samedi 31 octobre 2020

Deux ou trois choses que je sais d'elle

Les virus ont leurs vagues, les mots ont leurs vogues. A écouter les bavards des journaux et plateaux, réjouis des échos de leurs causeries, notre effort de guerre est entravé par des armes dépassées, contrarié par des grandes cuillers percées. « Il y a des trous dans la raquette ! » C’est une chansonnette hurlée à tue-tête. Après l’enfermement, après mûre réflexion sur la dette, il faudra songer à boucher les trous de ladite raquette. Interroger Federer sur quoi faire. Depuis que la guerre est déclarée, on répertorie les foyers où nos hommes sont encerclés. Les clusters sont des zones à mystère où nos compagnies sont prisonnières, où l’ennemi joue son avenir. Cluster est un mot qui prouve que les frontières sont des passoires. On y parle britannique. Dans le même temps, au niveau du commandement, le guilleret verbe « impacter » s’emploie sans grand tact. Il règne désormais sur toute cause destinée à produire un effet. Aujourd’hui, au front, en première ligne comme derrière, rien ne nous affecte mais tout nous impacte. A commencer par la raquette, évoquée plus haut, lourdement impactée. Raquette à trous, cluster, impacter : ces sont les mots clés de la guerre retranchée, et derrière eux, deux ou trois choses que je sais d’elle.

mardi 20 octobre 2020

Pas de masques, pas de vagues

Pas de vagues à l’horizon. La nation fait nation. L’école enseigne la communion. La vraie, celle des cités, pas celle de la laïcité. Ni masques, ni vagues. C’est la doctrine des belles âmes, le « ni-ni » des grands esprits. Pas nécessaires au dispensaire, pas plus qu’en bord de mer. Les vagues sont facilement scélérates, les masques inadéquats en deçà de la bonne date. Les vagues sont inutiles, font des taches sur le sable, débordent sur le littoral. Elles mouillent des imams. Pas de masques, pas de vagues. Superflus sont les flots, comme les mots des gens de la rue. Un visage nu, c’est beau. Une trogne de bidasse, sans casque, c’est courageux face au vicieux virus. Pas de masques, pas de vagues en magasin. Non, besoin de rien.

lundi 19 octobre 2020

Instruire dit-il

A dix-huit ans, jour d’octobre, on tranche la tête d’un maître d’école. A quatorze ans, en bandes militarisées, on saccage un commissariat de policiers. A vingt-cinq ans, père de famille, on étrangle une jeune fille. La jeunesse des méfaits divers ne respecte pas les élémentaires barrières, les gestes barricades, kit de survie à la sauvagerie, au délitement civil, à l’infinie chienlit nationale. Le virus d’ensauvagement se répand comme un découragement. Le poison sécrète ses trahisons. On sonne le tocsin. On rêve d’un vaccin. La parlote d’Etat ne touche pas les zélotes d’une vérole qui se chope à l’école. Pas de plan B comme blabla, de plan B comme baisser les bras. Je jette Duras, « Détruire, dit-elle », à la poubelle. Il s’agit d’instruire. Ou de mourir.

dimanche 18 octobre 2020

Je pleure un ami

Avenue de l'Observatoire. Vaste ciel, bouffées de verdure trouée d'ocre pâle. La clarté de juillet éblouit la demeure des antiques sénateurs. Au centre des regards, la percée vérolée d'une tour en plein bleu. On dirait le doigt de Dieu. On croise nos souvenirs d'un Mitterrand roulant dans le dernier fourré d'une improbable notoriété. On s'attable dans la pièce blanche. Fabrice sert à boire. La bouteille de Saint Julien taquine le bout des lèvres, signale au palais la succulence d'un velouté. On parle de vélo, de Meudon, de la route des Gardes, de Destouches et de Roux. On converse au salon tous les cinq. La tête grise de Fabrice s'accorde aux beiges, ivoires et blancs cassés des murs, cuirs et tissus. On paraphe les papiers d'usage. Les adieux font craquer le parquet. Les malades exercent leur métier avec un sérieux de prostituées : "J'embrasse pas."

samedi 17 octobre 2020

Le sang d'enseignant

Dans le bruit des machines j’entends les hurlements des hommes. La craie du tableau crisse, quoi qu’il en coûte du couteau du sacrifice. Le blasphème se lit comme un poème quand la haine est tchétchène, bête à front de prophète. La liberté de prof est exercice bref. A merci d’une guillotine. Il y a des marches, des nuits, des larmes qui sont trop blanches. Le sang d’enseignant est une tache trop luisante sur le grand corps malade d’une nation en décomposition. Ce sang-là ne séchera pas avec des mots d’apparat, des discours de l’Ena, des trémolos dans la voix.

mardi 13 octobre 2020

Le décousu comme un art de rue

L’adorable désordre des esprits évoque un dérangement de jouets multicolores, l’embrouillamini joyeux d’une chambre d’enfant. Le pouvoir affectionne les paysages de chambardement. Sans droite ni gauche, il boxe avec ses pieds. L’Etat marcheur use d’une pensée éparpillée, pratique le décousu comme un art de rue, se moque de la contradiction comme d’une erreur de diction. La politique réduit la vérité à son instant de clignotement, à sa brièveté d’oubli dans une lumière longue de menterie ordinaire. L’art du pêle-mêle, la science du bric à brac autorise l’épingle à cheveux idéologique, les vertiges de montagnes russes au sujet du virus. Le chef nouvellement communiste nationalise les salaires des pauvres bougres de sa démocratie populaire. La confusion règne dans l’enclos d’une nation. La confusion se distord en éphémère communion. Le méli-mélo esquisse une mauvaise solidarité de bistrots verrouillés. L’Etat est de bonne compagnie. L’Etat ne s’arrête pas en chemin, donne la main, raccompagne chacun vers son destin : un domicile et une peur. L’Etat invente une garderie, improvise une vaste crèche sans paille mais télétravail, dédommage d’une main électorale les dépossédés durables d’une débâcle nationale.

dimanche 11 octobre 2020

Une manière d'être seul

Une manière d’être seul Un cache-col jaune violemment acide colore l’automne d’un pardessus de commissaire. Il pend sur un poitrail comme une cravate qui épate. Une serviette de cuir rougi est frangée de lanières usées, closes à moitié, comme des paupières lassées. Le jaune est un rouge comme les autres, de même urgence, d’aussi véhément désir. Je ne sais dire où je veux en venir. Je vais au diable. Quand il fait noir, je perds le nord. Je vais nulle part. J’arpente l’allée du bout des pieds. Je suis les bruits du soir. Je me lance dans le sens du silence. Je vais mal car je vois mal. Je vais au diable, faute d’accès au ciel. Je ne vais pas bien, ni mieux. J’y vais quand même sans savoir où la nuit me mène. Je me sauve comme une bête brève. Je suis les pointillés du récit, dispersés comme des confettis. Je revendique une peur comme une seconde nature. J’ôte une voyelle au bleu du ciel. Je me presse comme on se défait d’une paresse. Je fesse du regard les choses, frappe de face une détresse. Je croise les doigts, je crois. Je brutalise les vocalises. Je wikipédise les affaires courantes. J’étais déjà seul. Assis sur l’infini. Nous tricotions la solitude à nos heures perdues. La littérature m’avait aidé jusque-là, sorti d’embarras, de mille déconfitures. J’imaginais bien qu’elle ne me serait d’aucun secours pour mourir. J’observais les heures du coin de l’œil, dans la diagonale d’une peur. J’étais quitte des nuits d’esbroufe. Je n’aimais que la candeur d’aurore, le saut brutal du drap, la sensation d’absolu débarras. Peut-être l’illusion d’un faux bond. Par la beauté d’à côté, je colmatais mes tracas de crâne. Je veillais à ne pas effaroucher l’écarlate splendeur des oiseaux matinaux. Je griffonnais des bouts d’alphabet. Je dessinais ma pensée en lettres déniaisées. Je fermais ma cambuse comme une parenthèse. Je fusillais le monde d’une balle au front. J’ai soigné la forme de crachat. J’ai fabriqué mon venin sous la dictée d’un serment d’enfant. J'adore La Colle, la Place du Général. J'aime sa mairie pastel, trouée de petits yeux, cernée de volets bleus. A l'heure de boire un coup, le soleil chauffe le genou à La Colle sur Loup. Les filles sont tagguées comme des couloirs de métro. Aucun été n'a jamais calmé le goût d'épopée des grands fêlés. Je dégringole la rue Clémenceau. Le chemin du Tigre s'arrête au lit du Loup. Les Collois n'ont d'autre roi qu'un grand gars renégat. A droite, sur le mur de guingois, on lit l'Appel hors la loi. Le coup de gueule côtoie l'affiche de jazz. Mes yeux pétillent de rien. Je me sens bien en pays gaullien. Il est un âge où le souvenir n'imprime plus. Il tourne les pages, agite un éventail. Je voyage dans des paysages sans mémoire, dans une géographie d'amnésie. Les arbres miment une mort debout. C'est écrit dans la pierre du village, la parole du petit colonel, le cri pêle-mêle de l'Appel. L'idiot du micro exhorte les nationaux au sursaut. "Où qu'ils se trouvent". Il fustige le naufrage des sages: « Des gouvernants de rencontre ont capitulé ». La maldonne est cause de malencontre. Je goûte l’altière manière de dire. Je ressasse l’expression en silence. Je rabats les volets du cahier rouge de Grasset. C’est décidé. Je fauche à Chardonne sa glorieuse définition du pouvoir : « Une sorte de jet d’eau au centre de la capitale ». Un bout de phrase s’est détaché comme un bloc de géologie. Alors j’ai su ce que signifiait, ce que révélait à vrai dire un style, une manière d’être seul.

jeudi 8 octobre 2020

Moins aimée désormais

Dans ce mauvais bistrot si charmant, je déplie Le Matin, le défunt journal d’une bonne gauche consciencieuse. Chez Léna et Mimile, je suis mal assis, courbé sur la chronique de Bernard Frank. Je lis doucement, calmement, posément. Je lis pourtant trop vite. Je n’ai plus de texte à me mettre sous la dent. Frank est fini. Lu, relu, et toujours cette même saveur de chewing-gum dont parle Gracq dans ses Lettrines. Quoi lire après ? Les autres pages d’encre noire sont assommantes. Bernard Frank fait luire sa griffe au soleil. Sa plume voltige. L’écrivain paresse à l’ombre des grandes figures de la littérature. Il a gardé de l’époque 1900 la gaieté de la phrase, cette vie, ce naturel qui me charme dans les lettres de mes arrière grands mères, peu instruites et tellement civilisées. La frivolité de Frank s’apparente à une délicate courtoisie, à une plaisante bougonnerie. Les journaux ne se vendent plus. Et Bernard Frank n’enchante plus leurs colonnes. La presse gratuite, au fond, c’était Frank. Car lui seul était possédé par la grâce. On a beau chercher: la langue française sera désormais moins aimée.

samedi 3 octobre 2020

Montherlant

« De la sauvage éducation des bons pères, nous vient Montherlant, idiotissime pour tout bourgeois en progrès, artiste roi et ça suffit. » (L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, page 36) C’est l’équinoxe. La nuit ponctue, tire un trait sur la vie. Montherlant absorbe un comprimé, un verre de quelque chose. Sa littérature est d’une autre nature, se moque éperdument du cyanure. Près d’un demi-siècle après.

vendredi 2 octobre 2020

A la hâte sur l'asphalte (28 septembre 1962)

Choyé par des littérateurs du demi-monde, papillons noués au col, Roger Nimier fait l’aigle, un sourire d’enfant fier sur l’épaule de son père. Il s’accointe au Grand d’Espagne, s’acoquine à Céline. Mais dix années durant, un professeur de dictée, maître à Barbézieux, lui dit des horreurs, lui défend de s’amuser, de griffonner des romans. Qu’à cela ne tienne, il pique un sprint en pleine côte, histoire de faire mal et d’en rire, d’infliger aux coureurs de dictons l’impardonnable suprématie du talent, cette gaminerie d’enfant grave. La virtuosité vieillit mal, faite pour l’instant. Reste qu’elle périme d’un trait les écritures obèses, décomposées dès la première rampe, enrôlées par erreur. Que Nimier expédie les importuns à la ferraille dans ces voitures-balai « réservées aux grosses santés » instruit sur ses sentiments : bons comme sa littérature. Nimier, sabre au clair, précise l’attaque d’une phrase allègre, si aisément, montant sur ses grands chevaux. Au volant des studebakers, dans les bras de Lucia, la plus belle fille du monde, ou de Sunsiaré la Messagère, Roger Nimier aime éperdument les routes tachées de vitesse, écrit d’avance des petits livres en guise de faire-part. Avec cette mauvaise grâce de l’enfant dédaigneux, il remue les mots et les couleurs, crayonne indifférent, comme un nuage au vent, qui passe le temps. Avec les trains, les fous et les fermeture-éclair, on ne s’embête jamais puisqu’à l’occasion ils déraillent comme vous et moi. Celui qui, si gai, noircissait les pages et souvent les choses - « nous écrivons peut-être dans une langue morte » -, qui en fit son affaire, ravigota le roman d’une belle plume égarée, devint dans l’instant RN, squelette et emblème, initiales fatales de Route Nationale. Il faut se dépêcher de dire je, avant que ils, nous, vous, tu. Roger Nimier de la Perrière est un auteur qu’on débusque là dans les fagots, derrière. C’est un flacon d’ivresse, ensommeillé dans une cave, une bouteille d’encre pâle qui étoile un calice. Il figure parmi les marmots les pires, les plus insolents, d’une république de mots, parmi les chenapans d’une cité des talents. Il baptisa son fils Martin, du nom de sa chignole Aston. L’homme travailla comme un nègre, mains nues, respectueux des paresses et des pègres. Morand est doublé sur sa droite, touché par la grâce du bolide. Durant dix ans, ils échangèrent des secrets, confièrent leurs humeurs, zébrèrent d’impertinences leur fière correspondance. L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « un panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. A la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des Fiancées sont Froides, cinquante ans après. L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, pages 36/07, 2018 L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

Tenue républicaine

Les frusques, oripeaux, draperies et parures, la chose tissée, le textile mécanique tourmentent les vieilles républiques, asticotent les jeunes corps érectiles. L’épaule dévêtue n’altère pas la vertu. Mais le nombril apparent exige le veto d’un manteau. Car Marianne ne se dépoitraille pas n’importe comment. Elle obéit au diktat du ventre voilé. Le ministre à la plage exhibe une tenue balnéaire peu réglementaire. Le ministre des écoles affiche une peau pâle dans l’espace public. Or, en tous territoires, sur le sable ou dans l’eau, au perchoir comme dans une pataugeoire, il est le visage d’une république, son sourire, son bout de chair exemplaire.

J'embrasse pas

J’aiguise l’angle du coude, fusil cassé, crosse et canon disjoints, chair d’os témoin d’urbanité, comme un calice de vin choque un semblable à la main d’autrui. Je suis mauvais joueur. Je ne joins pas mes doigts, les mêle encore moins. Je m’interdis le bonjour réglementaire, le salut sanitaire, l’adieu respectueux. Je suis réfractaire à la simagrée du prieur de trottoir, à l’imposture de faux moine rieur. Je ne courbe pas le dos, ne fléchis point la nuque. Je ne consens pas à la pliure du buste, à la génuflexion de convention. Je répugne à profaner les rites ancestraux, à parodier les saintes liturgies. Je touche le coude de l’autre, du type qui boude, d’une fille de sympathie. Je l’effleure en pugiliste, attentif à l’esquive. Je veille au visage indemne, à la joliesse de faciès comme un boxeur soigne sa droite. Le satanique virus enseigne que la gestuelle de politesse est un art du qui-vive. Le mot d’ordre de la civilité distanciée est avertissement de maison close, sagesse millénaire de préventive prostituée. « J’embrasse pas ».

Un an, Chirac

Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires. L’immobilité du terminus l’a réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de secrets sont épaisses. Car il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand père de la nation. Il est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour, dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat. Ce Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. A long terme, l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue d’une jeune fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre. Avec toujours ce sot sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale sa grande carcasse comme un gregario à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la hisser au sommet. Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux, revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées. Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de l’œil ce fougueux secrétaire d’Etat, ministre et premier ministre. Chirac se regarde sourire sur le mur des mairies. C’est un homme sans qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. A l’histoire des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi. C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure l’homme à la mallette des cités grises. Il n’ignore pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité humaine et terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme aux grands pieds. Or l’homme aux grands pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de Georges Pompidou. Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. Il reste impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur. On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va s’estomper dans nos souvenirs. A moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. L’homme des foucades au stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc, candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue. Chirac est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable. L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, page 43, 2018, ouvrage disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/192-l-amitie-de-mes-genoux.html