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avril. Jack Nicholson a 83 ans, tout juste. Dans ma tête, il y a Profession Reporter. Prétexte à se
souvenir de Michelangelo Antonioni. Somptueux coloriste. Artiste grandissime.
Nostalgie des beaux arts d’Italie.
"Le
thème de la disparition, sans effusion de sens, traverse l’œuvre d’Antonioni
comme la flèche d’un destin. Troués d’absences, les films du maître de Ferrare
exaltent la péripétie dans son instant de gloire. Ils égarent en chemin le fil
d’une histoire. Dès la première image de L’Avventura,
elle commence à perdre jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, à plat. Au comble de
l’interrogation, Antonioni se drape dans une noblesse silencieuse. Dans
l’intervalle du sens défaillant subsiste la pudeur irrésistible de peindre.
L’obsession formelle du luxe et son festin de beautés froides définissent
l’orgueil sans mesure de l’artiste.
Avec
la disparition pour emblème, Blow Up
trie dans la mort, jette le cadavre et ne garde que l’inconsolable table rase.
Antonioni contemple le désert comme une écorchure blanche. Aux premières loges,
il filme Zabriskie Point, les dunes
de sel, la Vallée de la Mort. D’un battement de cil qui raturerait la misère du
monde, Jack Nicholson choisit les marées de sable africaines pour dépouiller le
vieil homme et tromper sa destinée.
Dans
Profession Reporter, l’identité
d’autrui, cette seconde chance, ramène au point d’ensoleillement où la fatalité
d’agenda décalque idéalement la liberté.
Jamais
le cinéma n’est plus proche du poème, l’un et l’autre sont des colliers
d’images. Deux mots côte à côte, le poète invente le feu, il fait des
étincelles dans le noir. Antonioni, pareillement, réunit les images par amitié
plastique. Le bruissement du vent dans le jardin de Londres redouble le
froissement de papier glacé où s’égaient à petits cris deux gamines élastiques.
Verticalement disposés dans leur parure de mode, les mannequins de pierre ont
déserté la vie. Elles sont mortes avant d’être photographiées. Thomas les
mitraille avec tant d’insistance, il ne sait comment les ranimer et réparer le
dommage de l’image autrement que par l’épidémie d’images. Le photographe
déchiquète sa proie sans jamais ravir l’ombre d’une apparence :
-
Qu’est ce que vous voulez ?
-
Des images.
Nous
vivons dans une société de cécité où l’image est un bien de première nécessité.
Le temps des images sanctionne l’aveuglement de l’époque. Les regards sont
perdus comme tant de métiers de ferveur. Antonioni, le premier, autopsie la
brisure du lien avec le monde. Dans Deserto
Rosso, il peint en coloriste virtuose l’intériorité déchirée des êtres,
hors du cercle de la communion. La dévastation des paysages et le formidable
jeu de cubes des villes impriment dans la chair de cette terre le désarroi du
siècle finissant. La vie des hommes se lit sur les façades urbaines aux
géométries désaffectées, dans un milieu lisse où se croisent les lignes et les
couleurs, où des pans de beauté neuve se font et se défont comme des chevelures
de métal.
Gombrowicz
écrit dans Bakakaï :
« L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni
ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme
des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est
son père. Identification d'une femme.
Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des
papillons, jusqu'au plafond. Il cherche la fille du film. L'histoire d'un
regard suffit à l'incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses
photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères: le cinéaste,
l'homme aux longs doigts.
Antonioni
l'apprivoise à moitié. Masseria d'hiver, couleur de cendre, s'y dessine la nuit
latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d'une
jeunesse à Ferrare. Mavi s'échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à
l'italienne. Représentation proustienne. L'actrice aux yeux noirs joue le soir,
chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un
deuxième visage. Antonioni s'égare, fait fausse route, va quelque part. Venise
indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de
hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre
deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria
Vittoria a une figure d'attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une
d'Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à
l'étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une
reine. La passion tourne autour du soleil, d'une étoile de science-fiction.
J'admire l'art du maître de Ferrare. J'ai besoin du grand coloriste italien."
Ce
texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions,
2018, pages 71/72)
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html