Avoir
un enfant. L’expression est contrariante, d’humeur peu riante. Car on ne
possède pas une vie humaine, pas même la sienne. Je suis, mais je ne
m’appartiens pas. Vouloir aimer un enfant, l’élever intellectuellement,
contribuer à son éclat personnel, rien de tout cela ne renvoie à un titre de
propriété.
La
vie, a fortiori celle d’autrui, nous échappe. Elle résultait jadis d’un moment
d’égarement. La biologie a rationalisé l’enfantement. La raison change une
fatalité en projet.
Or
aujourd’hui le désir d’enfant, revendiqué à tout prix, jouit d’une légitimité
de société. Il incombe au droit d’en fixer le cadre, de rétablir une égalité,
d’élargir le champ d’une liberté. La procréation médicalement assistée et la
gestation pour autrui feront l’objet de lois appropriées. Le droit civilise une
envie, apprivoise un désir, l’insère dans un code.
Dans
un cas de figure, il n’y a pas de père nourricier mais simplement deux mères,
dont l’une est évacuée du process de
maternité. Dans l’autre, on dispose de deux pères nourriciers, dont l’un
seulement est le géniteur de sang. Dans les deux hypothèses, l’insémination ou la gestation
extérieures au couple du désir soulèvent la question de la marchandisation du
corps. Mais on sait bien que pareille monétisation s’inscrit dans une réalité
aussi vieille que la prostitution.
Le
désir d’enfant pour tous est identifié à une norme sociétale. Il est réclamé au
nom d’une égalité entravée, empêchée par l’orientation sexuelle du couple. Le
droit la restaure sans pour autant s’interroger sur le sentiment de l’enfant du
désir. Et pour cause : un bout de chair embryonnaire ne peut vouloir ou
pas un « vrai » père ou une « vraie » mère autres
qu’exclusivement biologiques. L’étymologie nous enseigne que l’enfant, l’infans latin, c’est précisément celui
qui ne parle pas.
Le
désir d’enfant pour tous sera satisfait par la société. C’est un fait, ce sera
un droit. Le concept de famille à la papa ne volera pas en éclats : il
s’élargira.
Mais
il est d’autres désirs dans la société qui méritent une traduction juridique,
qui exigent un droit, qui appellent une loi.
Le
désir de plusieurs époux ou épouses n’est pas écouté par la société. Il fait
même l’objet de railleries. Son rejet est le reflet du tabou de la société.
Pourquoi
diable, en matière de désir, de sentiment, de mariage, se limiter au couple, au
tandem adamique, au numéro de duettistes d’un homme et d’une femme ? Au
nom de quoi maintient-on dans
l’illégalité la polygynie et la polyandrie ?
Jacob
Zuma, l’ancien président sud-africain, d’ethnie zoulou, destitué au début de
l’année, est polygame. Il est marié à quatre femmes officielles, à trois autres
officieuses. Dans l’Antiquité, la population de Sparte pratiquait la polygamie.
Pierre Clastres, le grand anthropologue, l’a observée au siècle dernier au
Paraguay chez les Indiens Guayaki. Les Mormons ne l’ont supprimée qu’en 1889. Au
Sénégal, elle est inscrite dans la loi. Elle est évoquée dans l’Ancien
Testament. L’Islam limite à quatre le nombre d’épouses.
Le
sujet importe car il y a des hommes et des femmes en France qui souhaiteraient
avoir plusieurs époux ou plusieurs épouses. Les mœurs évoluent, la morale –
c’est à dire la manière de se conduire – aussi. Mais de quoi s’agit-il au juste
quand on parle de morale ?
Dans
Le Gaucher Boiteux (Le
Pommier, 2015), Michel Serres réquisitionne le mythe de Gygès, texte qui figure
au début du deuxième livre de La
République de Platon. L’invisibilité du berger, provoquée par l’anneau
introduit à son doigt, lui confère tous les pouvoirs d’un roi basculant dans la
tyrannie : il vole, il pille, il viole, il amasse des monceaux d’or.
« Nul
ne suit les lois morales s’il échappe à toute surveillance. Preuve que la
visibilité, que la présence collective concrétisent la morale ; ôtez-les,
vous créez des bandits. »
Le
philosophe illustre sa démonstration par l’anonymat sur Internet. Pareille
invisibilité fabrique un lieu d’immoralité. Il en va de même pour
l’inséminateur X ou la gestatrice Y sans identité. Il n’est d’autre morale que la
conformité au bon droit, qui exige la pleine lumière et répugne au secret. Faute
de quoi, dans le noir hors-la-loi, dans une nuit d’impunité, toutes les
inconduites de Gygès fleurissent comme de mauvaises herbes pour l’espèce.