ces ouvrages sont disponibles aux adresses suivantes : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mercredi 13 avril 2022

Bouquet final

Bouquet. Je l’ai croisé, par effraction, sans le vouloir. Un physique de vicaire créait une distance, masquait un silence calculateur, laissait pressentir une vipère, une langue de vipère. Le métier de Bouquet, son phrasé, sa diction sentencieuse, monochrome et gourmande à l’occasion, d’une préciosité d’orfèvre, sautait aux yeux, agrippait l’oreille des habitués des grands textes. Une folie d’archevêque étincelait dans l’œil, mais douceâtre, attentivement démoniaque, proche du malaise, d’une ironie narquoise. Bouquet compose avec une petite figure modeste, chafouine, qui ambitionne le pire, inspire un notable, notarial respect. Bouquet, Serrault. Leur folie ecclésiastique voisine sans pour autant se décalquer. Celle de Bouquet s’arrête au sourire. Au sourire amusé, à ses plissures de méchanceté. La démence de Serrault, en revanche, se fait plus insistante, moins stagnante, met les points sur les i, déclenche l’hilarité, s’autorise de conclure. Bouquet restait dans les pointillés. Bouquet était un grand acteur. Il faisait peur. Des deux côtés de la scène. Il figure au générique des meilleurs films de Chabrol. Je le revois dans Ionesco. Il est chez lui dans l’absurde, à demeure dans une interminable agonie. Bérenger 1er. Bouquet est le premier et dernier de cordée d’une génération. Bouquet final du feu d’artifices, du jeu d’un grand artiste. « Le roi se meurt. »

lundi 11 avril 2022

Pas le choix

Va pour Macron, un second quinquennat du contentement de soi. Je voterai Macron, hélas, faute de mieux, en désespoir de cause. J’en veux à je ne sais qui, à moi, à la démocratie d’aujourd’hui. Je m’en veux de ne pas savoir exprimer autrement ma liberté, ma liberté chérie. Je voterai comme un seul homme, mais triste dans sa solitude innombrable, pour le candidat unique d’un scrutin dramatique. Pas le choix. La loi est de reconduire un même roi. Un homme supérieur, dit-on, dont le style et la psychologie, la manière et les postures me font horreur. Je n’éprouve pourtant aucun délice aux pratiques contorsionnistes de Sacher Masoch. Je voterai pour le paltoquet du Touquet, vainqueur facile du triathlon « Falcon, vélo, hélicoptère », dans son aller-retour écolo du vote de dimanche. Je sais qu’il est intelligent, le blondinet, redoutablement : mais l’est-il autant pour le pays qu’il l’est pour lui-même ? That is the question. A vrai dire, je suis gêné par un sourire stagnant qui traîne en permanence sur sa figure, par un regard qui peine à esquiver son miroir. Cette illumination du visage, comme une Tour Eiffel éclairée la nuit aux couleurs des bons sentiments, est une croix pour la nation. Elle la divise mieux, davantage qu’aucune autre convoitise. Le candidat unique est ressenti comme inique. Il agrège « les gens de trop » quand la candidate pour de faux, la mauvaise fée raciste à ne pas approcher, rassemble ce que Pierre Sansot désignait par « les gens de peu ». « Ceux qui ne sont rien », dans la langue de mon champion. Je voterai Macron malgré mon incompréhension économique radicale, mon interrogation stupéfaite devant la débauche d’argent magique. Dame Pécresse, c’est loin déjà, martelait dans ses piètres meetings qu’ « il cramait la caisse ». Faut croire que ce n’est pas grave. La dette abyssale, le déficit commercial, les chèques rituels de campagne, le communisme salarial. Tout cela est virtuel comme dans un jeu vidéo infantile. La philosophie du quoi qu’il en coûte signifie qu’on n’établit plus les comptes. L’économie est devenue une vieillerie, le vestige d’un temps fini. Révolution. J’écoute le candidat parler. Désormais l’humilité est l’axe fort du projet. Projet, on sait ce que c’est : c’est ce que le candidat haltérophile porte. En lui, qui filtre par tous ses pores, au plus profond de son être. Macron voulait être réélu coûte que coûte. Je voterai pour lui, cet homme assez détestable, le pistolet sur la tempe. Pas le choix.

mercredi 6 avril 2022

Profession de foi

Le vide. La maladie du vide. Le virus du creux. Le pays entier l’a chopé. D’une liasse de bulletins, je peine à constituer un grand dessein. On nous les jette au courrier, à la figure. Il est vrai que j’ai bêtement zappé le grand débat des gilets jaunes. Mea culpa, mea maxima culpa. Le mode d’emploi du présent scrutin préconise sans doute de s’y référer. Or j’ai séché l’épisode des cahiers de doléances. Aujourd’hui je m’en mords les doigts. J’aurais mieux vu les perspectives. Je décachète l’enveloppe. Sur le tapis, j’éparpille les pièces du puzzle. Jadot, le candidat des chaudières, est collé au dos d’Arthaud. Je les sépare. Je lis des catalogues, des mauvais blogs, des tracts indigents. Une image. Un visage. Jean-Luc Godard. J’entends l’écho d’un maestro. Je songe aux plateaux-repas des vols commerciaux, balancés dans les travées de passagers. Godard filme une distribution de gifles, étiquetées boustifaille. Galabru est aux manettes, génial commandant de bord. C’est une séquence hilarante de « Soigne ta droite ». Autrement dit, le soin est un grand dessein. C’est la leçon de l’œuvre. J’aurais aimé qu’elle soit une profession de foi de candidat.

jeudi 31 mars 2022

Un président d'anthologie

Le début des périls remonte à sa mort, un deux avril de malheur. A huit jours d’élire un lointain successeur, un hypothétique héritier, je songe à Georges Pompidou. « On est mangé par le temps, démangé par le ressentiment. Le Finistère est un bout d'Angleterre. Par ces vents fous, j'ai pensé à Pompidou. La politique s'est arrêtée à Pompidou comme la peinture au Lavandou. L'homme aimait l'auto et les mégots. La poésie et l'industrie. Il se méfiait des grands mots. La pudeur était sa demeure, un for intérieur, une parole d'honneur. " Dans notre famille, on ne se couche que pour mourir ". Quarante ans qu'il nous manque, qu'on nous flanque au balcon des premiers communiants, que font long feu des petits morveux sans grand sérieux. Pompidou a vingt-et-un ans. Il griffonne à Pujol qu'il est tenté par l'opium. J'aime Pompidou, compagnon de Poulidor et des sons du terroir. Il est facile dans les cols, à l'aise en Mai qu'il démêle, collectionne Staël. Il est désinvolte, brillant, rude au mal. De Gaulle : il rédige à sa droite. » Ce texte est extrait de « La cicatrice du brave » (5 Sens Editions, 2017, page 73). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/90-la-cicatrice-du-brave.html

dimanche 13 mars 2022

L'Inachèvement

l’inachèvement (Michel Fardoulis-Lagrange, José Corti, 1992) « Le récit ne prend d’envergure que dans la mesure où il s’enroule autour de son écho. » page soixante-quatre « Telle une lame de couteau, une lueur linéaire coupe en deux le cadre indéfectible, blanc et noir, du ciel. Nous tournons autour de cet axe, en quête de nous-mêmes, alors qu’il départage toujours nos sensations. » page cinquante-neuf « La journée va de soi, peuplé par les rescapés provisoires d’une grande détresse » page trente-deux « Notre image fléchit comme les flammes des broussailles à travers le léger trouble de la surface des eaux. Mais les siècles ne pèsent pas, ils ne font qu’effleurer le jeu des lumières. C’est le lieu qui nous est réservé, aux dimensions de nos heures de loisir à la traîne du chœur des enfants. » page cinquante-cinq « Il ne peut y avoir d’alternance, mais des paraboles sur des riens. » page soixante-cinq « Il y avait de la splendeur dans cet amalgame d’avoir été et d’avoir à être. En fait nous avions le même âge que les enfants rangés sur la ligne d’horizon, insomniaques, veillant sur le néant. » page soixante « L’heure la plus haute semblait envoûtée par la pâleur et la flétrissure. » page quarante-trois

mardi 8 mars 2022

L'homme du match

Douze. Un remplaçant. L’équipe de foot est au complet. Lassalle, dans les buts. Zemmour, arrière. Roussel, à l’aile. Dupont-Aignan, sur le banc. Le Pen, capitaine. Poutou, goleador. Artaud, Hidalgo, Jadot jouent liberos. Pécresse rate ses passes. Mélenchon additionne les cartons. Macron monopolise le ballon. Travailleur infatigable, il oriente le jeu vers l’extérieur. Ses passes à Poutine (pardon ! Poutou, ma langue a fourché) sont un peu téléphonées. Mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans une modestie d’apprenti, une humilité qui désarme toute hostilité. « Je ferai mieux encore au match retour ». Il est élu « homme du match ». A mains levées.

samedi 5 mars 2022

Crane Ukraine

Ukraine. Crane Ukraine. Ukraine. Ubi. Où est la reine ? Déchiquetée sur l’échiquier. L’Otan attend. L’oncle Sam envoie des spams. Bruxelles gronde l’élève, sanctionne à la pelle, parle de renvoi dans sa famille, en Asie, vers la Chine. Par définition, le paradis figure parmi les pertes. Il n’y a de guerre que de religion. Pas de guerre sans prière. Pas de violence sans croyance. Vlad tranche dans le vif de Kiev. Assoiffe les bons bougres des bords d’Azov. Poutine exhibe ses joues de trompettiste. Solo de jazz de corps gisants. Poutine imprime en capitaine un charcutage de l’Ukraine. Sa bouille est bleue comme une orange. La ronde figure du tsar est une Terre miniature. Dans les miroirs du Kremlin, Narcisse fait le malin. Poutine s’observe, regarde un squelette, une tête poupine, bouffie, rosie comme un dernier selfie de la planète. L’homme à visage de cortisone est une idole de plâtre. Avec les jaunes et les bleus de Van Gogh, du suicidé de la société d’Artaud le Momo, l’Ukraine bricole les banderoles, agite les panaches à couleur de ciel et de céréales.

vendredi 4 mars 2022

Les fées de Serres

Des mots. De l’encre, pas du sang. Une pensée qui panse et dispense des plaies. Jamais la guerre, mais la paix qui seule crée. Michel Serres est le philosophe de l’irénisme. Alors, les fées, rien que les fées. Je suis parti de son admiration pour Simone Weil, la philosophe chrétienne. Je me suis arrêté un instant devant la figure modeste, effacée, de sa femme Suzanne. Dans son dernier livre, il la qualifie de « sainte ». Elle est là, veille à la vie de tous les jours. La mère de Michel demeure une énigme, révèle sans doute une blessure. Il n’évoque sa mémoire que dans un livre posthume. J’ai réuni ces trois femmes en un bouquet de fantaisie. Les trois fées se taisent. Michel parle. Avec faconde. En Gascon. Il écrit. Une œuvre de quatre-vingt et quelques volumes. Serres avait abandonné la marine militaire, démissionné de Navale pour la philosophie, après Hiroshima et le choc ressenti à la lecture de « La pesanteur et la grâce ». L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/qc/recit-de-vie-5/476-les-fees-de-serres.html

jeudi 3 mars 2022

Un faire-part de départ

Maigret n’a rien de maigrelet. L’embonpoint entrave un corps sans élan, tassé dans l’inertie, muré dans un laborieux maintien, contrarié dans un destin. Depardieu, le comorbide, exhibe un bide. Il marche au petit pas sur le chemin du trépas. Une fille crève, lui troue l’écran. A la morgue, il y a du rouge sur la morte. Depardieu s’en tient au blanc. Au verre de blanc. Les enquêtes de police se distinguent par une couleur, la robe d’un vin, au premier coude sur le comptoir. Blanc comme un linge de fiançailles dont à l’automne il mâchonne, remâche l’image. Depardieu chemine dans une grisaille lugubre. Pas vraiment bourru, juste ballonné. Il élucide à l’instinct. Il claudique dans une atmosphère mastic. Dans ce film qui pue la mort, empeste le faire-part de départ, il salue André Wilms, en seigneur, dans sa fabrique, son taudis, sa vie en somme. Depardieu croise Aurore Clément, Elizabeth Bourgine, nous les désigne comme des comédiennes, des vraies, oubliées par étourderie. Ce film a évacué le tabac, l’a interdit sur le tournage. Leconte cadre sobre. Les riches, les pauvres, l’ennui qui les relie. Depardieu écoute. Depardieu, s’il pèse une tonne, n’en fait pas plusieurs, s’abstient du pluriel. C’est écrit sans style comme du Simenon.

mercredi 16 février 2022

Bonjour Athos, merci Avous

La langue parlée, mal parlée, colonise les correspondances écrites. Une lettre, un mail, s’annoncent aujourd’hui d’un bonjour sonore, claironné comme une salutation de sheriff à la porte du saloon. Oui. « Bonjour monsieur !». Au lieu d’un paisible « cher monsieur ». Nos lettres suppriment une vieille tendresse d’épithète, l’affectueuse considération épistolaire du haut de page réglementaire. L’adjectif de « chère madame » est à bannir de l’imprimé. Il révèle une arrière-pensée sentimentale, procède à l’entrebâillement d’une intimité, témoigne d’une volonté d’intrusion possiblement sexuelle. Plus jamais de « chère madame » chez nous. Nous ne mangeons pas de ce pain-là. « Bonjour » suffit. Même pas, surtout pas « bonjour, Lucette ». « Bonjour », tout court, sacré bonsoir. A la cantonade. Ainsi, il n’y a pas de trace d’affect sur l’écran. Zéro ADN coupable sur le mail. Un courriel désaffecté rétablit une sorte de blancheur illettrée, un anonymat d’origine. Quand on est plusieurs destinataires, on hérite d’un délicat bonjour collectif : « Bonjour Athos ! ». A mon âge, je fais répéter, je relis le mail attentionné. C’est « bonjour à tous » qu’il fallait déchiffrer. Les noms propres et leurs sales prénoms s’estompent dans la conscience orale. On ne me dit plus merci, mais merci à moi. « Merci à vous ». Jamais « merci Christian », ni même « merci monsieur ». Tout le monde s’appelle « Avous ». Garde-à-vous, ne voir qu’une seule tête. « Avous » est devenu le patronyme générique de la grande famille des locuteurs. Mais pourquoi diable se tourmenter avec du vieux français alors que « thanks to you » suffit ?

samedi 12 février 2022

Que voici de majesté !

Avec le temps, Léo the last, Léo chantant, on se sent floué, alors vraiment. Au cinéma, Fanny Ardant contrevient à la loi du tout s’en va, à la mémoire qui flanche quand on oublie les voix. Le timbre éraillé, une langueur dont longtemps j’ai ressenti l’inutile affectation, la tonalité patricienne, entre Anna Mouglalis et Delphine Seyrig. Depuis hier, Fanny Ardant m’est révélée, malgré ses grands airs. Au cinéma de Saint Lazare, je me suis levé et j’ai marché. J’étais guéri d’une cécité. J’ai reconnu les faits. Une grande dame. Fatale. Sorte d’Ava Gardner nationale. La brune tragédienne ne compte pas pour des prunes. Elle est impériale, ultime diva de cinéma, si joliment, précieusement décatie. Avec le temps, vient le génie de l’instant, l’évidente simplicité de la vérité. Fanny Ardant est magnifique dans ses rides, moins raide aujourd’hui, toute fripée d’humanité, toute chiffonnée de féminité. Quand elle murmure des mots, les susurre à l’oreille du toubib, on voit sa beauté s’épanouir, sa délectable figure se détacher comme un fruit mûr. « Que voici de majesté ! » (Louis-Ferdinand Céline). Bashung. Madame rêve. Osez Joséphine. D’une vieillesse, Fanny Ardant garde l’audace. Elle est folle d’élégance, frivole de justesse. A un âge, qui est le mien, l’actrice témoigne d’un destin, atteint la quintessence d’un art. Fanny Ardant est radieuse. Divinement cabossée. La plus belle pour aller danser, rouler dans une petite voiture. Avec le temps, Fanny Ardant s’est fanée, s’est fadée Parkinson. L’amour l’a sonnée, secouée comme un prunier. Dommage que la petite réalisatrice ne soit l’héritière ni de Truffaut ni d’Antonioni. Elle donne à l’actrice, qui se débrouille très bien toute seule, le rôle de sa vie.

dimanche 6 février 2022

Veni, Vitti, Vici

Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve. D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Ecoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de L’Avventura, le regard égaré de Claudia. Deserto Rosso. Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs. J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane. Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses. Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié. L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir.

jeudi 20 janvier 2022

Mieux qu'un monsieur

Je n’ai rien vu, presque rien de Gaspard Ulliel. Des bouts du film de Dolan, des bribes du texte d’un grand gars de la littérature française, Lagarce, des fragments du Saint Laurent de Bonello. En revanche, j’ai vu une lumière blanche : une épiphanie, apparition, illumination eût écrit Rimbaud. La beauté d’Ulliel est absolue, taillée dans le bleu du ciel, un flagrant délit plastique, le miroitement hypnotique d’un style. Gaspard a choisi la meilleure part. La comédie, l’art dramatique. Le jeu est le plus vieux métier du monde, l’outil le plus précis de la clownerie des lundis, l’arme quotidienne de la bouffonnerie des hommes. Flaubert veut jouer. Il gueule seul. Proust s’entiche de Réjane, de Sarah Bernardt, invente La Berma. L’auteur est un acteur raté, un grimacier empêché, un baladin dissuadé. Tous les scribes de la terre ont des démangeaisons d’histrion. Ulliel est un comédien hors du temps, aux semelles de vent, l’ange exterminateur des modes braillardes, des actualités débraillées. Gaspard Ulliel s’est trompé d’époque. Ni Téchiné, ni Dolan, ni Bonello ne sont Visconti. Gaspard Ulliel était l’Helmut Berger de sa génération. Je pense au jeune Nicolas de Staël qui gribouille sur une carte postale à son père de fortune : « Non, je veux être mieux qu’un monsieur ». La beauté de Gaspard intimide. D’autant qu’il l’ignore, qu’il la fragilise, la balaie d’un revers de main, la neutralise avec dédain. La gentillesse était sa coquetterie. Le grand acteur est un funambule, un fildefériste qui risque une peau avec des mots. Il est en première ligne à chaque phrase, à mains nues, devant le gouffre, une meute d’inconnus. Il n’a pas de casque syndical, ni sur les scènes théâtrales, ni sur les domaines skiables. Non, je n’en crois pas mon iPhone. La nouvelle carillonne à mon tympan. Je me sens plus petit, rétréci dans ma vie. Le monde s’est enlaidi. Sur la piste bleue gît un monsieur.

mercredi 19 janvier 2022

Le président des rûches

Blanquer se planque aux Baléares. Il est chevillé par la passion de l’ouvrage. Le travail du prince est un mythe savamment entretenu. Jouir du pouvoir. L’expression désigne l’addiction réelle des représentants de la nation. A vrai dire, les ministres s’apparentent à des pantins, à des perroquets de plateau qui répètent les mots des autres. En pratique, ils savent lire couramment, réciter avec le ton les discours formatés des tâcherons d’administration. Leur métier est d’être visible, de bien articuler les syllabes à la lumière, mais pas de besogner dans l’abstrait, de s’échiner dans l’obscurité, de rédiger des pages de dossiers illisibles. Les ministres s’identifient à des acteurs très dirigés, très surveillés, dont le jeu stéréotypé est destiné à susciter des émotions frustes, imprimables dans l’opinion. Ils n’écrivent pas le scénario du film. Ils reproduisent les murmures des souffleurs. Ibiza. Blanquer, peu importe où il soit. Parce que les petites mains qui confectionnent tous les quatre matins, elles, sont à Romorantin, dans des patelins sans soleil. Le ministre plastronne. Il parade. Il danse, au besoin, en vidéoconférence. Il se montre. A son avantage. Sous son meilleur profil. Il est l’histrion de la nation, par profession. Mais l’ostentatoire n’est qu’un miroir de soi, peut tourner au déboire. Voyez Montebourg. Le président des rûches jette l’éponge. Il est rendu à ses abeilles.

samedi 15 janvier 2022

Heur et grande peur

Faut être juste. Quand j’ai entendu pour la première fois le nom du covid 19, j’ai pensé aussitôt à la cop 21. A son retour prématuré. Au tintouin sur les antennes. Aux chefs couronnés qui se congratulent sur la scène du grand Rex. J’étais alors parmi les gueux à regarder éberlué. Ces messieurs dames étaient trop bons de vouloir nous préserver, nous les vilains, des liftings ratés de la planète, des dérèglements systématiques des cinq sens des saisons de notre enfance. Non, le covid 19, c’était une autre grande trouille avec les mêmes sourires stagnants des gens d’en haut, une récompense de taille si on travaillait tous bien à sauver notre peau. On sortait d’une culture des ronds points. On rentrait dans l’ère patibulaire des toubibs qui traquent le comorbide, des médecins de plateaux qui piègent les rôdeurs d’hôpitaux. On apprenait qu’un barnum n’était pas réservé qu’aux seuls clowns blancs. Et puis, un beau jour, les variants se sont échappés du bocal. Mauricette s’est faite piquer. A disparu des radars après l’acte de bravoure. Elle avait sans doute forcé sur les doses. Le blondinet du Touquet a relu tout Aristote dans la nuit. Le théâtreux et madame Trogneux se sont penchés sur la catharsis du vieux Grec. En est ressorti un concept de bon aloi traduit en patois : le stop and go. Heur et grande peur. La douche écossaise n’a pas fait son Brexit, demeure à l’heure française, en inspire les derniers rites. Reste du virus que c’est la pagaille dans les consignes de rue. Le masque doit-il être porté en position muselière ou en mode bavoir ? C’est le préfet qui sait.

jeudi 6 janvier 2022

Méchant comme une teigne

Emmerder le monde. Sur le post-it matinal d’Elysée, Aime-Manuel griffonne au stabilo la priorité du jour. TTU : très très urgent. Sur les drapeaux d’Europe, bleu dé-Klein, Aime-Manuel épingle ses petits carrés jaunes autocollants. Nota bene d’emmerder le monde. Les drapeaux du chef de continent font cercle de raison autour d’un bureau oblong. Aime-Manuel est méchant comme une teigne. Le « Notre Père » de « Notre Projet » respire la détestation des gueux de ronds-points et des insoucieux de vaccin. Le chemin de l’Ena l’a mené au quinquennat. Aime-Manuel consulte un nombril, cherche querelle au petit peuple comme il invective un général d’active. Le prurit de chicanerie s’apparente à une maladie, se confond avec la stratégie du pays. Emmerder le monde, non pas parler au monde. L’emmerdeur, c’était son heure.