mercredi 29 avril 2020

Hoquets d'ivrogne

Le perchoir est edouard-philippard. Le maître de la rue de Varenne surplombe les hommes d’arène, plantés ça et là comme des colonnes de Buren. Il y a soixante-quinze pékins, triés sur le volet, dans l’hémicycle du palais. Ils s’instruisent des ravages de la calamité de Chine. L’homélie du sermonneur dure une heure. Le grand sachem, le meilleur sachant d’entre nous, enseigne la patience à la nation. Nous sommes tous des patients en puissance. Par définition. La loi de la pandémie est indiscutable, nous destine à l’hôpital.
L’échalas du perchoir rechigne à sourire, annonce la couleur. Toute critique est niaise par hypothèse, fait l’objet d’un discrédit ironique, provoque un assaut de plume ricanant du tailleur de discours. La contradiction est une impolitesse d’élu de la nation. Le propos divers de rue est identifié au blabla de bistrot, apparenté à des hoquets d’ivrogne. D’ailleurs, les bistrots sont fermés. Raison de plus de la boucler. De ne pas se hâter de libérer la parole.

mercredi 22 avril 2020

Venir le chercher

Venir le chercher. Depuis la révélation de l’extravagante exaction Benalla, vécue comme un crime de lèse-majesté, ressentie comme un bon plaisir contrarié, l’obsession d’un règlement de comptes avec une opinion frondeuse tourmente les nuits du monarque présidentiel.
Venir le chercher. Les tuniques fluo ont pris au mot le verbe rageur du petit caudillo. Sans les gestes barrière d’une force légitime d’Etat, sans les gilets pare-balle des soldats, polices et gendarmes, l’hôte rancunier de l’Elysée aurait fui son palais. Sans ses flics dans la rue, le roi serait nu.
Sans les flics et les soldats, les gilets jaunes l’auraient chassé de ses quartiers d’automne. De même, ils auraient délogé de son habitat le magistrat suprême, congédié de son mandat l’effronté du palais.
Venir le chercher. Covid 19, autre roi, autre altesse, autre pape, petit père des frayeurs du peuple, Sa Sainteté d’éminente saleté, a relevé le gant du meneur démasqué, le cri du caïd de cour de récréation. Venir le chercher. Le virus a osé.
Sans les toubibs et infirmiers, sans les pompiers de la santé, sans les soutiers de la société, les morts de l’impéritie d’Etat auraient jonché, davantage encore, les ronds-points des territoires, les noirs trottoirs des cités-dortoirs. L’incurie d’une chefferie a sauté aux yeux d’une nation ahurie.
L’humiliation d’une dépendance tous azimuts, l’indignité du sous-équipement matériel, la honte d’une débâcle logistique sont des ressentiments durables, de tristes passions qui flétriront longtemps un pays jadis grandi par l’admirable commandement d’un général visionnaire, la singulière magie d’une épopée gaullienne.


mardi 21 avril 2020

Jean Racine

Il est des hommes illustres qui héritent de l’exact patronyme : Chateaubriand, Racine, de Gaulle. Le nom propre figure un destin, embellit un nom commun. Jean Racine est mort le 21 avril 1699. Aujourd’hui.

« Gracq a fui l’oflag de Silésie. Il vit la guerre et l’imaginaire. A trente-trois ans, à la gare d’Angers, il s’émeut de Bajazet. Il fixe le sanglant récit au ciel étoilé de ses Préférences (José Corti, 1951) : « Bajazet est sans doute la plus pure des tragédies de Racine. »
Quand on est un peu vieux, qui plus est dur d’oreille, on aime voisiner les premières loges, frôler au plus près le texte des lèvres, s’asseoir à la source d’une souveraine beauté. Au quatrième rang, je suis calé devant l’absence du sultan, à bout portant des confidences,  d’un soleil qui rutile, qui figure un sérail. Amurat étend son ordre à ne pas être là. On ne voit que sa loi. Il n’a d’autre corps qu’une obsédante odeur de mort, que la venimeuse passion d’un pouvoir exercé, que la jouissance perverse d’une vengeresse cruauté. Dieu n’a pas d’yeux.
La scène entière est blanche du sang caché, maculé dans les arrière-pensées d’un opaque gynécée. Un bataillon d’escarpins évoque Amurat, reproduit l’assaut babylonien. La parade fétichiste signe un ouvrage d’artiste. Le texte est rythmé de mille pieds invisibles.
J’écoute l’idiome racinien comme un homme, auprès des siens, se recueille. Dans ce labyrinthe byzantin, je sais d’instinct à qui j’appartiens. Je m’agenouille devant la dépouille. J’égrène un chapelet à la gloire d’une sonorité. La beauté n’octroie qu’une vérité, justifie seule d’être né. En revanche, elle ne souffre pas la moindre faute de majesté. Au renégat, elle ne pardonne pas.
Le lieu cloîtré du gynécée est piqueté de souliers secrets et de hautes armoires domestiquées. La pièce est un espace de sensations traîtresses, irrespirable comme un destin inexorable. La tragédie de Racine mène aux ultimes lacets d’une meurtrière bottine. La rivale Atalide suffoque sa passion jusqu’à la strangulation finale. Rebecca Marder est une comédienne fière, sublime de caractère. C’est une amoureuse fiévreuse, lumineuse dans sa pureté d’origine. L’admirable pensionnaire du Théâtre-Français prête au texte une jeunesse endiablée. Elle côtoie sans rougir les prouesses de Clotilde de Bayser (Roxane) et Denis Podalydès (Acomat).
Dans la rue, vers Le Lutetia, les vitrines réfléchissent nos bobines. J’ai le haut d’une joue mouillé. A la sortie, je sais qui je suis. C’est drôle. J’ai l’air égaré mais je me suis retrouvé. Racine chuchote à mon oreille le secret d’une identité. Je revendique la langue française comme seule et unique patrie. Ailleurs, je me trimbale en terre étrangère. Les panneaux de bureau de vote affichent un casting. Dans l’isoloir, l’absence de bulletins Racine se fait sentir. Je me terre dans une colère. Je voile mon choix d’un rideau noir. »

Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, pages 17/18).

Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html


lundi 20 avril 2020

Michelangelo Antonioni

22 avril. Jack Nicholson a 83 ans, tout juste. Dans ma tête, il y a Profession Reporter. Prétexte à se souvenir de Michelangelo Antonioni. Somptueux coloriste. Artiste grandissime. Nostalgie des beaux arts d’Italie.

"Le thème de la disparition, sans effusion de sens, traverse l’œuvre d’Antonioni comme la flèche d’un destin. Troués d’absences, les films du maître de Ferrare exaltent la péripétie dans son instant de gloire. Ils égarent en chemin le fil d’une histoire. Dès la première image de L’Avventura, elle commence à perdre jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, à plat. Au comble de l’interrogation, Antonioni se drape dans une noblesse silencieuse. Dans l’intervalle du sens défaillant subsiste la pudeur irrésistible de peindre. L’obsession formelle du luxe et son festin de beautés froides définissent l’orgueil sans mesure de l’artiste.
Avec la disparition pour emblème, Blow Up trie dans la mort, jette le cadavre et ne garde que l’inconsolable table rase. Antonioni contemple le désert comme une écorchure blanche. Aux premières loges, il filme Zabriskie Point, les dunes de sel, la Vallée de la Mort. D’un battement de cil qui raturerait la misère du monde, Jack Nicholson choisit les marées de sable africaines pour dépouiller le vieil homme et tromper sa destinée.
Dans Profession Reporter, l’identité d’autrui, cette seconde chance, ramène au point d’ensoleillement où la fatalité d’agenda décalque idéalement la liberté.
Jamais le cinéma n’est plus proche du poème, l’un et l’autre sont des colliers d’images. Deux mots côte à côte, le poète invente le feu, il fait des étincelles dans le noir. Antonioni, pareillement, réunit les images par amitié plastique. Le bruissement du vent dans le jardin de Londres redouble le froissement de papier glacé où s’égaient à petits cris deux gamines élastiques. Verticalement disposés dans leur parure de mode, les mannequins de pierre ont déserté la vie. Elles sont mortes avant d’être photographiées. Thomas les mitraille avec tant d’insistance, il ne sait comment les ranimer et réparer le dommage de l’image autrement que par l’épidémie d’images. Le photographe déchiquète sa proie sans jamais ravir l’ombre d’une apparence :
- Qu’est ce que vous voulez ?
- Des images.
Nous vivons dans une société de cécité où l’image est un bien de première nécessité. Le temps des images sanctionne l’aveuglement de l’époque. Les regards sont perdus comme tant de métiers de ferveur. Antonioni, le premier, autopsie la brisure du lien avec le monde. Dans Deserto Rosso, il peint en coloriste virtuose l’intériorité déchirée des êtres, hors du cercle de la communion. La dévastation des paysages et le formidable jeu de cubes des villes impriment dans la chair de cette terre le désarroi du siècle finissant. La vie des hommes se lit sur les façades urbaines aux géométries désaffectées, dans un milieu lisse où se croisent les lignes et les couleurs, où des pans de beauté neuve se font et se défont comme des chevelures de métal.
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d'une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu'au plafond. Il cherche la fille du film. L'histoire d'un regard suffit à l'incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères: le cinéaste, l'homme aux longs doigts.
Antonioni l'apprivoise à moitié. Masseria d'hiver, couleur de cendre, s'y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d'une jeunesse à Ferrare. Mavi s'échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l'italienne. Représentation proustienne. L'actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s'égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d'attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d'Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l'étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine. La passion tourne autour du soleil, d'une étoile de science-fiction. J'admire l'art du maître de Ferrare. J'ai besoin du grand coloriste italien."


Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 71/72)

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html


dimanche 19 avril 2020

Scapolatiello

Le monde entier, je m’en fous un peu, mais l’Italie c’est une folie dans laquelle je vis. Tiens, des noms, des sonorités de rêve. La villa delle meraviglie à Maratea, Maratea mon amour, beauté absolue du Basilicata, le nid d’aigle intemporel du Scapolatiello à Corpo di Cava, la villa Politi de Syracuse, décadente, tellement décatie, sa bouillonnante et lascive piscine, le village si entortillé, si sauvage, si loin du lendemain, de Castiglione di Sicilia au pied de l’Etna, la torpeur blanche, éblouissante, d’Acaya, ses ruelles mortes, sans vie d’Apulie, son silence de western, et la divine côte salentine d’Otrante à Santa Maria di Leuca où les mers de Méditerranée (Adriatique, Ionienne, Tyrrhénienne) se mêlent, se moirent dans un soleil d’ivoire.
Quand je serai encore plus seul, vraiment seul, à l’autre bout de la tristesse, je m’attellerai à la tâche, je transcrirai des moments d’éternité, j’élaguerai mes treize carnets d’Italie.

jeudi 16 avril 2020

Sartre

« Melancholia, c’était le titre de Sartre. Un beau titre. Dans son petit bureau de la rue Bonaparte, il désignait une gravure, la reproduction d’une toile de Dürer.
Gaston ne mange pas de ce pain-là. Il impose à Sartre l’inutile Nausée. Sartre se conforme au diktat Gallimard, retouche l’ouvrage, biffe des bouts de pornographie. C’est son premier livre publié. Il est satisfait de pouvoir garder l’épigraphe, la citation de Céline : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu » (L’Eglise, 1933).
La sortie du méchant bouquin révèle en Roquentin un pedigree célinien. A l’époque, Staline goûte la prose de Destouches. Le Voyage au bout de la Nuit  est le livre de chevet de Joseph Djougachvili.
Sartre a l’âge du Christ en croix. « Dans les église, à la clarté des cierges, un homme boit du vin, devant des femmes à genoux » (Folio, pages 66/67). La machine est lancée. Cau, son secrétaire, prix Goncourt en sa jeunesse de gauche, pestiféré en sa vieillesse de droite, fignole un saisissant portrait du Prix Nobel réfractaire. Il peint un homme bien : « Au fond, le cœur, un cœur immense lui était monté à la tête » (Croquis de Mémoire, 1985).
Je grelotte dans le petit bois du Ranelagh. Je ne veux pas rater la conférencière du musée. Corot, avant Sartre, se décoiffe devant la peinture de Dürer. Les pinceaux de Corot lui font écho en sa boudeuse Melancholia. Je suis content que le musée Marmottan l’ait rapatriée de Copenhague. »

Ce texte est extrait de l’ouvrage « Dancing de la Marquise » (5 Sens Editions, 2020). Il est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html

« Sartre passe les dix dernières de sa vie avec Flaubert. L’aveugle, à contre courant, pactise avec L’Idiot de la Famille. Il finit ses jours avec Cruchard. Il mourra, trois milliers de pages au compteur, laissant Gustave au milieu du gué, n’achèvera pas le chantier. C’est une œuvre de toute première grandeur qui explore deux continents qui se touchent : l’acteur et l’auteur.
Le jeune Gustave se destine à la comédie. Il improvise des farces, il joue des bouffonneries. Flaubert veut être acteur. C’est une vocation dont seul le gueuloir survivra aux décombres. Achille, le père du loustic, ne veut pas d’un saltimbanque à la maison. Gustave se créera une identité d’amuseur grossier. Il le baptise Le Garçon. Flaubert renonce à son destin de comédien. Il ne sera ni Molière, ni Shakespeare.
Proust s’entiche de Réjane et de Sarah Bernardt. Dès les premières pages de La Recherche, on est saisi par la passion du narrateur pour la Berma.
L’auteur est un acteur raté, un grimacier empêché, un baladin dissuadé. L’écriture est une profession de deuxième zone, un métier de second choix, un médiocre lot de consolation. Tous les scribes de la terre ont des démangeaisons d’histrion. »

Ce texte est extrait de l’ouvrage « Fred » (5 Sens Editions, 2019). Il est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

mardi 14 avril 2020

Et l'âge-pivot dans tout ça ?

L’espoir renaît. L’espoir, pluriel de poire. L’avenir est riche en bonnes poires. Naissance d’une nation. Le blockbuster de Griffith est dans le rétroviseur du pilote d’épidémie. On ne parle plus de pic, mais du message de Pâques. La résurrection est la feuille de route de la nation. Lazare remarche. L’espoir renaît.
Le grand sachem se vante et se réinvente. Il se métamorphose. Et pour cause puisqu’il est Jupiter. Le roi des gueux n’a pas froid aux yeux.
Avis à la population. La troisième ligne sera flanquée dehors à la mi-mai, jetée sur le trottoir avec des masques passoires. A la sainte Estelle, la ribambelle reprend l’école. On change de registre lexical. On chute d’une gamme, on dégringole d’échelle. La logistique se substitue au numérique.
Certes, on était préparé comme des manches, des travailleurs du dimanche, inexperts en pratiques guerrières, inexperts en gestes barrière. Le virus a déjoué nos ruses. L’Hexagone est un vaste Ehpad, un grand pensionnat de corps malades, un parc de loisirs, d’assistanat et de dépendance programmée. Mais l’espoir renaît. Zorro est arrivé. Masqué. Macron fait le job, terrasse les dragons, extermine les microbes, lance un débat Théodule sur l’indépendance nationale. C’est grand, c’est beau. Et Dieu ? Et l’âge-pivot dans tout ça ?

vendredi 10 avril 2020

Pourquoi Raoult ?

Pourquoi Raoult ? Il a suffi d’une chauve-souris pour qu’il défraie la chronique, pour qu’une coquine chloroquine éparpille les doctes croyances des pontifes de médecine.
Il a suffi de l’envol d’une bestiole pour que d’insoucieux libéraux se réclament mordicus d’un collectivisme partageux, que des suppôts d’un capitalisme heureux revendiquent un communisme moyenâgeux. Bruno, le renouveau. J’entends l’écho.
La révolution d’une chauve-souris a balayé les démangeaisons de chamboule-tout du chef guérillero.  On a tous lu, surligné, annoté, recopié l’ouvrage « Révolution » du candidat lettré du Touquet.  Mais la chance a souri à la bestiole. A la fin, c’est la chauve-souris qui rafle le premier prix d’épidémie, la palme du grand chambardement.
La planète est morte comme une ville déserte de western, murée dans sa torpeur muette.

Pourquoi Raoult ? Parce que Macron, tel Coty en 1959, se précipite au devant d’un sauveur, remet les clés du Palais au grand timonier, général d’hôpital. La chauve-souris se joue des fils blancs dont est prétendument cousue la noble Histoire des hominidés.  
On ne pense jamais à tout. La bestiole nous rappelle Nafissatou. Le hasard bouleverse l’ordre des causes. L’effet Nafissatou était un sortilège de mauvaise fée. Une femme de journée d’un palace nouillorquais, un Sofitel merdique, avait scellé le destin d’un peuple incertain, avait désigné sans coup férir le président d’une contrée vieillotte à bérets surannés. Lui succéda un rond prélat à joues de trompettiste. L’onctueux prince à cravate de travers contraignit Montebourg à rendre son tablier. Il propulsa un stagiaire à Bercy, l’installa au ministère. Le futur gardien d’abeilles créa de toutes pièces le petit gars du Touquet.

Pourquoi Raoult, après Nafissatou et le bel Arnaud ? Parce que les coups de dés de l’Histoire, les coups de mentons des pouvoirs, n’abolissent pas le hasard. La chauve-souris, mauvaise marcheuse, excelle à promouvoir des destins aléatoires, se plaît à provoquer des fatalités infectieuses. 

mercredi 8 avril 2020

Koltès

Avril. Koltès y imprimes ses actes d’état civil. Date de naissance : le 9. Date de trépas : le 15. Dans l’intervalle, durant l’entracte, il rédige d’autres actes, imagine un théâtre, « une histoire de grandeur racontée par des corps » (Albert Camus).

« Koltès se lit d'une traite. Dans la Solitude des champs de coton. J'en vérifie l'aptitude au temps long. Une heure à déclamer, en prévision des Amandiers, de la journée Chéreau, à prononcer des mots comme se poursuit le bréviaire d'un homme de presbytère.
Je récite Koltès. Je m'acclimate à sa phrase. D'une pièce, d'un seul tenant, elle se jette dans l'océan, dans le blanc d'avant. Elle dit une fatalité d'anthropologie. Une peur d'insecte tenaille le dealer du texte. Dans un monde de brutes, les demoiselles cassent la vaisselle, sont lauréates des pugilats.
Isaach de Bankolé est un acteur camerounais, l'Abad de Quai Ouest, dont la bouche est scellée. Avant les représentations, le comédien travaille sans rien, construit un corps sans bruit, habite une faillite, s'accoutume au défaut des mots.
L'entourage s'effraie. Le grand Nègre est hospitalisé à Sainte-Anne. "Moi j'ai tout de même passé une nuit là-bas. Ils ont ouvert le grand dortoir, c'était comme la Banque de France : portes blindées, larges comme ça".
On a mendié l'accès des Amandiers. On s'est livré les premiers au sourire du portier. On a garé nos fessiers.
Pascal Greggory est une sorte de grizzli. Son bras menace l'infini. Sa nuque repose sur l'omoplate. La courbure indique une blessure de trottoir. La diction sonne comme une malédiction. Chéreau mâche ses mots, rumine une famine.
La Solitude est un monologue de rue, une apparence de roc fendu, une habitude de parler brut. La nuit précise l'indécise ressemblance des sosies. L'heure est aux corps qui s'empoignent.
Ils jettent des syllabes, du sable sur les plaies. Les mots sont des brûlures sur les os. L'homme est une épaule, un portique au manteau sans écho. Ils se frôlent entre deux halls. Ils dansent sur une absence, tournoient dans l'embarras. Ils se ruent dessus, se rouent de coups, se rient de la cérémonie. La rudesse de Koltès est tassée dans un texte sans vieillesse. »

Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (Editions 5 Sens Editions, pages 117/118). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html

mardi 7 avril 2020

Cingria dans un cabas

J’appartiens à la troisième ligne, au gruppetto des lâchés du peloton. Il dérive sur l’asphalte à plusieurs minutes des héros du front. De loin, j’observe les courbes en montagnes russes du virus. A mon balcon, j’applaudis les champions. Mais je n’ai plus rien dans les mollets, bientôt on me fourrera dans la voiture-balai.
 Pour moi, le sentier de la guerre, c’est un couloir, de la lumière qui nargue un locataire. Les denrées manquaient au début du péril, mais pas les domiciles. Alors on a misé sur la maison. On s’est terré dans les tanières. On en avait une palanquée, inutile d’en commander. En revanche, les mendiants du macadam étaient des déserteurs inconséquents.  Les vagabonds s’exonèrent pour de bon des prouesses du front.
La mobilisation s’apparente à une immobilité. On s’assied, on se tait. On attend la vérité d’un monsieur aux yeux d’acier. Le temps est trop grand. On flotte dans son vêtement. On est lié, domicilié, serré, incarcéré. Le temps est infini, l’espace est tout petit. On se cogne à l’espace/temps de l’appartement. On meuble le cantonnement avec des expédients.
 Martedi ou mercoledi. On ne dévisage plus les nuits. On confond les pénombres. On se réveille sans identifier la peinture du mur. On est là et pas là. On songe au Horla. Le temps est un roman fleuve qui charrie les rêveries.
Dans l’embrasure d’une littérature, je suis sorti sans me faire voir. Je croyais. La gendarmerie m’a demandé un permis de fantaisie, la maréchaussée des papiers d’échappée. J’argue d’un shopping chez Céline, Hölderlin et Kipling. J’ai décrit mon caddie. J’étais sorti du périmètre consenti. Ils m’ont fauché les denrées. Je suis rentré avec Cingria dans mon cabas. Ni vu ni connu. Asile suisse.

samedi 4 avril 2020

Lettre ouverte 2

Je ne suis pas attentif aux autres écrivains. Non. Il m’est quelquefois reproché d’employer à tort le beau mot d’épiphanie.  Je le disperse dans mes pages, par poignées, pour qu’il me guide sur la route. Je ne suis sensible qu’aux apparitions, aux illuminations, aux images qui jettent des sorts.
Bleu comme la Glaise agit en moi comme un sortilège. C’est un livre talisman qu’on donne à celui ou celle qu’on aime, parce qu’il reflète une identité par le goût qu’il manifeste, mieux que le dessin rapide d’un visage, mieux qu’un poème confectionné de ses doigts.
Cet échange secret, je l’ai pratiqué avec Un Beau Ténébreux, j’avais alors vingt ans. J’épinglais « mes petites amoureuses » avec le texte incantatoire de Gracq. Aujourd’hui, ce livre me fait peur. J’ai lu, relu il y a peu l’œuvre de Gracq, sauf le roman de Christel et d’Allan qui d’avance me faisait mal.
Non. Je suis attentif à ce que tu écris, Laure. Je suis un chasseur à l’origine, je guette les vols sauvages des phrases, j’observe en silence leur nécessité littéraire. Or j’aime ton écriture, un mélange d’autorité et de souplesse quasi féline, une sorte d’intransigeance déliée qui donne à la sensualité sa précieuse fierté. J’ai envie de te lire, de tout lire. Je sais que rien n’est plus intime qu’une phrase, qu’elle révèle l’éclat d’un visage.
Non. Je ne suis pas modeste du tout. Je suis égoïste, assez vulgairement personnel. La petite bande d’Oppède a réveillé en moi des démons. Elle me libère, m’autorise soudain de tenter l’aventure, d’écrire le récit de mes quatorze ans. C’est cette fraîcheur de l’envie, ce petit souffle assez doux dans le cou qui régénère un élan velléitaire, qui ranime une vieille connaissance engourdie. Or ce vent de printemps, il t’appartient, il me suggère une attente, il opère comme un signe.

Lettre ouverte

François Cassingena-Trevedy est un homme qui a élargi, agrandi, enrichi ma vie. L’œuvre qu’il a entrepris d’écrire m’est aujourd’hui nécessaire. Le moine de Ligugé est « un artiste des taches les plus humbles » : prier, travailler la mer, étudier d’arrache-pied.
Ses textes diffusent une lumière, réverbèrent une beauté qui m’émeut. A défaut de les partager, j’aime communiquer mes passions, mes foucades qui ne sont pas toujours frivoles, illusoires peut-être mais spontanées, mes fragilités qui sont des ancrages, presque des certitudes.
Mais il arrive que je me fourvoie, que j’expédie un texte précieux à des destinataires absents, que je me trompe de porte.  C’est le jeu.
Au reste, oui, l’heure est grave. Je sais qu’un homme politique n’est pas un roi thaumaturge, qu’il est un homme comme les autres.
En revanche, je ne sais pas ce que c’est qu’un grand chrétien. Et je ne crois pas qu’un moine doive s’interdire d’évoquer la justice, ne serait-ce que par la justesse de ses mots.

vendredi 3 avril 2020

L'or

C’est un livre qui cogne, qui m’a secoué, de l’alcool peur, une écriture d’un bleu dur comme un ciel pur.
Ton récit, celui d’une vie, a ruisselé dans mes veines, s’est absorbé dans mon rêve, a cheminé dans ma peur, s’est enseveli dans un souvenir. Il m’enveloppe, me traverse, squatte une mémoire, obsède comme la couleur du bled, la torpeur d’Oppède.
J’ai senti, pressenti Fred, dans les parages des pages. J’ai identifié une foi dans la manière d’être soi. Dès l’entrée, j’étais incarcéré dans une même éternité.
C’est l’histoire d’une magie, d’un mystère raconté par l’aurore. On ne saura rien, d’instinct, comme un bien du destin. Le livre aux mille bleus fait cligner les yeux, froisse la couture des paupières.
J’ai fini, je n’aurai jamais fini, je rassemble mes esprits. Ton livre, il me désennuie puisque j’écris, j’ai bien compris je crois, des bouts d’autrefois.
Rodolphe. J’ai connu Allan, à lire, déclamer Gracq, serrant dans mes doigts un petit volume à phrases d’azur, le recueil de Corti. Un Beau Ténébreux, Bleu comme la Glaise. J’y ai laissé les rudesses d’une jeunesse.
La dernière image, la première, la mer, les plages et puis les pages. D’Ostie à Port-Saïd. « Le vent ne livre rien de ses antécédents ».
Laure, tu as réveillé mes souvenirs de la bande d’alors. Ton bleu missel est universel.
Il est immobile, comme le sont les saisons, les tournoiements rituels d’une « grande roue bleutée ».
Casino. « Un jeu qui n’est joyeux que dans la spontanéité ». La martingale du Chinois. Dans nos années Sainte Geneviève, te souviens-tu d’un Russe incertain, du cérébral Goldschmann ? Un jour, je raconterai.
Staël qui donne au ciel son style. Sa peinture, je la décalque sur mes cahiers d’écriture. Tu te balades en bordure de Ménerbes. Mes idées s’embrouillent. Je m’exprime par bribes. Les choses se chevauchent dans ma tête. Deleuze, avenue Mozart, Allan, le type d’Antibes. Je ferme la fenêtre. Je bande mes yeux. Je vais me taire. Sviatoslav Richter est impérieux. Le piano bâillonne les mots.

Je te suis, reconnaissant. Je veux dire que du doigt sur chaque mot du livre, je suis le cheminement de ton sang. Laure, je voudrais poser mes lèvres sur ton livre : j’embrasse la couverture. Ton front.

mercredi 1 avril 2020

Pompidou

Il est mort un 2 avril. Il est mort d’une maladie effroyable. Pompidou était rude au mal. Son mandat de président fut écourté. Il accomplit le premier quinquennat de la Cinquième République, le plus abouti. Dans « Le nœud gordien », texte testamentaire, l’homme nous prévient : « Le fascisme n’est pas improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste ».

« La politique s'est arrêtée à Pompidou comme la peinture au Lavandou. L'homme aimait l'auto et les mégots. La poésie et l'industrie. Il se méfiait des grands mots. La pudeur était sa demeure, un for intérieur, une parole d'honneur. " Dans notre famille, on ne se couche que pour mourir ". Quarante ans qu'il nous manque, qu'on nous flanque au balcon des premiers communiants, que font long feu des petits morveux sans grand sérieux.
Pompidou a vingt-et-un ans. Il griffonne à Pujol qu'il est tenté par l'opium. J'aime Pompidou, compagnon de Poulidor et des sons du terroir. Il est facile dans les cols, à l'aise en Mai qu'il démêle, collectionne Staël. Il est désinvolte, brillant, rude au mal. De Gaulle : il rédige à sa droite. »

Ce texte est extrait de « La cicatrice du brave » (5 Sens Editions, 2017, page 73). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :


https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/90-la-cicatrice-du-brave.html