jeudi 29 avril 2021

Indépendance

Le prince accorde un entretien aux journaux de province. Il accepte qu’on l’interroge, s’y soumet en modeste. Je déconstruis la fable comme on dit ces jours-ci. Je songe au titre d’un bel ouvrage de Pierre Michon : « Le roi vient quand il veut ». Il y parle d’écriture, de style, de littérature. Le prince s’invite en première page, à cause du tirage local, selon son bon plaisir, au gré de ses désirs d’avenir. Il s’impose au papier journal. Il n’acquiesce pas, d’un sourire courtois, à la douce sollicitation du notable de région. Il lui tord le bras. D’autorité, il veut une pleine page pour s’exprimer. La presse est libre. Libre d’être convoquée par son prince. Le cordon ombilical est coupé entre les médias et l’Etat. Depuis belle lurette, Mitterrand et les chaînes commerciales. Vraiment ? L’Etat subventionne les publications sans lecteurs, les subordonne, leur assure les fins de mois. Soudain je pense mal. Je pense aux mauvaises fées qui, aux frais de la princesse, s’approprient mes précieuses données. Le rapt est indolore. Aux Gafa, je ne verse aucune dîme. Mon journal de référence, je l’achète au kiosque, le finance par l’impôt, en accepte les pâles publicités, en tolère la dépendance aux puissances et grandeurs d’établissement. Je suis un citoyen Gafa. Google satisfait ilclico presto mes recherches tous azimuts. Amazon, je l’ai découvert au début de la guerre. En plein confinement, à l’heure où les plateformes locales déclaraient forfait. Dans la disette, Jeff Bezos m’a acheminé des chefs d’œuvre. Je sais ce que je lui dois. Facebook élargit tous les jours mon horizon culturel. J’y converse avec des érudits qui partagent mes lubies. « Le livre des visages » a vieilli d’un coup mon vieux journal de kiosque. Et pour clore l’ensemble, Apple produit l’outil universel qui autorise tous les services numériques qui embellissent une vie intellectuelle. Du temps de Pompidou, la télévision était « la voix de la France ». Les choses étaient claires. De Gaulle s’attablait chez lui, à l’ORTF : les chefs étaient gaullistes, les artistes communistes. Le prince séjournait en sa télévision d’Etat. Aujourd’hui, il squatte n’importe quel média, public ou privé. Autrement dit, les impératifs d’audience et de bonne intelligence avec les pouvoirs se conjuguent pour vider de sa substance l’idéal d’indépendance. Indépendance : mot creux de discours pieux.

lundi 26 avril 2021

Infaillibilité papale

L’infaillibilité du magistrat est un dogme d’Etat. La décision de justice ne souffre aucune question critique, ne tolère pas l’opinion contradictoire, n’admet ni la réserve ni le doute. Faute de quoi, l’institution serait délégitimée, fragilisée au point de sombrer. J’entends ce catastrophisme obligatoire, ce discours de peur qui fige la pensée, qui glace la réflexion. Il me déplaît comme toute vérité non démontrée. Nos points de stabilité républicains exigent un ancrage d’airain. Pour ce faire, la raison satisfait mieux aux conditions de solidité de la fondation que la religion d’une corporation. La liberté de parole ne peut être entravée par un bâillon prudentiel, sorte de masque de prévention dissuasif du mal, distribué par une profession d’élite, si digne soit-elle. Attribuer une sorte d’infaillibilité papale à tout oracle de tribunal constitue une régression archaïque de la raison, révèle un privilège vieilli d’institution. Rien ne peut m’interdire de penser, dans mon for intérieur ou à la cantonade, que Madame Sara Halimi a été assassinée de sang froid par un homme comme moi, qui répond de l’ignominie de son acte, qui sait en conscience qu’il viole une loi. Les juges se déjugent à se cacher derrière un peuple dont ils seraient l’expression souveraine. Dans un prétoire, le peuple fait bande à part. Le peuple n’est qu’un symbole antique, sans vertu d’assemblée, sans la force d’une présence réelle de type eucharistique. Le peuple d’un prétoire, ce n‘est pas moi, ni toi. C’est personne, un principe ou une statistique. Une idée, peut-être. Une idole hors sol.

dimanche 25 avril 2021

Francis Bacon, mort d’homme, 28 avril

Tita colorise six cerises, bleuit l’anse d’une théière, enlumine une mandarine. Sa peinture éblouit comme une modestie, une toile pieuse de Morandi. C’est quoi, la couleur, les figures, la peinture, l’amour sur les murs ? La toile est un ring. Le boxeur est une viande d’abattoir, une chair incarcérée, un corps tordu de douleur. Bacon peint la contorsion. C’est son mode d’émotion. Ses autoportraits sont des selfies de bête traquée, des bouts de visage tuméfié, de moitié de trogne scarifiée. Le boxeur est déganté, premier de saignée dans la tranchée, cogné de l’intérieur par d’indicibles démons. Manque à Bacon Jésus le guérisseur pour éradiquer le diable, chasser Belzébuth, souffler sur sa gueule pétrifiée, ventiler ses narines de sordide miséreux. La vitesse de la douleur est étourdissante, invite la bête à la danse, lui assigne une humilité d’homme, joue du fouet de palefrenier, du lasso de dompteur de chapiteau. S’il y a la viande pantelante, son destin de charogne, il y a mêmement le cri primal d’homme qui longuement ressent le mal d’un flagellement dément. La gymnastique du loustic est sans acoustique, murée dans une figure sans murmures. On dirait la haine d’une finitude, la rage d’une solitude. Les anamorphoses de Bacon ne sont pas roses, mais couleur chair, teintée de vilaine terre. Le peintre saisit l’effraction, la torsion brute. Dans ses courbures de hyène, le boxeur sans adversaire se retranche en ses entrailles, calcine une déréliction dans un soleil intérieur, pervers, d’hiver. Le pugiliste est un artiste. Un monstre. De là jaillit la couleur impeccable, sans péché, rutilante, luxueuse luxure de peinture aux grands aplats satinés d’orange et de jaune, arrière-plans à vif comme des brûlures de glace. Le boxeur est entortillé dans ses nœuds d’humanité musculeuse. Il est coincé à perpétuité dans un cérémonial de cruauté. Le corps se distord, s’accroupit, se nourrit d’élans coupés, s’envenime de lents mouvements reptiliens. Bacon hurle une chiennerie, en farde la féerie. Tous les hommes s’appellent Bacon. Bacon est un peintre d’instinct, qui colore la toile de contours humains, dont l’obsession est la sensation. Les pinceaux nous rentrent dans la peau, perforent un corps, trouent la figure. « Dès qu’une histoire s’élabore, l’ennui s’installe, l’histoire parle plus haut que la peinture ». Francis vend la mèche. C’est pareil en littérature. Je suis revenu à Beaubourg, un beau jour, aimanté par la peinture du sixième étage. A la remorque d’un art brutal, éperonné par une beauté qui s’interdit le paysage, les joliesses de la pire espèce, la fausse piste d’une histoire. Bacon ne raconte rien. Ne ramène pas sa fraise : il orne les cimaises. Il vise une fraîcheur de coup de poing. C’est un sentiment véhément qui se recueille en pleine gueule. Je me sens bien parmi les toiles, une peinture exécutée entre deux bitures, ses figures charnelles en diable, jamais conceptuelles, soumises au vent de l’éventuel, au seul verdict de l’accidentel. Rien n’est peint d’avance. La couleur est à peine sèche. La peinture de Bacon est l’art des apparitions, loin des sottes narrations. « Illuminations ». Rimbaud accole à la poésie un autre mot. Ils fabriquent un même risque. Si Bacon n’a rien à dire, il s’attache à ne pas mentir. Noblesse oblige. La chair est une terre, flagrante de vérité, une évidente réalité bouchère, une sorte de pornographie groggy. La couleur sonne, un corps frissonne. J’ignore au juste ce qu’on appelle un homme, mais si je reviens voir les selfies cabossés de l’Irlandais, c’est que précisément je n’ai pas le choix : je suis chez moi, face à la terreur d’un corps. Mais pourquoi, sacré bonsoir, la nature morte de Tita me fait-elle penser à Francis Bacon ? Ce texte est extrait de « Tita Missa Est » (5 Sens Editions, avril 2021). L’ouvrage est disponible chez l’éditeur à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/436-tita-missa-est.html Il est en vente à la Fnac, sur Amazon et chez Décitre. Il est également référencé sur Dilicom (catalogue professionnel des libraires de France). Le libraire peut passer commande en envoyant un mail à : servicedistribution@5senséditions.ch

mardi 20 avril 2021

Déconstruire, dit-il

Dans une lointaine jeunesse, j’ai lu, annoté, relu un libre blanc, couverture Minuit, tissé de soucieux signes denses qui faisaient écho à l’origine des langues, aux mots géniaux d’un homme de brio, Jean-Jacques Rousseau. « De la Grammatologie » est d’une lecture ardue, loin des voisinages d’une jolie prose, du visage de la littérature. L’ouvrage propose un concept massif, en béton, destiné à analyser l’essence d’une écriture. La déconstruction. Mixte à peine voilé des Destruktion et Abbau de Martin Heidegger (« Etre et Temps »). Déconstruire est une méthode philosophique que se donne Jacques Derrida pour pénétrer au cœur d’une écriture. Déconstruire, dit-il. J’ouvre le dictionnaire. Défaire, débâtir, démanteler. Les synonymes se succèdent pour démolir. Or l’homme, qui s’est fixé cinq années pour requinquer Notre-Dame, souhaite « d’une certaine manière déconstruire notre propre histoire ». A l’Amérique qui lui tend la perche d’un micro, aux universités qui jadis s’emballèrent pour la « French Theory », l’Emmanuel président près des gens ramène sa fraise intellectuelle, s’autorise de Jacques Derrida. De l’Histoire de France, de son grand récit, il prétend démonter la structure du bâti. Il est vrai que la bleusaille n’a jamais froid aux yeux. Macron, premier épidémiologiste de France, premier phénoménologue de Navarre, premier historien du pays, premier penseur de la nation, totalise le savoir encyclopédique de la planète. Il cumule tous les prix et accessits scientifiques naguère attribués à Staline. Tant d’excellence révèle l’impudence abyssale de ses béates ignorances.

lundi 19 avril 2021

A la Saint Anselme, la mort de Racine

« Il est des hommes, plus grands qu’eux-mêmes, qui héritent de l’exact patronyme : Chateaubriand, Racine. Ils sont au fondement d’un vivre ensemble impérissable. Je sors du Vieux-Colombier, où Artaud, le Mômo, hallucine encore la scène. Racine aujourd’hui ressuscite un vertige, un sentiment d’abîme, illumine une histoire racontée par des corps. Il a l’âge du Christ en croix. Il écrit sa turquerie, incorpore l’amour, le pouvoir et la mort à sa fatale songerie. Aux tourments d’une sultane ottomane, il mêle l’éclat splendide d’une rigueur alexandrine. Gracq a fui l’oflag de Silésie. Il vit la guerre et l’imaginaire. A trente-trois ans, à la gare d’Angers, il s’émeut de Bajazet. Il fixe le sanglant récit au ciel étoilé de ses Préférences (José Corti, 1951) : « Bajazet est sans doute la plus pure des tragédies de Racine. » Quand on est un peu vieux, qui plus est dur d’oreille, on aime voisiner les premières loges, frôler au plus près le texte des lèvres, s’asseoir à la source d’une souveraine beauté. Au quatrième rang, je suis calé devant l’absence du sultan, à bout portant des confidences, d’un soleil qui rutile, qui figure un sérail. Amurat étend son ordre à ne pas être là. On ne voit que sa loi. Il n’a d’autre corps qu’une obsédante odeur de mort, que la venimeuse passion d’un pouvoir exercé, que la jouissance perverse d’une vengeresse cruauté. Dieu n’a pas d’yeux. La scène entière est blanche du sang caché, maculé dans les arrière-pensées d’un opaque gynécée. Un bataillon d’escarpins évoque Amurat, reproduit l’assaut babylonien. La parade fétichiste signe un ouvrage d’artiste. Le texte est rythmé de mille pieds invisibles. J’écoute l’idiome racinien comme un homme, auprès des siens, se recueille. Dans ce labyrinthe byzantin, je sais d’instinct à qui j’appartiens. Je m’agenouille devant la dépouille. J’égrène un chapelet à la gloire d’une sonorité. La beauté n’octroie qu’une vérité, justifie seule d’être né. En revanche, elle ne souffre pas la moindre faute de majesté. Au renégat, elle ne pardonne pas. Le lieu cloîtré du gynécée est piqueté de souliers secrets et de hautes armoires domestiquées. La pièce est un espace de sensations traîtresses, irrespirable comme un destin inexorable. La tragédie de Racine mène aux ultimes lacets d’une meurtrière bottine. La rivale Atalide suffoque sa passion jusqu’à la strangulation finale. Rebecca Marder est une comédienne fière, sublime de caractère. C’est une amoureuse fiévreuse, lumineuse dans sa pureté d’origine. L’admirable pensionnaire du Théâtre Français prête au texte une jeunesse endiablée. Elle côtoie sans rougir les prouesses de Clotilde de Bayser (Roxane) et Denis Podalydès (Acomat). Dans la rue, vers Le Lutetia, les vitrines réfléchissent nos bobines. J’ai le haut d’une joue mouillé. A la sortie, je sais qui je suis. C’est drôle. J’ai l’air égaré mais je me suis retrouvé. Racine chuchote à mon oreille le secret d’une identité. Je revendique la langue française comme seule et unique patrie. Ailleurs, je me trimbale en terre étrangère. Les panneaux de bureau de vote affichent un casting. Dans l’isoloir, l’absence de bulletins Racine se fait sentir. Je me terre dans une colère. Je voile mon choix d’un rideau noir. » « Dancing de la Marquise » (5 Sens Editions, 2020, pages 17et 18) L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html

samedi 17 avril 2021

Finir au Havre

Edouard n’est pas bavard. Il réserve ses épanchements littéraires au bidule numérique. Il pianote des deux pouces. Je le sens véhément, impatient d’achever son boniment. L’échoppe où il parade, boulevard Raspail, entrepose son bouquin rédigé à quatre mains. Edouard cale son trop-plein de pages parmi les piles, la lumière pâle d’étalage. J’observe Edouard. Il a l’emploi de son prénom. Il est distant des gens comme l’Edouard d’avant, celui qui n’a pas été président. Le style Edouard-Philippard ne s’invente pas, il s’enseigne au Conseil d’Etat. La librairie nous réunit. Edouard et moi, sous l’œil des gens de maison. Vu de la rue, il y a trois pelés et un tondu. Edouard taquine sa machine, fait galoper ses doigts. Il fait l’utile, s’acquitte de sa besogne tactile. Il est masqué. La barbe bicolore est interdite aux regards. Un bout de tissu noir veille à la conformité sanitaire. Edouard n’est pas le géant des écrans. Certes, il est longiligne quand il imprime ses signes. D’Emmanuel, il a appris le souci de son nombril. Au rayon Histoire, je considère Edouard, lui applique mes rudiments d’éthologie. Il n’obéit qu’à une loi : le sentiment de soi. Il soigne une parure, se mire dans le contentement d’une suffisance cérébrale. Edouard s’apprécie, s’autorise une coquetterie de légitime dignitaire. L’homme du Havre et des sensations portuaires ne souhaite pas y finir ses jours. « Finir au Havre ». S’y enterrer. C’était le caprice confessé d’un écrivain de la pire espèce. C’était le rêve de dernier abîme de Louis-Ferdinand Céline. La songerie de Destouches aurait fait tache sur la ville. C’est pourquoi il meurt à Meudon, loin des grands horizons. Edouard s’oblige à la fantaisie, joue la décontraction, se conforme au marketing d’empathie. Il surligne en blue jean un jeu de jambes d’aimable pugiliste. La posture nombriliste m’instruit sur sa qualité d’artiste. Edouard sonne son garde du corps. Le valet de pied rentre sans se frotter les phalanges d’eau bénite. On le sent à demeure. Edouard voudrait signer. Il est atteint de la maladie du paraphe depuis un récent séjour, rue de Varenne, à deux pas. Il s’est exercé à griffer. « Impressions et lignes claires ». Du Lao-Tseu apocryphe. Edouard aimerait commencer à dessiner les jambages d’une dédicace à Bernadette, Paulette, Marcel ou Gaston. Edouard interroge son faire-valoir. : « Faut toujours une attestation pour sortir ? Encore un coup tordu de ce con de Castex. Il s’est juré de bouziller mon service de presse ».

vendredi 16 avril 2021

Tita Missa Est

Pourquoi avez-vous écrit Tita Missa Est ? Tita Missa Est restitue un visage, dessine un portrait de femme, esquisse une figure littéraire, se désigne comme le livre de ma mère. Le récit entrepris m’a donné du fil à retordre. A vrai dire, j’ai écrit un livre que je ne sais pas écrire. A la différence de Fred, écrit d’une traite, Tita Missa Est a nécessité des haltes, des temps d’interrogation, une volonté de bien dire, la résolution de ne pas se mentir. D’emblée pourtant le livre se place au voisinage de Fred. Il requiert une écriture siamoise. Il réfracte une lumière de même nature, questionne des bribes de vie qui s’expriment de manière fragmentée, sous la dictée d’une mémoire incertaine, à partir de souvenirs remodelés. Je reconstruis des péripéties. J’en respecte le scrupuleux ressenti. La vérité d’émotion impose une narration. L’ouvrage est en quelque sorte, même involontaire dans son tracé, le second volet d’un diptyque littéraire. Il est la réplique féminine du livre de mon père. Tita s’égrène en quatre lettres. Comme Fred. Un petit bout d’alphabet suffit à orienter le tremblé d’une écriture. J’ai rompu la gémellité. Tita, si émouvante dans sa simplicité, s’est appelée, le temps du livre : Tita Missa Est. Car la liturgie du dimanche a scandé sa vie. Quand, dans un silence bref, l’abbé jette ses bras vers la nef, congédie ses ouailles, libère le temps d’une nouvelle Genèse à refaire dans la semaine. Tita était pieuse, heureuse des paroles du prélat. Moi je crois en Tita. Je me suis souvenu d’Ajar, le double de Gary. J’ai songé à la vie devant soi. Aujourd’hui la vie n’est plus devant moi, ne va plus de soi d’aller devant moi. Le passé décolore l’avenir. Il s’octroie la maîtrise de la ligne d’horizon, vise au retour des sensations d’hier, se projette dans un temps qui s’arrête. Derrière ou devant, c’est pareil, je regarde une mère. Je la peins. J’ai de la peine. C’est une morte qui repose sous une pelletée de remords. Je crois en elle, à un vieux sourire, du même bleu que ses yeux. Dans le demi-jour, je fais demi tour. Les dieux s’éloignent. Tita seule témoigne. Quelle différence avec Fred ? J’ai fignolé le portrait d’une cause qui m’échappe, ébauché les contours d’une femme qui m’a aimé comme personne ne savait. Avec Fred, on s’est tout dit. De son vivant. Il était fulgurant. Les regards ont suffi. Ils sont exhaustifs, dissuadent l’épitaphe. Ils flèchent dans le mille. Se débarrassent des mots qui ratent leur cible. Avec Tita, la conversation était hachée par l’incompréhension. Elle s’est interrompue, décousue par les malentendus. A une mère, un fils ne parle jamais bien, ne se situe pas à hauteur du mystère. Je lui ai infligé des fadaises, des sornettes de mauvais fils. J’ai mal veillé à l’éphémère sensation d’un temps qui parchemine un visage. Oui. A mesure que les jours s’écourtent, que les dieux du monothéisme se distancient des vies d’ici, Tita grandit dans la nuit. Oui. J’ai besoin d’elle comme d’une épaule qui acquiesce. Tita est un remords d’avant mourir. Tita Missa Est décalque un portrait de femme fragile, aussi robuste qu’un chêne sessile. J’évoque trois sujets sans jamais pouvoir les démêler : Tita, moi, et Dieu, peut-être un peu. La messe est dite, toute promesse interdite. Personne ne m’attend. Personne n’est là. Sauf Tita. Elle squatte ma tête, me souffle une épithète. Tita patiente. Patiente zéro d’une épidémie de mots. Sur la banquette de dispensaire où je poireaute pendant des heures, j’engrange de nouvelles séquences de l’existence. J’observe l’attention avec laquelle l’infirmière cajole un gobelet de café, berce un godet cartonné qui brûle une paume. Quoi d’autre ? Une phrase du livre, peut-être : "J’ai l’air de galéjer, de jouer avec des mots, mais j’entreprends le portrait d’une vraie personne, je crayonne une chair qui vibre, j’exécute le croquis d’une femme qui a vécu, que j’ai vue devant moi, qui ne court pas les rues, qui repose dans la terre et dans ma tête." Elle résume l’ouvrage. Au reste, peu importe la matière pourvu qu’il y ait la manière. A la table des matières, j’ai toujours préféré la table des manières. Un dernier mot sur vos projets d’écriture, dans l’immédiat ? Je travaille à la rédaction d’une chronique des souffrances françaises. Le titre provisoire, c’est : Froid de gueux, temps de guerre. Au fil des jours, j’observe les postures de Jupiter, le cri dans le désert des Gilets Jaunes, la bataille du virus de Chine. J’achève un ouvrage sur Michel Serres, l’ami que j’ai connu. J’y mêle souvenirs de l’homme et commentaires des textes de philosophie. Les fées de Serres s’impose comme un titre sincère. Mais le gros morceau, c’est le travail d’écriture des treize carnets d’Italie sur lesquels j’ai griffonné mes impressions, mes entailles de voyage, mes croquis de vagabondage. Je peaufine, je fignole, j’élague, j’ajuste plus de mille pages rédigées à la diable. L’entreprise exige un temps long. Car l’Italie est un paradis, une merveille qui ensoleille une vie, une terre de beauté qui s’imprime durablement dans la chair. Je ressasse une vieille idée, un sujet d’une rare fraîcheur, le récit imaginaire des péripéties non écrites d’Albertine, l’héroïne de Proust. J’ambitionne une troisième lecture, lente et patiente, de l’œuvre de l’admirable artiste. Une quatrième, une cinquième, peut-être. J’écrirai une vie d’Albertine Simonet. La Recherche est un roman-fleuve, une mer exquise, striée de mots délicieux. Je me vautre, me délecte d’un texte, dérive dans le papier bible de mes Pléiade écornés, glisse à mon aise sur les phrases, ne veut pas sortir de l’eau, prisonnier des mots. Au sortir des flots, j’écrirai une vie d’Albertine Simonet. Si je réfléchis bien, tous les volumes écrits de la main d’un homme sont des livres de souvenirs, le témoignage d’une mémoire imprimé sur du papier.

mardi 13 avril 2021

Sartre/Flaubert

Année Flaubert. Bicentenaire de sa naissance. Sartre est mort le 15 avril. « Sartre passe les dix dernières de sa vie avec Flaubert. L’aveugle, à contre-courant, pactise avec L’Idiot de la Famille. Il finit ses jours avec Cruchard. Il mourra, trois milliers de pages au compteur, laissant Gustave au milieu du gué, n’achèvera pas le chantier. C’est une œuvre de toute première grandeur qui explore deux continents qui se touchent : l’acteur et l’auteur. Le jeune Gustave se destine à la comédie. Il improvise des farces, il joue des bouffonneries. Flaubert veut être acteur. C’est une vocation dont seul le gueuloir survivra aux décombres. Achille, le père du loustic, ne veut pas d’un saltimbanque à la maison. Gustave se créera une identité d’amuseur grossier. Il le baptise Le Garçon. Flaubert renonce à son destin de comédien. Il ne sera ni Molière, ni Shakespeare. Proust s’entiche de Réjane et de Sarah Bernardt. Dès les premières pages de La Recherche, on est saisi par la passion du narrateur pour la Berma. L’auteur est un acteur raté, un grimacier empêché, un baladin dissuadé. L’écriture est une profession de deuxième zone, un métier de second choix, un médiocre lot de consolation. Tous les scribes de la terre ont des démangeaisons d’histrion. Auteur, acteur. Les mots ne varient que d’une lettre ; une voyelle supplée une consonne. On aimerait que l’étymologie nous enseigne une parenté, un voisinage, une légitime ressemblance qui serait le lien du sang du sens. » Fred (5 Sens Editions, 2019) « Melancholia, c’était le titre de Sartre. Un beau titre. Dans son petit bureau de la rue Bonaparte, il désignait une gravure, la reproduction d’une toile de Dürer. Gaston ne mange pas de ce pain-là. Il impose à Sartre l’inutile Nausée. Sartre se conforme au diktat Gallimard, retouche l’ouvrage, biffe des bouts de pornographie. C’est son premier livre publié. Il est satisfait de pouvoir garder l’épigraphe, la citation de Céline : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu » (L’Eglise, 1933). La sortie du méchant bouquin révèle en Roquentin un pedigree célinien. A l’époque, Staline goûte la prose de Destouches. Le Voyage au bout de la Nuit est le livre de chevet de Joseph Djougachvili. Sartre a l’âge du Christ en croix. « Dans les église, à la clarté des cierges, un homme boit du vin, devant des femmes à genoux » (Folio, pages 66/67). La machine est lancée. Cau, son secrétaire, prix Goncourt en sa jeunesse de gauche, pestiféré en sa vieillesse de droite, fignole un saisissant portrait du Prix Nobel réfractaire. Il peint un homme bien : « Au fond, le cœur, un cœur immense lui était monté à la tête » (Croquis de Mémoire, 1985). Je grelotte dans le petit bois du Ranelagh. Je ne veux pas rater la conférencière du musée. Corot, avant Sartre, se décoiffe devant la peinture de Dürer. Les pinceaux de Corot lui font écho en sa boudeuse Melancholia. Je suis content que le musée Marmottan l’ait rapatriée de Copenhague. J’ai longtemps résisté à la tentation de me frotter à trois gros bouquins, à la somme de Sartre sur Flaubert. J’avais peur de me perdre, de changer de domicile, de me fourvoyer dans L’Idiot de la famille. Je craignais un luxe d’analyses au détriment d’un gai savoir, d’un plaisant style. Or un soir d’été, j’ai succombé au péché. J’ai pris mes aises dans une somptueuse langue française. Je savais bien que j’étais chez moi à Croisset, que j’aimais l’hospitalité de Flaubert. J’ignorais en revanche que je n’étais pas mal du tout chez Sartre. Qu’il ait consacré les dix dernières années de sa vie à « Cruchard » aurait dû m’instruire sur le sérieux de son art. Bref, je me suis délecté des deux corps mêlés. J’ai tourné les pages d’un grand métissage d’artistes. Il y a deux variétés d'idiot: le prince Muichkine et l'autre, le crétin des Pyrénées. Flaubert obéit. Flaubert va voir à la cuisine s'il y est. Flaubert révèle une désolante crédulité. Le père s'exaspère, rédige le diagnostic: "Idiot de la famille". Sartre grabataire en fera trois gros bouquins testamentaires. Admirable. Dancing de la marquise (5 Sens Editions, 2020) « Dancing de la marquise » est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html « Fred » est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/295-fred.html

samedi 10 avril 2021

Une manière de se distinguer

Hollande, c’était la cravate. Castex, c’est la veste. La cravate de travers, la veste qui flotte. Philippe, c’est le poil au niveau des maxillaires. Il est blanc. On s’accoutume au champ de neige étincelant sur fond d’horizon nocturne. L’Edouard est bicolore de barbe. Mais c’est en tricolore qu’il se projette. Il est vrai qu’il boxe en salle, en corps à corps avec un destin national. Macron, c’est la rouflaquette de mauvais garçon. Le coiffeur du Château l’a ratiboisée, l’a coupée plus haut. Inutile d’apeurer les familles. L’air bandit peut gâcher l’élan d’une marche. On se souvient de Mitterrand, des dents de devant, du sourire carnassier que jalousaient les banquiers. Il les lima et on l’aima. Bayrou, les oreilles. Elles étaient décollées. Comme des scores d’opinions favorables de sondages bidons. L’agrégé les a recadrées, fixées à son portrait. Il bégaie rassuré désormais. Il discourt droit dans ses esgourdes. Tout le monde est relifté. Maquillé, bien éclairé, rajeuni sur la photo. La fraîche Roselyne Bachelot a vingt ans sur le cliché de sortie du dispensaire, sans la moindre séquelle de guerre. Ses bonnes joues lui suffisent pour braver le virus. A leur domicile, quand on les interroge en plein télétravail, l’âge d’état civil s’embrouille un peu les pinceaux. « T’as vu, Moretti, comme il a vieilli ! » Le coup de vieux saute aux yeux. La force visuelle des hiérarques se nourrit de biens non essentiels. Ils ne parlent face à la caméra qu’en présence de leurs avocats. Les livres sont au bout des lèvres, derrière. Une bibliothèque pleine à craquer, comme la chaîne des Pyrénées dans le dos du maire de Pau, un massif entier d’ouvrages rares, de Pléiade flambants neufs en milieu d’étagère. Ah oui, bien sûr ! Je pige la stratégie murale des pages. C’est une manière de se distinguer. La tête qui se paie la mienne n’est pas analphabète.

lundi 5 avril 2021

Mort aux oiseaux !

Un rêve d’enfant s’envole avec le temps, n’appartient qu’à ses parents. Un rêve d’enfant ment, illusionne le garnement, oriente ses projets de tyran. Par définition, l’enfant ne parle pas, nous enseigne le latin d’autrefois. Il se tait, répugne à la volubilité. Il regarde les nuages. Il songe, ronge ses ongles, grimace devant une soupe ou le visage d’un oncle. La songerie d’un gosse est inflammable. L’édile d’une ville a désigné le péril. La dame de Poitiers n’a pas fléchi, interdit pareille momerie. Une civilisation poitevine s’honore à fixer des scellés sur les rêvasseries de jeunes écervelés. La dame s’y emploie. Jadis les gamines idolâtraient les speakerines. Elles fétichisaient une femme potiche aux apparitions journalières de vierge immaculée. Rêverie détestable. La secouriste du chef-lieu poitevin en délivre les mioches, les préserve des mochetés stéréotypées. Les enfants sont dans la lune. Y vivent sans amertume. Séjournent dans un monde léger comme une plume. A Poitiers, on déconne grave, on n’arrête plus les Sarrazins, mais les joyeux bambins. Les enfants qui songent sont priés de remplir une attestation de sortie dans les nuages, un certificat de rêverie, d’en cocher la bonne case. La brigade veille. Les rêves sont mauvais, par essence, nécessite une éco-vigilance. La municipalité réfléchit à une fiscalité onirique, travaille sur le sujet, envisage la taxation des cauchemars de moutards. L’aéroclub et ses carlingues de dingues sont des bizarreries obsolètes comme les houillères, les sapins de Noël, le Tour de France et ses majorettes. A vrai dire, la suppression des avions est une demi-mesure, un projet qui pèche par timidité, qui manque de radicalité. La dame veut reboiser les tarmacadams. Très bien, mais insuffisant. Car l’avion ciblé n’est jamais qu’un artefact, un oiseau manufacturé. Plus qu’à la copie, c’est à l’original que la maire de Poitiers doit s’attaquer. Le rêve d’Icare procède du vol d’oiseau. Les volatiles sont à la racine des rêves infantiles. Qu’à cela ne tienne. Le pays doit réquisitionner les guerriers appropriés, les chasseurs invétérés, avocats ou vétérinaires, du style Larcher ou Dupont-Moretti. On a le choix parmi les viandards illustres. Les bêtes à plume sont à l’origine des vols sur la lune, produisent les délires de gosse d’Elon Musk. A l’image du « grand débat » qui jadis mata la révolte des gueux, une grande battue s’impose à travers champs. « Mort aux oiseaux ! » Tel est notre cri d’écologie. En cas d’échec et de rêves d’enfants persistants, subsiste la solution extrême de l’infanticide généralisé. Le hic majeur, c’est qu’elle contrevient aux pieuses valeurs dont nous sommes fiers. C’est un plan B risqué.

vendredi 2 avril 2021

La cause alitée

On s’interroge sur la vérité, sur le statut du vrai, d’un vrai aussi robuste qu’un théorème. Le temps d’épidémie questionne le principe de causalité, tourmente la linéarité du déterminisme, désolidarise l’effet de sa cause. Au bout d’un an et quelque d’une guerre masquée, l’expérience enseigne d’être modeste, valide l’échec face à la contagion. Les conséquences ne se déduisent pas aisément d’hypothèses bien identifiées. A l’effet, nulle cause n’est assignable avec certitude. La logique élémentaire est interpellée, chahutée par les caprices du virus. On se blinde, on se barricade, on s’encabane. On désigne l’enfermement comme la raison du reflux. La science est convoquée, brandie comme argument d’autorité, de manière indiscutable, sans que la relation directe entre l’incarcération sanitaire et la maladie délétère ne soit démontrée, n’ait la pureté universelle d’une preuve algébrique. Une cause approximative est privilégiée dans un contexte de science utilitaire qui habille de rigueur des faits de banale coïncidence. Dans l’arsenal des mesures sanitaires, il est malaisé de démêler les responsabilités, d’attribuer à l’une ou l’autre l’efficacité d’un résultat. Or les praticiens d’art politique tranchent sans le moindre embarras, désignent des causes à l’évolution des choses. Mais nous sommes les jouets d’une ignorance. Moins nous savons, plus nous galéjons. D’un ballet chaotique de faits insensés, de coïncidences échevelées, nous construisons une fable, nous échafaudons un récit de lumière, nous nous leurrons avec des discours de légitimation, prétendument « scientifiques ». Autrement dit, le déterminisme est malade, la cause alitée. Depuis que la tyrannie du « en même temps » s’exerce sans complexe sur les esprits, la logique d’Aristote est malmenée, voire sacrifiée. Le principe de non-contradiction est bafoué. A et non A sont compatibles. Dès l’origine, nous étions au voisinage de l’imbroglio. Le relativisme était décrété philosophie d’Etat. La confusion des causes illustre la théorie, témoigne de la situation, identifie la béance de l’ignorance. Les petits racontars des hiérarques sont des colmatages de fortune. Le conte de fées occulte l’épreuve des faits.

jeudi 1 avril 2021

Proust

Proust, l’admirable. L’inédit des soixante-quinze feuillets. L’Herne, jamais terne, splendide. Les deux Pléiade dans un sale état. Fallois, homme de foi. Proust, un casse-croûte pour la route.