mardi 26 décembre 2023

Devoir de fin d'année

Que l’année nouvelle soit belle comme une toile d’elle de Nicolas de Staël Que deux mille vingt-quatre soit un numéro chanceux, un billet de loto vainqueur qui octroie la beauté sur la terre ! A mes amis, je souhaite une année généreuse, insoucieuse, peut-être heureuse.

lundi 25 décembre 2023

On trouve ça bien

En ce jour de Noël, j'apprécie le commentaire si obligeant cueilli au bas du sapin dans la prestigieuse rubrique de Service Littéraire: "On trouve ça bien". Ce sont les premiers mots publics écrits sur mon livre: "Fragments d'un sentiment". A François Cérésa, j'exprime ici ma reconnaissance. "Notre ami Christian a une sacrée plume. Dans son ordre foutraque, il fait la peau aux idées reçues. Ici, par le style, il évoque la sacralité du théâtre" (5 Sens Editions, 94 pages, 12 euros). in Service Littéraire, numéro Maurice Barrès, janvier 2024

jeudi 21 décembre 2023

Le camp des intouchables

Des femmes sans célébrité se plaignent des agissements abusifs d’un acteur de renommée mondiale. En dehors des prétendues victimes et du comédien visé, nul ne sait au juste la vérité des faits. Au jeu de la parole échangée, l’institution de la justice n’hérite pas d’une tâche aisée. Pourtant, le président de la république française ramène sa fraise, s’invite à la table du juge. Depardieu l’histrion fait honneur à la nation. Le droit est une chose. La force en est une autre. L’un et l’autre se toisent comme deux pugilistes sur le ring. Dans le rapport de forces de la considération sociale, Macron et Depardieu, dans le métier où ils excellent, occupent le sommet de la pyramide. Or les petites mains supposées violées des tournages des films de Depardieu échappent à la visibilité médiatique, à l’impact publicitaire des commentaires en pleine lumière. Dans le cercle privé des stars autorisés, Fanny Ardant ou Catherine Deneuve, fidèles à l’ami, se rangent du côté du géant de comédie et du président du pays. Cet entre-soi de la célébrité est dérangeant. Fanny Ardant et Catherine Deneuve appartiennent elles aussi au camp des intouchables. Dans le rapport de forces, elles jouissent d’un certain éclat de pouvoir qu’elles font ostensiblement valoir. En revanche, les pâles accusatrices sont des Madames Michu du cinéma, des inconnues absolues au banquet des dieux de l’Olympe. C’est troublant. Je m’interroge sur la nature humaine, ses tentations, sur la pratique éventuelle d’un droit de cuissage exercé dans le secret d’une alcôve.

vendredi 15 décembre 2023

Arras Kiri

Lili, Gérald. Querelle de bornage. Moins d’exilés, le monde sera moins laid. Nos lois datent, sont aussi scélérates que le méchant glyphosate. La bonne terre est viciée par des corps d’origine étrangère. L’exilé, à la place des députés, vote avec ses pieds. L’exilé se reproduit comme un verbe irrégulier. L’exil, nom de nom, recueille les pupilles de toutes les nations. Arras Kiri. « Faire comme à Arras » dit une petite fille. Allah Akbar en guise de carambar. J’ai peur. Allah barre-toi ! Suis-je musulman ? Comment le savoir ? Voir un toubib.

mercredi 13 décembre 2023

202 ans, le vieux Gustave

J’ai l’âge de Flaubert quand il erre loin de l’estuaire, s’assied dans le sable, fourre ses yeux dans la mer. Le Havre est sur ses lèvres. Flaubert va s’endormir là où Céline voudra finir. Culottes courtes et carottes cuites. Flaubert se ranime. Une silhouette l’éveille comme un éclat d’album. Elle ravage le paysage, piétine une vie d’enfant sage. Flaubert est beau. Tard, il songe encore à sa distinction de figure. La vie de Gustave va brûler d’un sang brutal. Elle est trouée, éborgnée par un alcool qui cogne. La baigneuse de Trouville s’approprie la mémoire d’un gosse débile. Elle flèche sa chair sur l’idiot de la famille. Flaubert s’absente de ses genoux. Il re-­‐garde. Il garde deux fois. Il regarde, roi dans ses yeux. Une lumière de grand août interroge le rouge écarlate d’une étoffe à stries noires. Le garçon a l’âge de raison, deux fois dans ses os. La double raison donne une fraîcheur à sa déraison. Flaubert est fou. Il voit flou. Il est halluciné par un surcroît d’images. Gustave écrira ses Mémoires, gravera son désespoir comme on trace ses initiales sur une pierre tombale. Flaubert saisit le fétiche comme une algue sèche. Il traîne la soie sur le sable comme une robe d’épousailles. Il la gare des mouillures de la mer. Ses doigts ont senti le corps sans peau du manteau vide. Il froisse la pelisse. Il s’entiche d’une revenante. Flaubert se terre à l’auberge de l’agneau d’or. Il bouquine Byron, se remémore Cervantès. Il confie au papier l’éblouissement d’une épiphanie. Le collégien de quatrième a croisé le chemin d’une reine. Au repas de midi, les mots sonores perforent l’autiste effervescence de son esprit. Une voix supérieure rompt son colloque intérieur. La tenancière de l’établissement jongle avec les assiettes des bruyants pensionnaires. Gustave est sonné comme un petit valet. Un monsieur cible ses yeux. Dans son dos, la brune figure des flots le gratifie d’une juste reconnaissance comme d’une brusquerie. Je vous remercie de votre galanterie. Flaubert se réveille, rougit comme un soleil. Il fuit, pareil à un malappris. Il baguenaude, maraude de mauvais rêves le long d’une grève. Il habite un trou, une petite ville que la mer secoue. La rue du commerce est faite de bicoques de traviole, délicieusement disjointes, peinturlurées pour une cérémonie de ciel gris. Flaubert se pare d’une majuscule sottise, de la convoitise d’un front de taureau. La femme à chiffon rouge est une fille à lèvre d’orange. Elle bariole l’horizon du poinçon du poison. Gustave dégringole la rue des échoppes. Au port, au spectacle des barques, il toise le labeur des artisans pêcheurs, suffoque aux senteurs de la Touques. Quand la nuit sur la mer soudain bleuit ses plis, il s’étourdit des ultimes coloris. Trouville. Nom sans désir. Trou dans la peau. Trou, bled, patelin. Trou de mémoire. J’en consulte l’album des villas bourgeoises et des ciels d’ardoise. Boudin, en voisin, a peint le terrain de jeu de l’écrivain. Flaubert n’est pas loin. Il est voyeur aux premières heures. Il jette du sable, rôde sur la plage, considère la mer. Il a les sangs fouettés par l’iode et la beauté. Trou dans la correspondance du grand Gustave. Rien d'écrit entre le 24 août 1835 et le 24 mars 1837. Vingt mois d'absence. Temps mort où s'intercale la vision éclair d'Elisa Schlésinger. Flaubert ne sait pas quoi faire de sa peau. Il joue avec les mots. Il a quinze ans, traîne à Trouville son ennui de grand enfant. La féerie d'une image de vitrail interrompt sa rêverie. L'heureuse baigneuse surgit d'une vague affectueuse. Dans "affectueuse", il y a "tueuse". Le sort de Gustave est scellé. Flaubert est ensorcelé. Il sauve le manteau d'Elisa de la montée des eaux. Du coin de l'oeil, il toise Maurice, la moustache lisse de mari sans orgueil. "Il tient le milieu entre l'artiste et le commis voyageur" (Mémoires d'un fou). Flaubert possède l'art d'épingler le boutiquier défroqué. Flaubert pose son épaule dans sa geôle. Il abandonne sa propre histoire à l'écritoire. Il est nié, prisonnier, prison-niais. De la beauté d'une phrase. De la fatalité d'une femme dont les pas s'impriment sur le sable. Vingt ans plus tard, Gustave observe une torpeur intacte. Il s'est muré dans l'immobilité. Il confesse un fiasco. Il cause à l'oreille d'Elisa. "Je me suis usé sur place, comme les chevaux qu'on dresse à l'écurie; ce qui leur casse les reins" (lettre du 20 octobre 1856). Elisa est l’anagramme d’ailes. Elle est une parure dont Flaubert revêt son écriture. Tous ses volumes sont l’ambition d’un vol. Tous ses volumes y laissent des plumes. Elle a jailli comme une trouvaille. Elle élude une solitude. Dans Schlésinger, il y a schleu, il y a les chanteurs de Wagner. Flaubert vieillit. Elisa devient Eulalie. Elisa Foucault se grime en Eulalie Foucaud. Le même nom évoque Volk, ruse avec l’idiome de Prusse. Flaubert n’aime du peuple que ses filles. Ce diable d'automne tarde à révéler sa vergogne. La nature voile ses joues rouges. L'avenir se cache pour mourir. Une loi gouverne l'écorce des doigts. Les feuilles luisent d'un sang vermeil. Gustave se glisse dans le lit d'Eulalie. Il n'a pas vingt ans, mais envie d'embrasement. Flaubert a fui la Normandie. Il tente une escapade, se dérobe aux ciels gris. Le bleu Midi l'éblouit. Hôtel Richelieu, rue de la Darse à Marseille. Il cogne à la porte des dames Foucaud, échange quelques mots. Eulalie fixe le souvenir d'Elisa. S'appellent pareil. Elisa Foucault, Schlésinger par raccroc. Gustave est la proie de maîtresses entêtantes. Flaubert confie sa chair comme un secret de presbytère. A vingt-cinq, trente et quarante ans, Flaubert revient sur les lieux, toise les murs de l'hôtel Richelieu. Les foucades de Gustave sont inflammables comme une ruade, ou des incartades de style dès la première syllabe. Flaubert s'instruit comme Godard. Il n'apprend que des éléments. A la Chantepie qui gémit de mélancolie, il écrit: "Votre médecin a raison, il faut voyager, voir beaucoup de ciel et beaucoup de mer". Touché Flaubert, sexe fléché, vecteur de mort. L’écrivain diamantaire succombera à la morsure venimeuse d’une danseuse égyptienne. A la grisette sans piété, il préfère la prostituée qui sait. Cet amour-là griffe comme une phrase indomptée, taillade un corps, l’écorne, puis tourne la page. Le désir de l’almée s’aiguise aux carreaux du cahier. Et Flaubert gueule dans sa geôle, de chaude-pisse en haut style. Cette cicatrice du brave, que nomme en toute beauté Gustave, brûle au visage comme la balafre d’une phrase. Le loustic est calciné jusqu’à la plume d’une sainte syphilis. Ses brouillons scarifiés sont atelier d’artiste, barbouillés d’ébauches et de beau provisoire. La tuerie règne sur la page, avant qu’on y voie clair, le bleu du ciel entre les lignes. Aux abords de l’œuvre, les fosses communes sont pleines : la fille de mauvaise vie et la phrase de petite vertu s’y décomposent entrelacées. Mais qu’il écrive ou meurtrisse d’un même style, l’artiste finit toujours en beauté, donne la vie sans la mort, ressuscite la charogne. C’est pourquoi Flaubert n’a que faire d’être père, de jeter des marmots dans ses mots, d’aiguiller ce petit monde vers la pelletée terminus des cimetières. Car la mort, derrière l’amour, ne dort que d’un œil. Aux yeux de l’enfant, d’un Gustave en culottes courtes qui sait les carottes cuites, l’assassin, le fauteur de destin, c’est lui, le père inconséquent. Ce texte est extrait de « La cicatrice du brave » (5 Sens Editions, 2017, pages 31/35) L’ouvrage est disponible chez l’éditeur : https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/90-la-cicatrice-du-brave.html On peut le commander à la Fnac ou sur Amazon.

lundi 11 décembre 2023

L'acteur du dernier Truffaut

« AA, BB, FF : C’est le début d’un alphabet dédoublé, les initiales bégayées de ses films. Anouk Aimée, Brigitte Bardot, Françoise Fabian. A comme Amour, B comme Beauté, F comme Folie. Trintignant est un joli gosse d’Uzès. La lettre T de timidité, il la trace sur une figure de jeune premier, un visage rentré, une moue renfrognée. L’alphabet de l’acteur se poursuit, mais sans lettre miroir qui répète une silhouette, un regard : Romy Schneider, Dominique Sanda, Fanny Ardant, Emmanuelle Riva, Irène Jacob. Derrière une actrice, il cache une cicatrice. Les actrices de son pays ne seront jamais aussi belles qu’en sa compagnie. Toutes les comédiennes qu’il tient par la taille, qu’il serre dans ses bras expriment au cinéma une sorte de volupté particulière, une manière de se plaire, d’être heureuse. Bardot confesse sa tendresse pour le petit amant du port de Saint-Tropez. Mieux qu’une boudeuse aventure, c’est une passion, une préférence. Trintignant n’est pas Gary Cooper, ni même Delon. Il est joli, fait virevolter les robes Vichy. Sa réserve frise l’orgueil. Il lasse à trop d’audace quand il s’écoute parler. À vrai dire, c’est peut-être la qualité de sa diction, un doux chuchotement des lèvres qui donne à son jeu quelque chose de sentencieux. Trintignant ne réalise qu’un film, un autoportrait raté, la diabolique histoire d’un collectionneur de meurtres, la routine criminelle d’un type ordinaire. Jacques Dufilho est lunaire, sardonique, drolatique, poétique. Quand il se regarde faire l’acteur, Trintignant voit Dufilho dans le viseur. L’homme est démangé par la folie. La timidité ne se décalque pas sur la naïveté. L’innocence lui fait défaut. Aucun écho d’Idiot, rien de dostoïevskien. L’acteur est calculateur. Je le croise sur les Grands Boulevards. Je l’observe avec insistance. Il me fusille des yeux. Méchant comme une teigne. L’homme est démangé par la mort de Marie. De la génération d’après, en beaucoup plus musculaire, je ne vois que Pascal Greggory pour afficher de mêmes visages groggy, tuméfiés, abîmés, cabossés par la violence des coups, des uppercuts d’une intérieure retenue. « Je voudrais pas crever avant d’avoir connu les chiens noirs du Mexique qui dorment sans rêver… » Trintignant récite le poème de Vian. C’est une somptueuse, magistrale, majestueuse lecture, une affectueuse reconnaissance de la littérature. Les mots. Ma nuit chez Maud. Françoise Fabian est un envoûtement, une ferveur dans un ciel d’hiver, l’ennui traînant de Clermont-Ferrand. Elle s’apparente à une impossible, inexorable attente. FF est une beauté de feu, la déesse inégalée du noir et blanc finissant, retardée. Vitez est un seigneurial causeur de Pascal, métallique, ironique. Trintignant joue de son charme comme d’une gourmandise, d’une hésitation narquoise. Tous trois virtuoses d’un métier de pure extase. Quand j’avais six ans, je lisais L’Équipe, j’imaginais les exploits de Maurice Trintignant. « Pétoulet », son sobriquet, était un as de la vitesse, un fêlé des circuits. Il tutoya Jim Clark et Graham Hill. Jean-Louis Trintignant appartient à une même ligne de risque. Il n’est pas l’homme du Dernier Métro. Il est l’acteur du dernier Truffaut. » Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, pages 76/77) L’ouvrage est paru le 15 novembre 2023. Il est mis en vente chez l’éditeur, 5 Sens Editions, à l’adresse suivante :https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html Il est disponible sur toutes les plateformes dématérialisés sauf Amazon (Fnac, Decitre) ainsi que sur commande dans toutes les librairies : ISBN 978-2-88949-627-3 Il suffit aux librairies de contacter l’éditeur à l’adresse suivante : servicedistribution@5senseditions

Le hic laïc

La laïcité est un état d’ébriété qui brouille le regard des cités. La république choque un verre à sa propre santé et ses valeurs de vin mauve. Si d’aventure une couleur musulmane s’introduit dans un paysage de clochers, habille ses filles des plus noirs fichus, s’interdit même l’état d’âme à flanquer un couteau dans ce qu’on aime un peu trop. L’addiction d’une nation à la laïcité s’apparente à la passion d’un peuple d’Haddock pour la divine bouteille. Le hic laïc, c’est un besoin d’ivrogne, une démangeaison morale de bons colons à vouloir s’exporter comme une démocratie américaine, comme une vieillerie grecque de Maison Blanche jadis embringuée dans des déserts et des silences de sable, dans l’infinie revanche d’un long ressentiment.

vendredi 24 novembre 2023

Fragments d'un sentiment/L'interview

« Fragments d’un sentiment » est votre onzième ouvrage publié. A quelle nécessité d’écriture répond-il ? Ce livre, comme souvent chez moi, s’inscrit dans la continuité d’un coup de sang. Je sortais d’un petit pamphlet consacré au président burlesque du pays. Je voulais retrouver la veine littéraire pure, me laver d’une médiocrité politique, brève parenthèse ironique dans mes écrits. C’est pourquoi la notion de style m’est apparue comme une bouffée d’oxygène. « Fragments d’un sentiment » est un travail sur les mots, une sortie par le haut. Le livre ouvre une réflexion sur ce qui vaut la peine d’une admiration. Il s’enracine dans un questionnement. Qu’est-ce qu’un style ? Une manière d’être seul. J’aime éprouver la sensation de l’écriture, ressentir l’émotion d’un style, cette façon de monter dans sa chambre, d’un bond, et de s’enfermer à clé. Et encore ? Le style se trouve au terme d’un cheminement. Il s’acquiert au voisinage d’une vérité, il révèle une beauté. Il trouve une sonorité, reconnaît un visage, identifie une façon d’habiter une identité, de se regarder dans une phrase comme une image de soi.Et de cette perception intime du style, d’une manière d’être radicalement vraie, infalsifiable, incomparable, j’en suis venu à la solitude de la condition humaine. Avec le style, l’homme se civilise, échappe à la morose barbarie. Au prix d’une solitude et d’une idiosyncrasie qui définissent dans leurs contours une manière d’être, voire un maniérisme existentiel. L’enfant apprend la rêverie dans la solitude des après-midi. Cette solitude est une plénitude. Elle trace une vie jusqu’à la pourriture d’une chair.De cette solitude que j’assimile à un sentiment, je relate des instants personnels vécus et des moments imaginés que j’entremêle par consonnes et voyelles. Je frotte le sentiment de solitude à la sensation d’étrangeté. D’étrangeté au monde, à la stupéfaction, à l’effarement d’être. Ecrire est une tentative pour essayer des trucs à soi qui subliment une déréliction, un état solitaire d’uniforme abandon. A vrai dire, je ne sais jamais de quoi mes livres sont faits, ni même de quoi ils parlent. Je sais juste, ou j’ai l’illusion, qu’ils sont soigneusement taillés. Nicolas de Staël nous prévient au sujet de la peinture : « Moins on invente, mieux c’est ». Moi je dirais qu’un écrivain c’est quelqu’un de mal élevé : il ne parle que de lui. Le livre attribue une place majeure, privilégiée, au théâtre. Pourquoi ? Il y a l’écriture, bien sûr. Ses maléfices, ses sortilèges. Mais le théâtre la surplombe, en quelque sorte. La voix des voyelles en garantit l’éternité orale dans l’éphémère d’un temps insaisissable, dans le vol d’oiseau d’un seul ciel. « Fragments d’un sentiment » évoque la magie, la sacralité du théâtre, le seul vrai métier d’homme, de l’homme du récit récité qui défie les silences du vain écrivain. Dans le jeu d’acteur, le style saute aux yeux, jaillit à la lumière comme une épiphanie, un éblouissement mémorable, un choc violent, fulgurant, qui s’imprime dans le sang. J’interroge les grands acteurs. Je détaille leur manière. Je me délecte d’un style qui magnifie les textes. J’observe les corps aussi, l’éthologie des silhouettes. J’admire la beauté du geste, le ballet des mouvements, la chorégraphie des postures. Flaubert voulait être un gugusse. La carrière du « Garçon » illustre une première vocation de bouffon. « Le gueuloir » témoigne de la seule et vraie passion de Gustave. Ecrivain n’est qu’un deuxième choix. Avec Pat, personnage du livre, nous avons erré dans ces parages-là. A la recherche d’une majesté. A la recherche d’un style. La nostalgie colore les pages du livre d’une teinte automnale. Quel rôle lui accordez-vous ? J’observe que le monde contemporain dénie à la nostalgie sa valeur positive de création. Je n’appartiens pas au cercle des contempteurs de la nostalgie. Au contraire, je me range au jugement d’artistes exemplaires comme Chopin ou Pasolini qui lui affectent une force particulière d’imagination. « La connaissance est dans la nostalgie ». Je me reconnais dans la phrase du poète italien.Il convient d’associer à cette réhabilitation de la nostalgie, sous l’angle d’un charme absolu, les brillantes pages que lui consacre le philosophe Vladimir Jankélévitch. De quoi traitera votre prochain livre ? Du paradis. Oui. J’y ai séjourné à plusieurs reprises. J’ai noté mes impressions au fil de secrètes randonnées au bord de la Méditerranée. L’Italie est un paradis solaire, à portée de sensation et de plaisirs exquis. Il court les rues, inonde les ruelles. L’Italie est un paradis unique en son genre. Je ne l’ai jamais perdu. Ce journal de voyage s’intitulera « La soie du soir ». C’est un livre de frivolités. C’est un livre sur la gaieté, la sensualité, l’insouciance de l’été. Souterrainement grave, en vérité. J’aimerais dire « mozartien ».Ce livre ultime ponctuera une vie. Le paradis ne souffre d’aucun rajout, d’aucune retouche. Ce sera l’heure de conclure. « J’ai fait mon rôle », disait Madame de Sévigné. L’ouvrage est paru le 15 novembre 2023. Il est mis en vente chez l’éditeur, 5 Sens Editions, à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/.../536-fragments-d-un... Il est disponible sur toutes les plateformes dématérialisés sauf Amazon (Fnac, Decitre) ainsi que sur commande dans toutes les librairies : ISBN 978-2-88949-627-3 Il suffit aux librairies de contacter l’éditeur à l’adresse suivante : servicedistribution@5senseditions.ch

jeudi 16 novembre 2023

Faute de Français

Le monarque ne marche pas. Mauvais godillots. Elle est loin l’euphorie des colporteurs d’effigie à tous les étages, l’ivresse endiablée des bateleurs de porte à porte. Aujourd’hui le monarque ne marche plus. Il claudique. Il ne marche que s’il y a démarchage. Inutile de se fatiguer pour rien, ou si peu, une poignée de Juifs. Le monarque est fâché avec ses petites guiboles. Le bidule est détraqué, fonctionne de travers, tout en même temps. Le monarque ne marche plus du tout. Il se sauve, fuit sa fonction, déserte ses devoirs. L’altesse est HS. Tristesse française. Faute de Français.

Fragments d'un sentiment

« La vieillesse tombe d’un coup comme la nuit. Ou le rideau d’un théâtre où s’étouffe un sanglot, l’écho des meilleurs mots. C’est l’heure d’apprivoiser une peur, de compter sur ses doigts, d’envisager l’horreur, de mesurer l’intensité d’une foi… …Depuis le bleu des origines, je balbutie un dialecte imprécis, je fignole un peu les contours indécis, je bricole un habitat meilleur, un style de vie dure, une parure, une manière d’être seul. On ne sort de la timidité que par la légitimité. Mais le mieux est de s’y terrer, ne s’en échapper jamais. Un jour, la phrase deviendra de la terre. Ce qui m’a ému, m’émeut, s’unit à l’humus. L’errance d’un style subit un châtiment d’homme. Rien à droite, rien à gauche, entre deux morts, la voie est libre, la vie s’anime, file devant soi. D’Excelsior en Majestic, la vie, la mort, ne dorment que d’un œil, ouvrent les mêmes persiennes d’hôtels borgnes devant l’Atlantique, l’Adriatique, ses rognes, ses chiennes faméliques… …De ma fenêtre, je vois la chapelle. Elle est zébrée d’arbres argentés. Elle m’appelle en silence. Elle a été décapitée de son clocher durant la Terreur. Je parle tout seul, à mes heures. Ma vocation se limite à l’observation du portail à peinture écaillée, des stères de bois qui enserrent le cimetière. Ai-je entendu une voix ? J’imagine que je suis roi. J’interroge une porte en bois, ses barreaux de vieil écriteau. » L’ouvrage est paru le 15 novembre 2023. Il est mis en vente chez l’éditeur, 5 Sens Editions, à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html Il est disponible sur toutes les plateformes dématérialisées sauf Amazon (Fnac, Décitre) ainsi que sur commande dans toutes les librairies : ISBN 978-2-88949-627-3 Il suffit aux librairies de contacter l’éditeur à l’adresse suivante : servicedistribution@5senseditions.ch

mardi 31 octobre 2023

La guerre est finie

Raid éclair de nos militaires. La guerre contre les punaises de lit s’est achevée dans une liesse qui rappelle la Libération de Paris. Mais on a eu chaud. Sans la bravoure de la capitaine Panot, haranguant les bancs du Parlement, le pays aurait capitulé devant la barbarie des ignobles insectes. Notre armée était dispersée aux frontières. La résurgence du terrible covid, le plein essor des points de deal, l’aide à l’Ukraine, les émeutes intempestives sont des fronts récurrents qui la mobilisent en permanence. Bien qu’ écartelée entre ces multiples feux, l’armée a su se replier avec succès et gagner la bataille des punaises intra muros. La réquisition des draps, couettes et traversins a été ordonnée par Geraldo, exécuté avec brio par les commandos de Beauvau. La poigne française a eu raison des punaises. La stratégie militaire a payé. C’est un démenti cinglant aux traîtres, aux déclinistes, qui se complaisent dans les passions tristes. Bien sûr, on n’a pas vaincu les Springboks, mais on a terrassé les punaises. Et comment !

mercredi 25 octobre 2023

A côté d’une grande

Mon père, qui tenait à me faire connaître la couleur précise des événements de la vie, m’emmena sur le côté de la barque menuisée du cercueil. Après avoir choisi entre mes cinq doigts de la main dans l’hésitation de savoir lequel élire, je posai l’index sur la paupière de ma mère, la relevai, la fis redescendre puis la relevai à nouveau. A ce moment, mon père me dit : « C’est la mort, plus de regard. » La neige rallongeait sa chute à la profondeur du trou et me faisait penser que le ciel descendait raviver le souffle. Avec mon père, nous sommes rentrés boulevard du Montparnasse. Il s’assit sur le bord de mon lit et se mit à pleurer. Les dimensions de la tristesse noyaient tableaux et atelier. L’atelier devenait de plus en plus étroit. Les lendemains étaient morts, et le passé, qui commençait à tailler son biais dans le présent, mourait. C’est ainsi que se retourne le temps d’un verbe dans la conjugaison si vive du temps qui vous prend par surprise. Il pleurait à si grandes larmes brûlantes, me gardant auprès de lui, le long de quelques paroles noyées que je relevais, dans ma timidité, presque sans voix. Il s’adressait à moi dans la plus grande tendresse, alors qu’il aurait pu dans un tel moment me dire de le laisser. La joie de me sentir incluse dans sa tristesse m’incitait à la faire mienne. Je ne pleurais pas de la mort de ma mère – je pleurais parce qu’il pleurait, seulement pour mesurer si une petite larme existait à côté d’une grande. Anne de Staël, « Du trait à la couleur », pages 80/81, Editions Hazan, 2023

samedi 14 octobre 2023

La bande de Gafa

Dans la bande de Gafa, il y a Hamas Zone qui distribue l’horreur à domicile, répand la terreur à demeure. J’entends les cris, les bombardements d’Orient. Viva la muerte ! Assez ! Woke Google les mouettes ! Gisent les squelettes des muettes. S’y joue un drone de drame. J’attends l’Apple général d’un 18 juin israëlo-palestinien. J’ai sur moi un book de photos d’hommes déconstruits, des meilleurs visages ensanglantés, épinglés sur Facebook. Dans la bande de Gafa, on fait gaffe à faire bref. Le théâtre des opérations s’apparente à une guerre de décivilisation.

samedi 7 octobre 2023

Dictionnaire des idées reçues

A vous : merci, qu’on s’appelle Pierre ou Paul Brèches : les colmater Dossiers : ils sont sur la table Empathie : nouvelle discipline scolaire, entre deux récrés sanglantes Explosion : des prix à la pompe, rarement d’une bombe Hors sol : posture naturelle du ministre Lead, lied ou lide : le prendre Marche : blanche, en toute saison Mr Bricolage : ne se dit jamais Mister. Mystérieusement Paradigme : en changer dare-dare Punaise : interjection. Par exemple : « Punaise ! Dolly » Raquette : destinée à avoir des trous, quoi qu’on fasse Réchauffement : monopole climatique Table : la renverser Terrain: y aller

vendredi 29 septembre 2023

La femme sur du papier dessin

Elles s'adossent au mur, peu bavardes sur leur histoire. Les toiles sont mortes par nature, s'endeuillent de couleurs. La peinture est une mémoire, le conservatoire des traces, l'empaillement d'un sentiment, la fixation d'une émotion. Le commissaire a tranché la vie de Staël en rondelles, biographié son imaginaire, périodisé son séjour sur terre. Mais le peintre se fiche de chronologie. Staël se soigne comme il peut avec la peinture qu'il veut. Il absorbe la lumière comme un arbre millénaire. Il a les siècles pour croître, grandir, croire en l'avenir. Il peint la sensation du temps, le sentiment de l'espace. Sauf que le commissaire travaille à l'envers, pour des prunes, répertorie les styles de Staël. J'observe les dessins tracés d'un trait succinct. La fulgurance révèle l'instinct d'une main levée, la solitude du premier jet. Staël est fidèle à ses querelles, à sa grande violence, réfractaire au toupet de commissaire, attentifs aux seuls dessins de son destin.

mercredi 16 août 2023

Gracq fait tapisserie

Dans les bas-fonds de la gigantesque bibliothèque, les escaliers coulissent, les couloirs sont fléchés comme dans les aérogares. L’exposition consacrée à Gracq est un petit lieu de perdition, au bout du bout du labyrinthe. On hésite à jeter un oeil dans la salle de prière comme on sauterait la préface pour d’emblée se colleter au texte de l’oeuvre. Le hic, c’est que Gracq est évoquée à l’étroit, dans la blancheur des murs d’une chambre de bonne rénovée. La salle des visites, de la taille d’un modeste salon de coiffure, est boudée des lecteurs. Je me résigne à ce que l’avant-propos constitue l’intégrale des mots. Aux murs sont épinglées des feuilles manuscrites de Gracq, nerveuses, fines, millimétriques, penchées vers la suite, biffées de traits définitifs. Je suis ému par la pile de ses cahiers de brouillon et ses narrations d’écolier. Ses bouquins - quelques uns - sont théâtralement éparpillés sur une table basse. Les portraits de l’écrivain sont connus des paroissiens. Une sorte d’ironie surréaliste – son chef d’œuvre sur Breton n’est pas loin – introduit la figure incongrue d’un Kerouac en Anjou, l’atmosphère oppressante d’un Paris, Texas. Dans la froideur du lieu, les clichés de Louis Poirier calment une solitude, éveillent une curiosité. Je découvre les virées gracquiennes des années 60, ses traversées des déserts castillans. Les obligatoires vidéos sollicitent un tourment physique, réclament de quoi s’accouder. Bref, les écrans sont nécessairement dissuasifs. Je me coiffe d’encombrants écouteurs. Les doctes y ramènent leur fraise. Gracq fait tapisserie. Le salon de coiffure est de maigre facture. La galerie manque de biscuits, l’exposition de munitions.

mardi 15 août 2023

Epatant

Août est déjà bien engagé. La Vierge vient de monter au ciel. Les paparazzis sont en grève. La pataugeoire de Brégançon est interdite à la photographie de baignade. Le scooter du résident est à l’atelier. Il a rouillé durant l’hiver. Le couple présidentiel regarde le ciel. Brigitte est contente d’interrompre l’avion et de soigner ses jambes qui gonflent. Emmanuel trie dans ses ticheurtes, n’arrive pas à mettre la main sur le kaki, le même que Zelensky. Il s’ennuie. Il twitte. Il s’enquiquine. Il twitte à l’attention des pompiers, des policiers, des femmes violées. Il ne mégote pas son soutien aux mal-aimées, aux citoyens cabossés. Il tue le temps en étant épatant. Il rédige d’avance son prochain discours d’Invalides. Jane Birkin, je crois. Les paparazzis lui manquent.

samedi 5 août 2023

Correspondance Morand/Chardonne

"Les lecteurs, en général, ne comprennent rien à un livre; c'est naturel; l'auteur, avant tous, n'y comprend rien" (Jacques Chardonne, 25 avril 1965) "Le Clézio, à la télévision est si beau, type jeune champion de 110 mètres haies, à Yale ou Harvard" (Paul Morand, 19 avril 1965) "Travailler. C'est le plus simple. Curieux, les hommes, ils ne peuvent que travailler" (Jacques Chardonne, 25 avril 1965) "Les voyages, c'est terrible, et pour voir toujours la même chose" ((Jacques Chardonne, 25 avril 1965)

samedi 29 juillet 2023

Le temps du larbinat

Un pays s’abreuve de liberté. La lui ôter, c’est l’embastiller dans une humiliante vassalité. La nation française quémande un destin à une lointaine Amérique, mendie ses fins de mois à sa voisine d’Outre-Rhin. L’Allemagne, qui nous a envahis trois fois en soixante-dix ans, nous octroie ses privilèges de bon élève. Nos taux d’intérêt d’emprunt sont dans une large mesure les siens. Bref, nous vivons au crochet de Washington et Berlin. D’une telle déchéance résulte un traitement en conséquence. L’Amerique nous impose ses diktats commerciaux. L’Allemagne fait cavalier seul en Europe. La France déclassée d’aujourd’hui ne dispose même plus d’indépendance militaire. L’OTAN, par gros temps, est un parapluie sécuritaire providentiel. Les Gafam se jouent de nos petites menaces fiscales. À mesure que son économie dégringole, la France s’essaie au larbinat, observe un statut de laquais au service des grandes puissances. Obséquieuse avec les riches - Qatar, Arabie Saoudite - , complaisante avec les empires en croissance - Inde, Chine. Dans le même temps, nos « alliés » anglo-saxons - Amérique, Allemagne - se félicitent de sa disparition dans le concert des nations. Notre siège au Conseil de Sécurité de l’ONU est désormais en péril. Une Europe fédéralisée le convoite. Notre présence y semble une survivance d’un passé suranné. Coup de poignard fatal ? Politique d’abandon d’un des derniers actifs stratégiques du formidable patrimoine gaullien ?

Le remaniement du déni

Les petits ministres se croisent sur les perrons. Comme l’enseigne l’étymologie latine du mot ministre, on se cantonne dans une politique de l’infiniment petit. Le petit remaniement des petits ministres n’a pas plus de réalité qu’un dernier boniment avant la séquence scooter des mers du littoral varois. D’ailleurs, le petit président se fiche de ses auxiliaires de vie ministérielle comme de sa première barboteuse. Les postes demeurent vacants, par hypothèse de travail, par seul calcul de retour d’ascenseur courtisan. L’administration fonctionne froidement, en mode automatique, sans nul besoin de petit chef. Macron, le chef de meute, parfait sa réflexion sur les fondements ontologiques du beau concept d’émeute. Les émeutiers sont sortis de la meute réglementaire républicaine. Or le remaniement désarme par sa petitesse et lenteur d’exécution. L’émeute était une hallucination flaubertienne, une apparition communautaire du peuple, une sorte de Vierge en cagoule, casseuse d’unité, à rayer manu militari de la conscience collective. Le remaniement illustre la virtuosité de l’exécutif dans le maniement du déni. L’émeute était un jaillissement épiphanique. Une illusion d’optique. Elle n’a jamais eu lieu.

dimanche 28 mai 2023

De la décivilisation

La France est décivilisée, déculturée, dépaysée, déterritorialisée, dévitalisée, dérépublicanisée, délaïcisée. Les Français sont déboussolés, déclassés, démonétisés, dévalisés, dézonés, défraternisés, décontenancés, dégoûtés, désespérés. Le roi de France, lui, est décomplexé. Les écoliers sont décérébrés, décervelés. L’agriculture est déphosphatée. L’industrie est délocalisée. L’économie est dépendante de la balance des paiements. Bref, la déconstruction est délibérée. Le fil de la décivilisation ne cesse de se dévider. Marianne est dénudée.

jeudi 25 mai 2023

Back to Godard

Back to de Baecque, pour ce faire. Pas du tout étouffe-chrétien, son gros bouquin. Il décrit un salaud d’Hélvétie, un méchant parpaillot du canton de Vaud. Ses tournages, ses collages, ses chantages, ses ratages. Au fil des pages, on voit des images, de l’amour sur la toile, beaucoup d’amour. Le texte recueille les beaux restes d’une tradition et d’une révolution. C’est le récit d’une nostalgie. Godard, voleur de la pire espèce dès sa jeunesse – depuis qu’il a vu, ou plutôt pressenti l’admirable Picpocket de Bresson -, est parti ad patres avec la caisse, avec la civilisation des picaillons. Il nous laisse dans de beaux draps. J’ai lu le pavé d’une traite. Avec une certaine fièvre. J’en ai presque oublié « la décivilisation ». « À l’instar de Godard, Pelechian apprivoise les ciels à merveille. La caméra laisse intouchée sa prise. L’image est délicatement tachetée de beautés muettes. On y voit le burlesque à vif, la tête longue de ceux qui n’ont pas voulu. Dans le sillage d’une fusée, les coupures de nuage dévoilent le dessin d’un félin. Artavazd Pelechian peint les eaux qui tournoient et l’homme qui s’y noie, les pèlerinages d’oiseaux et l’exode animal. Ce cinéma, digne des yeux, fait flèche de tout voir. Il fait entendre un cri de berger, venu de haut, dont l’accent des rocailles se détache au soleil. Le cinéma, des images qui bougent, de l’émotion volée comme un baiser, une sensation qui saisit un corps, qui voile le regard. À Cannes, il pleut. Godard est acrobate, fait des soleils. Godard court le cinématographe en 17 minutes. Record. D’entrée de jeu, on empoigne la rambarde. Il faut se tenir à carreau comme dans la grande roue. On touche les choses pour se persuader d’y croire. Godard achève le festival. Avec des cartouches de terreur dans son fusil. Des images inimaginables qui entrent dans le sang. Un luxe inouï. De la lumière qui erre, des éclaboussures de couleur, une voix humaine. Godard révèle le cinéma, sa beauté venimeuse, hors industrie, sans gnangnan. Film pas, peu économique : soigné, chiadé, tailladé au poignet. Soigneusement aimé. Le contraire du travail, c’est le soin. Soigner l’image comme un malade. Avec la folie maniériste d’un médecin de campagne. Godard retient du mot opus son pluriel opéra. Il y a le sang du siècle sur la pellicule du cinéaste. Cette poignée de minutes inguérissables terrifie l’oeil roi. On se cramponne. Godard joue dans la cour de récréation, de re-création. Celle des petits ouvriers. Il est immensément seul. Après quoi, le mot de palme semble extrait du vocabulaire de plongée, et les images sorties en scaphandre du Grand Bleu. En un quart d’heure, Godard a tué le match. Le festival est mort, déballe pour rien. N’est original que l’origine. Comme n’est génial que la genèse. On passe alors les copies, si bien nommées, comme des plats, des plateaux-repas de long courrier, la mécanique irrésistible de Soigne ta Droite. Galabru n’était pas un malappris. Mais bien épris de fantaisie. Galabru est le fils aîné, le fils aimé de Raimu. Galabru n’avait rien d’une brute. Il est l’Amiral, loufoque pilote de ligne de Soigne ta Droite, grand bonhomme du poème de Godard. » « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 68/69, 2018) https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

Une oeuvre grandeur nature

Michel Serres est mort, il y a quatre ans, le 1er juin. La leçon de Michel Serres. Il n’y en a pas. Pas de leçon. Ni de morale, ni de conseil, ni de consigne. Non, juste une chose ; un chuchotement, l’éventement d’un secret. On ne se délivre du mal qu’en se donnant un mal de chien : inventer. Serres n’aimait pas l’Histoire. Il aimait les histoires, les racontars de bonne femme. J’attendais de Michel Serres qu’il me dise ce que c’est de prier. Et j’observe, en refermant son dernier livre, publié de son vivant, qu’il ne sait pas vraiment. « Relire le relié » (Le Pommier, 2019) « Serres est mort à sa table de travail, un dernier feuillet rédigé, le livre ultime achevé, la page deux cent quarante-trois ponctuée de l’épithète « gracieuse ». Dernier mot qui fait écho à Dieu. Serres sort en seigneur par un grand texte testamentaire. Serres a bouclé son odyssée sur la terre. Serres m’avait confié, sans jamais l’écrire, que « La pesanteur et la grâce » avait décidé de sa vocation philosophique. Simone Weil l’avait dissuadé de la bataille navale, l’avait enjoint de lâcher les armes, l’avait orienté rue d’Ulm. Adieu la mer, ses guerres, ses hideux, ses odieux conflits. C’est un livre grave, admirable, qui chemine vers la joie, la légèreté d’une sainteté. L’extase mystique est au bout du périple. Il réunit la pensée d’une vie, l’éclaire d’une lumière finale. Serres réfléchit à la puissance de l’absence, à ses entailles décisives dans le réel. Point de chute, point d’impact, « point chaud ». L’abstrait gouverne le concret. Il est des lieux invisibles, trois réseaux virtuels, qui naissent en Grèce de manière presque contemporaine, créent le consensus monétaire, la convention linguistique, l’idéalité mathématique, touchent le monde tel quel, les choses matérielles d’une géographie, au point d’en dévoiler une connaissance, d’en risquer l’hypothèse d’une vérité. « Pour n’avoir aucun sens, l’argent, le x de l’algèbre, une lettre d’alphabet peuvent avoir tous les sens ». L’ubiquité sémantique fonde une puissance, autorise la saisie du réel. Les paroles volent dans l’espace, tel un nuage d’encens, telle une prière qui demeure un mystère. « Longtemps, je n’ai pas compris et comprends malaisément ce qu’il en est de la prière ». Ces volutes invisibles accèdent à l’ubiquité divine. Le testament de Serres est une méditation sur l’Epiphanie. Il a pour thème l’enfant de Bethléem. Les trois rois illustrent les trois invariables puissances, les réseaux d’or, de savoir et de langue. La Nativité est un choc pour la pensée. L’Incarnation figure « un point chaud », concept majeur de l’ouvrage. Les monarques s’agenouillent devant l’extrême fragilité, l’état naissant, l’essence même d’une religion. Le monothéisme s’inscrit dans « l’âge axial » défini par Karl Jaspers, ligne d’horizon des grandes religions du continent eurasiatique, surgies presque ensemble, dans un temps voisin de l’invention de la monnaie, de l’alphabet, de la géométrie. Serres définit l’homme par le virtuel. Le nouveau-né, dans son infinie faiblesse, est riche de tous les impensés. A l’image même de Dieu. « Divin et humain, cela se nomme Incarnation ». A cet instant, Dieu percute l’axe des réseaux de connaissance, la ligne horizontale des pouvoirs terrestres. On dirait le schéma d’une croix. C’est un événement considérable, le commencement minime d’un religieux qui répand sa totalité dans l’existant, qui relie l’infime au grandissime, vraie déflagration riche de toutes les informations du monde. C’est une sorte de reprise, de rappel du Big Bang initial, de la création d’origine : « l’immense dans le point, l’être dans le néant, le tout dans le rien ». Le religieux fait feu, flèche de tout bois, annexe le visible et l’invisible, squatte la chair et l’imaginaire, le matériel et le spirituel. Au spectacle d’Hiroshima, la vie de Serres a basculé, bifurqué définitivement. Une lumière épiphanique, un ciel d’étincelles criminelles ont embrasé la terre. Serres a mesuré la folie de Nagasaki. La science avait dégringolé le soleil sur la terre. Les hommes ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Le point chaud d’Incarnation saute à la figure des nations. Alors Serres choisit la philosophie, littéralement « la sagesse de l’amour ». Il sait désormais que le point chaud d’Incarnation est à manier avec des pincettes. Point chaud, épiphanie Dieu. Avec le christianisme, naquit le sujet, l’individu transfiguré, délivré de ses prisons identitaires, de ses appartenances: le miracle grec, lui aussi, était une « bonne nouvelle », mais ionienne et sans superposées. Paul de Tarse résume d’une phrase la métamorphose : « Il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave ni citoyen ». Ego credo. Personne d’autre que la personne, juste le moi jailli d’une foi. Le moi est absolu, existe intensément, mène à la pleine santé d’une sainteté, conduit à l’extase, à l’expérience mystique. Le saint homme est un grand brûlé. Pascal dans son Mémorial, racontent l’aventure du feu d’un for intérieur, nouveau point chaud, au-delà des mots. « Je m’extasie, donc je suis ». Le miracle de la communion des saints est figuré par la Pentecôte, joyeuse réunion d’une multiplicité partagée, d’une polysémie harmonieuse, assemblée symphonique sans victime émissaire, en contre-point de la Passion, modèle d’universalité, allégorie de la musique et des mathématiques. « Neuves saintes écritures ? » interroge le vieux Serres. Dieu absent, caché, infiniment ponctuel, s’incarne dans l’espace et le temps, depuis deux mille ans et des poussières.L’être est un concept vide. Il désigne une nullité. Tout au long de son œuvre, livre après livre, sans le nommer, Serres s’est défié de Heidegger. Il privilégie la relation dynamique, délégitime le verbe statique, l’ontologie stable de la chose, au détriment du symbole créateur de mouvement, d’une richesse des nations. Le questionnement de la Présence Réelle dans l’eucharistie, tranché au bénéfice du signe, illustre le choix théologique chrétien. Le papier se substitue à l’or, la convention à la chose, le pain et le vin au corps et au sang du Christ. Jésus n’a pas de maison. L’errance est un mode d’existence. Le Galiléen s’échappe. Les apôtres se sentent abandonnés. Le Christ les quitte. La cathédrale est la demeure de Dieu. Les fidèles l’assignent à résidence. Une nef de pierre figure la maison du Père. Le toit des hommes supplée à l’absence, aux absences de Dieu.Serres pense le temps, interroge sa qualité de tempo, sa fréquence, ses cadences. Si le rythme est universel, le tempo est singulier, révélateur d’une manière d’être individuelle. « Tout est nombre, tout est arithmos ? Non, tout est rythmos ».A l’horloge, Serres substitue le métronome. La religion mime les rythmes du monde, les scansions des saisons, les temps d’une vie. Le monastère est un condensé miniature de l’univers rythmique, d’un ordre périodique : matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies. « Il existe autant d’individus singuliers que de points sur une ligne ». Jupiter, c’est-à-dire le jour et le père, Notre Père qui êtes aux cieux, relient pareillement le monde et la vie, signifient la même chose, sont une même accolade, un même trait d’union fusionnel, définissent au mieux l’enjeu religieux. Mais le projet messianique du christianisme rompt la circularité du temps grec. L’aventure va de l’avant sans retour au commencement. Dieu le Père crée le monde, son Fils y descend pour y vivre, mourir, ressusciter, disparaître, laissant le vide à l’Esprit. Un moine médiéval du royaume de Naples, Joachim de Flore, invente le dogme de la Trinité. C’est une philosophie de l’histoire qui rejaillit sur la pensée moderne. Le messianisme traversera les siècles, de Pascal et Bossuet à Marx et Hegel. Or la Trinité exprime la durée diverse du monde, « trois tempos pour un seul temps » : Dieu à l’origine, l’Incarné maintenant, l’Esprit à venir, pour toujours. L’éternité percute le temps, expose l’existence à l’extase.Dieu se cache. Il est nouvellement né dans une crèche. Il fait noir comme s’imagine la nuit d’après la mort. Serres se saisit de l’obscurité comme d’une fondation, comme d’un état premier à méditer : « Alors, je commence à comprendre que la nuit n’est pas seulement le modèle de la connaissance mais celui de la naissance ». Noir est la couleur de l’infime avant l’aurore. La religion jointoie le ciel à la terre, accole transcendance et immanence. De surcroît, elle relie les hommes suivant un plan horizontal. Elle groupe, assemble, associe, réunit. Elle fabrique une communion.La Passion du Christ est le théâtre de mouvements de foule, l’occasion d’attroupements, un prétexte à déferlement de bandes. Le reniement de Pierre s’accomplit devant un collectif hostile encerclant un grand feu, face à un jury de hasard qui moque son accent. La scène redouble l’accusation du tribunal, le Sanhédrin, à l’encontre de Jésus. Une paix provisoire se fait autour d’une victime émissaire, scelle une assemblée, légale ou improvisée, au détriment de la justice, au prix d’un sacrifice. Serres fait sienne la théorie girardienne. Le tribunal n’est jamais qu’une foule assemblée, à peine refroidie de ses haines. Tout se passe comme si Satan gouvernait les hommes en nombre. Le nous condamne, tue le je. Il exhibe sa violence comme une bonne conscience. « Le collectif ne sait pas ce qu’il fait. Il est violent sans le savoir. Peut-être le sait-il, mais il se le cache ». Cécité que Jésus esquive, prend à contrepied. Jamais Jésus ne juge, ne condamne une personne seule, une personne isolée, une personne au singulier, dégroupé, sans autre appartenance qu’elle même. Autrement dit, le récit de la Passion interroge l’arbitraire du jugement collectif sous couvert de la loi. « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Jésus sauve Pierre, l’acquitte aussitôt. Les larmes de l’apôtre témoignent combien ses aveux sont extorqués par des visages ligués contre lui, par une mimétique animosité de regards connivents qui pareillement le flèchent.L’indivision d’une petite foule, d’une bande de justiciers, ressemble à un peloton d’exécution. Celui qui jette la première pierre, c’est l’amant de la femme adultère. Le lâchage est le début d’un lynchage. Jésus, qui jamais n’écrivit, trace des signes sur le sable. Serres assiste aux obsèques de Senghor. Le mot cérémonie dérive de Caere, ville étrusque. Le rite religieux à Saint-Germain-des-Prés rejoint le spectacle du pouvoir. Une foule anonyme dévore du regard les dignitaires de magazine, les célébrités endimanchées. Survivance d’une présence réelle, d’un théâtre charnel. Les nouveaux prêtres sont munis de caméras, brandissent à bout de bras des perches de lumière. Le spectacle de la gloire lie les hommes, les hommes pieux entre eux. Or elle n’appartient qu’à Dieu. Faute de quoi, distribuée entre toutes les mains mendiantes, soucieuses de renommée, la gloire serait cause de mille querelles, source d’indémêlables rancœurs sociales. Dieu désormais, c’est la caméra, l’œil du média. Nous avons fabriqué la machine à fabriquer des dieux. Elle change l’échelle du cérémonial. Ne subsiste qu’un rite, qu’une église médiatique. Nos prières du soir lui sont dévolues. L’image a remplacé l’eucharistie. Faiblesse du vrai, puissance du faux. La cérémonie réelle de jadis révélait l’absence virtuelle de Dieu. La cérémonie virtuelle d’aujourd’hui témoigne de l’absence virtuelle de chacun. La déification de Johnny Halliday est une apothéose romaine. « Nous ne produisons pas, collectivement, le Dieu du monothéisme, mais il nous produit, alors que nous produisons ceux du polythéisme, comme Bergson l’a prévu ». C’est pourquoi le polythéisme nous semble familier, presque naturel. Le primat des médias, nouveaux dieux établis, rompt brutalement avec une tradition occidentale de la vérité. S’y substitue la prégnance du consensus. On s’affranchit d’une rigueur issue des origines de la géométrie, on se libère des exigences de la raison imposées par les Lumières. Le consensus du média renvoie au temps de l’alètheia grecque, aux approximations archaïques d’avant la démonstration. Les réseaux de médias résultent de sciences sociales adolescentes, à la différence des machines industrielles nées des sciences dures universelles. Les hommes se départagent en deux modes de vie, deux modalités d’être : citadins et ruraux. La cité les relie, la campagne les disperse. L’aventure des Gilets Jaunes n’est pas un épisode frivole. Elle s’enracine dans cette dichotomie première. Jésus répugne à l’habitat. Il ne bâtit pas. Il est libre comme l’air, s’échappe de la mort, s’évade d’une pierre tombale. La vie de Jésus s’ordonne autour de trois dénégations : pas de maison, pas de ville, pas de politique (c’est l’affaire comme l’étymologie l’indique des seuls citadins/citoyens). La ville figure le lieu du tribunal, l’espace des jugements. Jésus s’y rend, va vers la ville, pour y mourir. A l’opposé, Paul de Tarse chemine de ville en ville. Ses Epîtres concernent les Corinthiens, les Colossiens, les Thessaloniciens, les Romains. Pierre aussi urbanisera le message christique. Saint Augustin plus tard dessinera les contours de la cité de Dieu. Reste que La Bonne Nouvelle ne surgit pas des cités mais du monde rural. La lumière évangélique se situe hors histoire, jaillit d’une terre, d’un paysage, d’une tradition paysanne, d’une nature sans murs. Car la ville, Rome ou Jérusalem, siège d’une religion instituée, vitrifiée, ignore la dimension mystique de la Révélation. François d’Assise se démarquera de Paul et d’Augustin, hérétiques ruraux. Le poverello est un Jésus des plaines et des coteaux. La Fontaine et Michelet célèbreront la morale des champs et des grands horizons. Or, à s’éloigner du monde terrien, l’Evangile se fragilise, distord son message à destination des campagnes. L’urbain sacralise l’homme quand le paysan, en revanche, sait d’instinct que Dieu, s’il existe, n’est pas l’homme. Les croyances rurales fraternisent avec la foi de Spinoza. Deus sive natura. Les sciences molles gîtent en ville, loin des ciels et des labeurs essentiels. Marx est un penseur incarcéré, prisonnier des murs de la cité. Les sciences dures sommeillent à la belle étoile, saisissent la physis dans ses grandes largeurs, au-delà des périphériques sans mystique. Jésus ne badine pas avec la religion citadine. Il s’enfièvre au spectacle des pharisiens et des marchands du temple. Car la ville s’interdit l’absolu, se revendique exclusivement politique. Dans le même temps, la religion des champs opère une synthèse des sagesses. Le paysan et le païen, tous deux hommes du pagus, du même lopin de terre, voisinent en un même corps de labours. L’Evangile rural amalgame à sa doxa des reliquats du polythéisme, sous le visage vénéré de ses multiples saints. Dans les splendeurs d’Ombrie, François témoignera du mélange bienveillant des croyances. La religion de Palestine se déterritorialise, s’exporte en Occident. Elle décolle du sol, se dépouille de ses origines chtoniennes, fraie un hypothétique chemin du politique au mystique, vise au bout du temporel omniprésent un pouvoir d’un autre ordre, non totalitaire, aérien, une force de libération spirituelle. Serres, le prophète d’un monde de la communication instantanée, l‘admirable écrivain des « Hermès », cinq bouquins de jeunesse, prémonitoires, annonciateurs de nos actualités, redoute aujourd’hui le dieu ailé, casqué, son caducée, qu’il identifie aux terrifiants GAFA, dieux totalitaires, maîtres et possesseurs du lien social, prédateurs de données qui sont notre identité. Pas de temple, ni de cirque, ni de théâtre, à la campagne. Les lieux de sacrifice, de mise à mort rituelle sont réservés aux villes sans ciel. La mort administrée des cités se répand vers les plaines, dégringole vers les sols comme une chimie toxique, abreuve les chaumières de ses médias funèbres. Or le monothéisme judéo-chrétien, via les exemples d’Abraham et de Jonas, s’abstient progressivement du sacrifice humain, puis animal, jusqu’à l’eucharistie finale qui ouvre l’ère florale du pain et du vin. Le Nouveau Testament édicte une loi débarrassée du sang versé. La Cène enseigne, prescrit de manger sans tuer. Les plantes à consommer sont autotrophes, ne dépendent que du monde, eau, soleil et lumière, survivent sans l’aide des autres vivants. Eve au Paradis préfigure l’eucharistie. Il faut imaginer, célébrer, révérer une Eve christique. L’épisode de la pomme rompt l’innocence de la manducation animale initiale, illustre un passage interdit de la chasse à la cueillette, fixe l’instant du péché originel. L’Eve christique engendre un fils pasteur, Abel, sacrificateur de bêtes, un autre laboureur, Caïn, tueur de son frère. Abraham, Jonas et la Cène ratureront à leur manière la tuerie sanguinaire au prix d’une évolution lente et millénaire. La communion est un acte saint, délivré du sang. Vint la station verticale de l’homme qui éloigna sa bouche d’une première ligne frontale, animale, lui épargna les seules stratégies bouchères. Debout, l’homme libéra sa langue, ses lèvres et ses dents. Hors sol, jaillit alors une parole. Instant sacré où le verbe se fit chair. Jésus dissout les appartenances, autrement dit la violence. L’étranger est invité à la table des bombances. Aimer son prochain, c’est manger ensemble le même pain. Si Jésus n’appartient à personne, la religion qu’il fonde supprime les oppositions - d’avance il discrédite Hegel -, s’interdit les exclusions, s’affranchit des rivalités. D’où l’universalité des religions durables, plus pérennes, moins périssables, que les civilisations historiquement mortelles. Le christianisme révèle une histoire de famille un peu particulière. Il s’exonère d’une généalogie familiale traditionnelle. Ce qu’on appelle la sainte Famille se détache de la nature, instaure une nouvelle structure élémentaire de la parenté, privilégie l’adoption. L’amour est un choix, non un déterminisme biologique. Je t’aime veux dire je t’ai choisi, je t’ai librement adopté. C’est une Bonne Nouvelle d’un genre inédit. La sainte Famille déconcerte l’entendement, embrouille le bon sens : Jésus n’est pas le fils, Joseph n’est pas le père, Marie la mère conçoit du Saint-Esprit. Sainte est la famille de Jésus parce qu’elle défait les liens charnels, sociaux, naturels. Exit les relations de sang. Prévaut une parenté divine. Naissent les enfants de Dieu. Bref, la liberté d’adopter s’extrait de la nécessité, ouvre à l’universel du surnaturel. L’engendrement angélique est d’ordre spirituel. Il refuse nature et culture. Une généalogie féminine est même esquissée : Anne, la mère de Marie, Marie, Bernadette Soubirous, fille de Lourdes. Filiation impeccable, exempt du péché originel – conformément au dogme tardif (1854) de l’Immaculée Conception – entre Anne et Marie, exclusivement spirituelle entre la Vierge et Bernadette. Trinité féminine qui équilibre la Trinité canonique masculine, du père, du fils et du Saint-Esprit. A ce stade, à cette station du cheminement philosophique, Serres se confie au lecteur, s’interroge tout haut sur son propre credo. « Je crois en Dieu, je n’y crois pas ; je crois pile ; je ne crois pas, face ; pile et face font la même pièce, c’est moi ». Serres risque une hypothèse : « N’est-il pas plus facile d’aimer que de croire ? ». Aimer. Questionnons la Résurrection. Pareil dogme contrarie la raison, contredit l’expérience. Serres le qualifie de « loyalement faux » au sens où deux et deux feraient cinq. La Résurrection annonce la couleur, affiche une absurdité. En cela, elle ne ment pas. Elle ne cache rien. A contrario, une fausse toile de maître, un faux Vermeer, se présente « mensongèrement vrai ». Serres est sensible aux pensées loyales. Le tombeau est vide. Jésus n’est pas mort. Il court les sentiers. Nul ne le reconnaît. On l’a pris pour un jardinier. Il est n’importe qui. Il est incarné dans la banalité. Serres ajoute : « Nous sommes, tous, virtuellement le Christ ». Aimer. Eh bien, c’est reconnaître le Christ en soi, en autrui, en tout homme. L’histoire des sciences est le théâtre des mêmes aveuglements. Le vrai inventeur est introuvable parce qu’invisible, inaudible, illisible. La communauté savante martyrise les « prétendus » innovateurs. Elle les immole vivants. Au mieux, des générations plus tard, ils seront réhabilités, à la lettre, ressuscités des morts. Mais pas sûr. Car les suiveurs, le cas échéant, s’attribueront l’invention, s’octroieront la publicité, jouiront de la renommée. L’ambition des seconds leur garantit un Panthéon. Le génie, dépositaire d’une authenticité, est par définition méconnaissable, étrangement insoupçonnable. La Légende du Grand Inquisiteur, que Dostoïevski relate dans Les Frères Karamazov, ne dit pas autre chose. Nos impuretés nous voilent l’identité du Christ. Par l’Incarnation et la Trinité, le catholicisme s’apparente à un « mono-polythéisme ». En cela, il se différencie du judaïsme et de l’islam, monothéismes stricts, l’un et l’autre. Il opère une synthèse entre l’anthropologie et le mysticisme. A vrai dire, la Résurrection renvoie à l’indéfini, au champ de tous les possibles, au blanc qui à la fois somme et masque toutes les couleurs. Vertu du virtuel, elle est par essence une transparence. C’est pourquoi chacun d’entre nous est une page blanche où écrit le Verbe. Serres précise son commentaire : « L’homme n’est pas ; il peut. Il est le Christ ressuscité. Le secret de la Résurrection gît dans l’eucharistie. Quand tu mangeras du pain, quand tu t’adonneras à la conduite la plus commune, je serai en toi, je ressusciterai en toi ». En un mot, d’un dogme « loyalement faux », la Résurrection, surgit ex abrupto une singularité, un impensé miraculeux, quelque chose comme l’amour.Les mots de Diderot s’adressent à Sophie, syllabes de folle sagesse, peut-être de philosophie, d’amour dans la nuit, qu’il confie à sa maîtresse. « Voici le soir, l’ombre tombe. Je ne vois pas ce que j’écris, je ne sais même pas si j’écris ; et donc, partout où vous ne verrez rien d’écrit, lisez que je vous aime ». Serres s’enivre d’un texte sublime qui dit la page blanche, la virtualité créatrice de l’amour. Mais qui aimer ? Dieu, pardi. Les hommes déchiquètent des bouts de gloire comme des morceaux de chair. La rivalité qui les meut les disqualifie pour la gloire. Une sagesse ancestrale voudrait qu’elle soit inaccessible, tel un pot de confiture convoité qu’une grand-mère percherait en haut d’étagère, loin des doigts concurrents des enfants. Nous serons sauvés des hiérarchies haineuses si et seulement si Dieu occupe le sommet de la pyramide, gloria in excelsis deo, au plus haut des cieux. Le renoncement aux glorioles envieuses donne aux hommes une paix soudaine, une fraternité, un horizon sans comparaison. Dieu le Père trône à la cime du cône. Il est le Très Haut. Jésus le Fils se situe au plus bas. Il est le Très Bas. C’est un errant, même pas recensé à sa naissance, sur la paille, introuvable dans les Annales, dédaigné par l’Histoire, escorté d’une petite bande improbable, de gens de peu, de sac et de corde, de prostituées et d’adultères. Nul ne jalouse la vie ratée du Galiléen.Or, entre ces deux infinis, Dieu et Jésus, la louange des anges, le chant des moniales, l’harmonie musicale de Jean-Sébastien Bach comblent l’espace et le temps, relient le ciel à la terre. Comment aimer ? Par où passer pour accéder à l’Aimé ? Serres peaufine, comme tout au long de son œuvre, une pensée des relations, plus exactement une philosophie des prépositions. Elles indiquent une direction, précisent un sens : à, vers, en, par, pour, entre, selon, suivant, touchant, contre, avec, parmi, avant, après, pendant, durant. Ces mots humbles, de modeste extraction, fluidifient la langue, la frottent au réel, l’adaptent aux choses du monde. Serres les anoblit au fil de ses récits, les privilégie au détriment des concepts, des abstractions marmoréennes des philosophes à style télégraphique: être et temps, matière et mémoire, mots et choses, différence et répétition, faux et vrai. Serres n’a pas froid aux yeux. Il va mourir au sortir du livre. Il se rit de la raideur d’Heidegger, plaisante un peu ses compagnons de jeu, Bergson, Deleuze et Foucault, moque ses bons amis à la fin de la partie. Les prépositions de Serres font crépiter un feu, danser les flammes d’une pensée incandescente, ondoyante, aérienne. « Le mysticisme brûle de ces flammes extatiques ». Serres voit dans les « Papirer » de Kierkegaard une reprise du Mémorial de Pascal, une préfiguration de ces prépositions motrices, éparpillées dans les mots comme une nuée de traits d’union joyeux, une multiplicité de gais angelots. Credo. Je crois. Le christianisme invente le moi. Je crois en Dieu signifie que je suis plongé dans un lieu, absorbé en Dieu. Le credo témoigne que je vis en Dieu comme un poisson dans l’eau. Non pas croire à, mais croire en. S’incorporer dans sa croyance. Credo, confiteor, expecto. Je crois, je confesse et j’attends. La foi chemine vers l’espérance. Serres se sait « aux portes de la mort ». Les sentiers de connaissance, l’exercice loyal de la raison, ne conduit pas au seuil espéré. L’accès à Dieu est malaisé. La route intellectuelle pratique un détour, ne fait pas progresser d’un pouce. « J’écrirais mille pages de plus, il m’en resterait mille encore à écrire et je sais désormais que je ne serai pas plus avancé. Je crois, je ne crois pas, presque en même temps ». La foi et le doute clignotent, alternent, se télescopent. Le faux et le vrai se percutent. Nous sommes à la fois distant du Dieu absent, immensément, et en même temps infiniment proche du Dieu ubiquiste. L’amour relie ces deux infinis. Pascal écrit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». C’est Dieu qui ouvre la porte. « Tu ». Le je seul ne peut. « Relire le relié » est un ouvrage final. Il récapitule l’œuvre du philosophe. Au fil d’une randonnée zigzagué, Serres s’est heurté à l’idéal analytique, aux découpages conceptuels, aux charcutages rationnels. Or son chantier, bouquin après bouquin, visait la synthèse. « Avant de mourir, je voulais donc achever ce programme, en relisant les religions de ma culture ». Serres songe à son enfance, éprouve la nostalgie d’une religion manquante, se sent inconsolable d’une foi perdue. Elle s’est dissoute par la tête. La religion adjoint le cœur à la raison ou, peut-être, n’appartient à aucun des deux. Surtout, elle déploie une troisième fonction, provoque une plénitude corporelle incomparable, s’apparente à un plongement, à une sorte d’immersion musicale intégrale. Serres est saisi par la musique. Elle pénètre une intimité. Elle viole une intériorité. Elle produit un bouleversement, « une intense extase qu’on appelle l’existence ». Audio musicam ergo sum. J’écoute la musique donc je suis. L’analyse, son dualisme, ses dichotomies, ses divisions, distinctions, décompositions, fonde la décision, dont les ciseaux se devinent dans le mot. A contrario, la synthèse se refuse au coup de couteau. Or il est temps pour la pensée de préserver les continuités, de ne plus découper suivant les pointillés. Notre modernité doit réapprendre à tisser et à nouer, à recoller les morceaux. Descartes nous a légué un monde émietté, fragmenté, démembré. Le Discours de la Méthode a produit des déchetteries à l’envi. Serres prescrit l’arrêt des coupes rases, préconise « une aube des reliures », destine l’avenir, le sauvetage d’une nature, aux synthèses attentives, religieuses par essence. Le doute et la foi sont siamois, requièrent l’inspiration, l’expiration, d’une même respiration. La certitude est une violence. Science et religion s’épaulent mutuellement. La pensée rigoureuse dépoussière la conviction religieuse de ses dogmatismes. La science conforte la religion dans sa vocation, dans sa vraie nature qui est spirituelle. Elle déchiffre en elle sa faiblesse essentielle, qui est le cœur de son message : la non-violence. Le sujet la hante depuis Nagasaki. La violence est le mal radical. C’est la face noire de l’énergie. Il nous incombe de la dérouter, d’en détourner l’orientation, de la canaliser. La religion se propose de la sublimer. Il faut transformer la haine en création, l’agressivité en bonté, la guerre perpétuelle en paix durable, les conflits religieux en extases mystiques. Bref, à partir d’un incendie, on invente une chaufferie, d’une tornade on fait un vent salutaire qui gonfle les voiles. Péguy a pressenti pareil cheminement du politique au mystique. L’intelligence qui brille dans les yeux n’aide pas à la connaissance de Dieu. Elle parade en son champ d’immanence, interdite d’accès à la transcendance. Elle stationne au Purgatoire, là où l’esprit poireaute dans le poème de Dante.« Mon savoir n’est qu’une purge ». Serres tire un trait, relativise son travail. La solution girardienne n’est qu’une réponse provisoire au déchaînement de la violence. Se délivrer du mal. Il est une grâce, une expérience de sainteté, l’extase mystique, universelle, où la présence de Dieu irradie l’homme d’une joie paisible, intense, souveraine. J’ai refermé le manuel de Michel. Grand livre d’un grand philosophe. J’ai relié le relu. Je suis ému, perdu, un peu abandonné. Sous les mots, qui sont les derniers, j’entends une voix, une joie, un accent qui chantait. » « Les fées de Serres », (5 Sens Editions, pages 46 à 62, 2021) https://catalogue.5senseditions.ch/.../476-les-fees-de...

dimanche 21 mai 2023

Nastase a eu lieu

Nastase a eu lieu Il y a un demi-siècle, Ilie Nastase remportait le tournoi de tennis de Roland-Garros. La finale du dimanche fut reportée au mardi à cause de la pluie. J’ai assisté à toutes les parties du génie des Carpathes, à toutes les facéties du prince éblouissant du tennis, à tous les actes de création d’un merveilleux artiste. D’un côté, il y a le tennis. De l’autre, il y a le tennis de Nastase. Style, élégance, fantaisie. A regarder jouer Nastase, j’ai décidé d’écrire sous sa dictée, de risquer le tout pour le tout, d’essayer de dessiner une phrase. Devant le génie, ordonne Aragon, il convient de se décoiffer. Céline s’exclame devant la Néva : « Que voici de majesté ! » Dans « Normance », il ajoute : « J’ai le respect des somptuosités. » Moi aussi. Nastase est une épiphanie, un phénomène atmosphérique. On n’en croit pas ses yeux. Nastase a eu lieu. « J’ai vécu sous l’empire de fétiches, joliment ouvragés, dont nul crayon d’artiste ne donne vraiment idée. Sur la terre rouge, la main d’un magicien règle un ballet de lignes qui enchante les regards. Le tennis est un chant de gestes articulé sur un vaste rectangle. La main de l’officiant s’élève dans l’espace comme ostensoir d’où la balle fuse, pareille à l’hostie qu’entre frères on se déchire. Ilie Nastase fascina les enfants de la balle de mon espèce. Sur cet arpent de terre violemment orangée, l’homme à nom de prophète entreprit de jouer, d’exalter la beauté du geste, de moquer superbement l’austérité du monde. Il n’enseigna jamais qu’au regard, raffola des parures, exécuta d’étourdissants exercices, accommoda sa fantaisie à la sagesse artisane. Les gamins venaient à lui picorer dans sa raquette les rudiments d’un savoir-vivre, une manière de se tenir, en toutes circonstances, et de rire en plein air. Ils l’appelaient par son petit nom, qui était Prince des Carpathes. Nastase donna au tennis ses lettres de noblesse et d’allégresse. Ce génial acrobate taillait ses flèches à main d’homme, aiguisait des paraboles, jetait des sortilèges qu’il livrait en pâture aux valeureux comparses. Nastase échafaudait à plaisir des courbures majestueusement emberlificotées, construisait patiemment des tournures ébouriffées d’élégance. Toucher de phrase et vitalité de chat-tigre : les voyelles de tennis jaillirent des premiers cris d’un Roumain rimbaldien. J’ai lu Nastase avant Flaubert, voulu aussitôt la bagarre avec le maître de Bucarest. Nastase en dissuada quelques uns d’aller voir ailleurs s’ils y étaient, d’espérer au lendemain puisque les miracles se conjuguaient alors au présent. Mon professeur d’écriture m’instruisit dans la calligraphie. Je fignolais des pages et des pages d’exercice sur un mur de garage, fixant à vingt ans l’âge du premier bal où je me mesurerai enfin à l’odieux énergumène. Mes raquettes, couleur de miel, étaient taillés dans de l’écorce de bambou. Elles m’accompagnaient sur les plages où les tournois chaque été aguerrissaient les petits rois. Nastase n’eut jamais de rival. En pleine lumière espagnole, mes précieux fétiches me furent un jour subtilisés aux abords d’Alicante. Depuis lors, l’industrie n’usine plus guère que des objets de métal de toute autre facture. En tzigane accompli, Nastase offrit aux enfants la nostalgie plus que l’espérance, la féerie toujours, et la frivolité pour consigne car l’amie la plus chère. La gravité d’un art se mesure à ses frasques, se reconnaît au bien fou comme au mal qu’il fait. A Roland Garros ou Forest Hills, les facéties du séduisant garnement, vêtu de blanc comme un communiant, irradièrent de joie les pauvres d’esprit et les visages meurtris. Je me souviens du bon sourire d’un estropié battant des mains. Des gradins tachetés de couleurs, un clown anonyme se dressait d’un bond et décidait, magnifique, de réinventer la ruade, de casser l’habitude qui fait du geste une grimace, d’insuffler de la vie, grand écart à la règle et secret du grand art. Dans ce jeu d’imitation que figure le tennis, bordé de symétries et de formes siamoises, Nastase s’est débarrassé du rival. Il l’éconduit par seul souci de l’œuvre. Cette beauté-là, si hautement sophistiquée, tour à tour féroce et paresseuse, n’a d’autre ressort qu’une très précise cruauté de canine. Bref, Nastase le baroque n’en finit pas de jouir des plissures de son style, joue seul un tennis qu’il rêve à voix haute. C’est pourquoi ses victoires car Nastase a vaincu - frôlent toujours d’un cheveu ses défaites. Il cède au vertige de briser, de fracasser ce qu’il sait, avec l’envie furieuse de trouver l’embellie, de la cueillir, de l’épingler à son œuvre. J’ai aimé ses lobs et amorties qui créaient la torpeur avant l’endormissement. On demeure finalement stupéfait qu’une telle prodigalité dans la témérité ne lui ait pas nécessairement interdit - par définition de style - l’accès aux enfantillages compétitifs des adultes : croix, médailles et trophées de la spécialité. Avec le temps, les témoins encore sonnés se persuadent que Nastase a eu lieu. » « La cicatrice du brave », 5 Sens Editions, pages 60/62, 2017) https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/90-la-cicatrice-du-brave.html

dimanche 14 mai 2023

Céline en boutique, loustic de haute couture

« Y a pas beaucoup de fascinations qui sont pour la vie ». (« D’un château l’autre, Gallimard, 1957) ») Envie de Céline, point à la ligne. Envie de Céline, de la sainte mère la langue française. J’ai vu l’affiche qui de Destouches fait un fétiche. J’ai noué une cravate, chaussé des souliers, épousseté l’habit de cérémonie. Je m’endimanche une fois l’an, j’honore Ferdinand. Nous sommes en mille neuf cent cinquante et un. Louis est dans de beaux draps. Je me suis mis sur mon trente et un. Je suis Milton. C’est pour ma pomme. Raté. La mauvaiseté de Céline exige un autre doigté. C’est une cible émouvante. La malice bleue de Bardamu est rayée des yeux, rangé des voyures. L’image de long-métrage est confiée à Bourdieu, garçon laborieux. Elle manque de corps, de justesse sonore. Lavant fait du Carax, réduit le gaillard à la canaille. Or Céline est un dandy, pas un bandit ni un vagabond qui mendie. La trogne simiesque de l’acteur, ses mimiques de cirque mécaniques trahissent la majesté de grand artiste. Bourdieu le fils, bon sang, se contente de peu. Il fait son deuil, fait fi de l’ironie de l’œil. Il manque l’infini, donc le film. Car Céline n’est pas sardonique mais rythmique. Sa voix n’est pas timbrée comme une machine à grincer. Elle est d’opéra, légère et souveraine. La cadence est sa danse. Lavant est vaurien quand Céline est aérien. Lucette heureusement sauve l’historiette. Géraldine Pailhas est une phrase célinienne, sublime comédienne, belle et grave comme une Indienne. Je me souviens de la brune Marseillaise. Un jour de pluie, Pinoteau me conviait à sa première, à la voir de dos jusqu’au derrière. Elle restera nue jusqu’au Garçu. Le scribe à sornettes aimait le port de reine de Lucette. Je me décoiffe devant l’actrice de Pialat. « L’amitié de mes genoux », page 78, 5 Sens Editions, 2018 On ne quitte pas Mort à crédit. On est boxé dans les cordes. Le bouquin reste entre vos mains. Il colle à la mémoire, s'imprime dans la chair, squatte le corps. Céline parasite la réalité. "Non, mon oncle". Derniers trois mots. Point final de l'ébouriffant poème. Ferdinand est fixé sur sa folie. Cap sur la Légion. Ferdinand se fiche des préventions de l'oncle. Il est rectiligne sur la tribulation. Il suit l'exhortation de sa dure caboche. Il songe à Nora, la sublime noyée des mois de pensionnat. Nora s'est échappée de la nuit. Elle fend la mer d'Angleterre. Elle s'abîme dans une vague éperdue. Ferdinand se souvient de ses fièvres romantiques. Il revoit Courtial à l'aube, trouée dans la tête. Il n'a pas bronché, empoigné son fusil. Il voit du rouge qui dégouline entre les lignes. La mort se donne comme une carte de mauvaise pioche. Ferdinand est expert en pudeur. "Non, mon oncle". « Dancing de la marquise », page 48, 5 Sens Editions, 2020

samedi 6 mai 2023

Une fausse joie

C’était à la fin des années quatre-vingt. Je ne connaissais personne. J’avais lu « Femmes ». J’aimais bien qu’il considérât le quotidien des grands écrivains comme la vie des saints. Je remis le manuscrit de « C’est encore loin de Gaulle ? » à l’hôtesse d’accueil de Gallimard. Mon petit livre cherchait un toit, un gîte, une considération. Sollers me téléphona le lendemain. Il m’enjoignit de lui apporter l’intégralité de mes petites écritures. Je me souviens très bien du plus beau jour de ma vie. Nous nous dévisageâmes dans un café de la rue Jacob. J’étais un jeune chef d’entreprise, prêt à s’encanailler, saisi depuis sa première dictée par la débauche littéraire. Dans mon habit de travail obligatoire, je me sentais décalé, exilé des mœurs du sérail. Sollers exposait ses joues rebondies, affichait une mine réjouie. Des volutes de cigarettes brouillaient la vision de sa tête. J’identifiais l’homme à l’image d’un « dircom ». Il imita le grand Charles d’une manière qui me contraria. Je mimais moins mal ce grand fêlé de général. Je reçus les épreuves. Je courus chez l’éditeur déposer le petit paquet corrigé. J’attendis un signe, une sonnerie, un fax gentil. Mes appels ne trouvèrent pas d’écho. Un jour, Marcellin Pleynet décrocha par inadvertance, bredouilla son ignorance du sujet. J’attends, j’attendrai encore. Avec la mort de Philippe Sollers, je suis ému, je ressens ma propre douleur, la sauvage intensité d’une fausse joie.

vendredi 28 avril 2023

La marche blanche

La grande marche derrière l’épatant président chemine de ville en ville, lent pèlerinage vers l’argent qui ruisselle et la béatification d’Emmanuel. Elle tourne en rond, fait le tour de l’hexagone depuis six ans dans le sens des aiguilles d’une montre. Le saint monarque tarde à guérir les corps. Il vise la canonisation, ne lâche pas son bâton d’excursion. Les archives inventorient déjà les cercles entortillés tracés dans la glaise, sur le terrain des vilains, parmi les poignées terreuses des gueux. La marche du démarcheur s’apparente à une promenade de sainteté, à une errance exemplaire. A la nation, l’auteur de « Révolution » tient sa promesse de marche circulaire, de prouesse légendaire. Cent pas, cent jours. Mille bornes. La marche blanche du dimanche matin macronien processionne comme une caravane de Grande Boucle, en file indienne, derrière les hommes du maillot jaune, collectionneur de podiums. La marche est blanche, neutre, tiède et centriste, comme une page d’histoire triste à ne jamais noircir.

vendredi 21 avril 2023

Profil Gracq

L’attentat ponctue l’attente, ressentie comme un retour au pays, à l’esprit de poésie. Entre les deux, l’attention opère une narration, fixe une matière, discipline un feu sauvage. L’attente est un appel qui s’achève en cri. Le récit inédit de la maison Corti est écrit. Les toiles de Courbet n’ont pas d’autre sujet qu’une légitimité. Au milieu du tableau, hurle une identité, deux mots : « Je peins ». Les livres de Gracq exprime, en pleine figure, la même autorité : « J’écris ». La phrase de Gracq serpente, toujours différente et pourtant la même, parcourt une trentaine de pages, se jette à la mer, jusqu’au désir d’un dernier mot, d’une première femme. « La Maison » est nommée à tort, sans raison, sinon d’hameçon. La demeure est un leurre qui s’impose au rôdeur. Gracq n’entreprend une ronde ensorcelante, un précieux travail d’écriture, une manœuvre d’envoûtement, un exercice d’encerclement du haut lieu venimeux, que sous la dictée d’un pressentiment, d’une fulgurance, d’une lumière instantanée. La phrase exalte une hantise exquise, produit un texte indécis qui courtise un désir. Je songe à l’admirable « Roi Cophetua » qui exécute pareil attentat. La voix est la loi d’un livre sans pourquoi. Une voix qui cloue, fait taire, rabroue. « Une voix s’élevait de la maison en ruine : la voix d’une femme qui chantait. » « Elle chantait très au-delà de la gaieté et de la tristesse, à la fois très ancienne et merveilleusement revenue ». Ce livre d’une voix transite par les voyelles, disperse une musique par les méandres d’un mince roman-fleuve. A sa manière, après Rousseau et ses beaux mots, Gracq écrit ici l’origine des langues. « La Maison » est un livre fait maison, un ouvrage de magie destiné aux seuls gens de maison, aux seuls serviteurs d’un bonheur absolu qui se nomme littérature. La nouvelle exige d’être lue à voix haute, dans un timbre d’or et de majesté, pour qu’elle soit plus belle encore. A l’heure où les regards se perdent comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, devant la splendeur du travail fait. J’ai rangé l’objet intouchable dans l’armoire à cartouches. L’ouvrage de la couleur d’une pomme coudoie « La Presqu’île », bleu cobalt. On m’a fauché l’édition verte des débuts.

mardi 4 avril 2023

On nous craint dans le monde

La Semaine de Suzette a recueilli les propos contrastés de la patronne de la rue de Varenne à l’endroit de la pulpeuse Marlène. Parce qu’elle s’est effeuillée dans Lui, Elizabeth se chamaille avec elle. Dans le même hebdomadaire, sans état d’âme, elle confesse une passion torride pour Fessenheim, un emballement soudain, non négociable, pour une si belle centrale. Le monarque tire à l’arc. Il en a plein le dos de jouer aux dés. Il relit l’intégrale des albums de Bicot. Dans un entretien au Crapouillot, il dévoile son plan eau, un projet du tonnerre à base d’énergie solaire. Darmanin se souvient qu’il a appris à lire, mentir et discourir dans Bibi Fricotin. Au magazine, il confie sa vision du bon immigré d’usine, confirme sa détestation des mauvais Anglais qui viennent au stade sans billet, ébruite la fin des temps maussades et des débandades, proclame une formidable croisade anti-zad. Dans le supplément Sandwich, Dussopt révèle un penchant pour Dujardin, s’entiche d’une retraite sans points; bien que d’un naturel changeant, il opte en dernier ressort pour le bon côté, celui du manche. Le Maire règle ses arriérés en roupies de sansonnet. Dans la Pravda et le Gît Dédé, il dévoile comment il a imposé sa loi aux Gafa, fait plier le paltoquet du Kremlin. Au grand dam du Pentagone, à la barbe de Xi Jinping. « Si la terre est ronde, c’est qu’on nous craint dans le monde ». Bruno recycle ses bons mots comme des invendus de Casino. Bruno n’en démord pas. Il sort du lot à force de renouveau.

samedi 1 avril 2023

Le camarade de Poirier

Il est mort un 2 avril. Il est mort d’une maladie effroyable. Pompidou était rude au mal. Son mandat de président fut écourté. Il accomplit le premier quinquennat de la Cinquième République, le plus abouti. Dans « Le nœud gordien », texte testamentaire, l’homme nous prévient : « Le fascisme n’est pas improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste ». « La politique s'est arrêtée à Pompidou comme la peinture au Lavandou. L'homme aimait l'auto et les mégots. La poésie et l'industrie. Il se méfiait des grands mots. La pudeur était sa demeure, un for intérieur, une parole d'honneur. " Dans notre famille, on ne se couche que pour mourir ". Cinquante ans qu'il nous manque, qu'on nous flanque au balcon des premiers communiants, que font long feu des petits morveux sans grand sérieux. Pompidou a vingt-et-un ans. Il griffonne à Pujol qu'il est tenté par l'opium. J'aime Pompidou, compagnon de Poulidor et des sons du terroir. Il est facile dans les cols, à l'aise en Mai qu'il démêle, collectionne les toiles de Nicolas de Staël. Il est désinvolte, brillant, rude au mal. De Gaulle : il rédige à sa droite. » Ce texte est extrait de « La cicatrice du brave » (5 Sens Editions, 2017, page 73) « Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant plein. De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes de « la princesse des contes », femme fatale des Mémoires de Guerre. » Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, page 50)

jeudi 30 mars 2023

30 mars 1853

Je me tais devant la télé. J'y dérobe les bribes d'un secret. Il est séminariste avant d'être artiste, puis peintre tout court, à ses risques. Il évangélise ou dessine, écrit des mots. Les toiles de Jules Breton incendient son imagination. Un jour d'air pur, il s'aventure hors de la nature jusqu'à l'atelier de peinture. Courrières est au diable, au bout du désert. Le petit curé colle son nez à la vitrine, n'ose entrer à cause d'un artifice de briques. Il sent les apparences. Il est glacé par l'absence de simplicité. Il renonce au renom. Sa virée s'achève en ratage souhaité. Il arpente la bourgade, garde sa solitude. De Breton, il voit le portrait du photographe, à deux, trois maisons de l'atelier. A son frère, Van Gogh écrit téméraire: "L'art, c'est l'homme ajouté à la nature". L'homme, il en est sûr, c'est lui, pas un autre. Il a dix ans à vivre. Il n'a jamais vraiment peint. Il n'est bon à rien, peut-être au dessin. Sa mort volontaire indique un millier de toiles au compteur. Je me tais devant la télé.

vendredi 24 mars 2023

C’est comment qu’on freine ?

« Pousse ton genou, j’passe la cinquième ça fait jamais qu’une borne que tu m’aimes Je sais pas si je veux te connaître plus loin Arrête de me dire que je vais pas bien C’est comment qu’on freine Je voudrais descendre de là C’est comment qu’on freine » Le peuple est au volant, le prince siège à la place du mort. Il y a cinquante ans, Bashung chantait la brisure du pays d’avec son chef de gang. Le peuple s’échappe par la portière, laisse un prince finir un stage de dix années sectaires. Il roule par terre, cogne à l’asphalte. Le prince apprenti fonce dans le mur à tout prix. Le pays ne fait pas de sentiment quand il y a crise du consentement.

mardi 21 mars 2023

Une souveraine détestation

Macron dispose de deux alliés miraculeux, se repose sur deux compagnons de route providentiels : Le Pen dans les urnes, Mélenchon dans la rue. Le Pen est une proie facile de finale présidentielle. Mélenchon est un agitateur de trottoir dont les appels à la violence, aux exactions urbaines favorisent la figure d’ordre du monarque élyséen. Le Pen et Mélenchon épaulent efficacement le petit président. Le peuple est d’apparence multiple. Le peuple d’élections présidentielles diffère du peuple de scrutin législatif. Le peuple de la rue se distingue du souverain abstrait des suffrages représentatifs. Or le président considère que son peuple national prévaut sur celui des députés de département. Quant au peuple des pavés, des défilés et des cortèges institutionnels, il les récuse d’emblée. Celui-là même que Mélenchon souhaite métamorphoser en foule éruptive, en meute rugissante, en bandes enragées. C’est pourquoi le pays est emmêlé dans ses chaînes comme un docile chien de ferme. Il aboie. Autrement dit, Macron n’a pas d’opposition. A l’exception d’une souveraine détestation. Macron n’a pas d’opposition. Ses lieutenants objectifs – Le Pen et Mélenchon – lui suffisent. Macron n’a pas d’opposition. Sauf un peuple de chair qui crie une légitimité, qui hurle un ressentiment.

mardi 14 mars 2023

14 mars 1983

Doigts devant soi qui ratent l'infini. Destin déjanté d'une maison de santé. Drieu raconte sa mort velléitaire. Drieu est odieux à ses propres yeux. Sa main dessine dans le vide une image féminine. Il ne s'approprie pas même une prière, le sourire des viveurs. Maurice Ronet traîne à longueur de temps ses regards mendiants. Il règne sur le film de Malle en seigneur sans médaille. C'est la dernière escale d'un clandestin. Ronet se dessaisit de la vie par la fantaisie de l'oubli. Il marche à côté des rails, parallèle à sa fêlure. Maurice Ronet, d'avant sa cicatrice sur la joue, taillade ses nuits d'algarade, se hisse au sommet de l'impasse. On croise pas mal de comédiens trop bien pour mourir. Les bitures d'Alain préfigurent la déconfiture de Pierre. Drieu donne ses yeux bleus à la littérature. Ronet est dans le secret du dernier roi désenchanté. Mieux qu'un oscar, il mérite un regard. Le glorieux anonymat troue la mémoire du cinéma.

14 mars 2009

Bashung a ôté son chapeau, salué sous son chapiteau, n’a pas sauvé sa peau. Ce métis, à profil d’oiseau de race, est un écorché fils. Il a sculpté les mots, saccadé les sons, fracassé les rythmes. Il chante des splendeurs dans son for intérieur, confie sa déchirure à des volutes de volupté. C‘est comment qu’on freine l’élégant énergumène ? Avec des Victoires de dernier soir, Bashung a noyé son désespoir. Il est mort sur les rails, trente ans d’allers, trente ans de retours. Gaby le Kabyle n’a rien échappé belle. La rougissure des yeux est le pourboire des endeuillés. Prince en exil intérieur, Bashung nous débarrasse du bastringue. C'est une musique entêtante comme un vin mauve, aux sensuelles arabesques et fins interstices. Aristocrate de son art, meilleur que le tapageur Gainsbourg, Bashung émeut par ses mots bleus transfigurés. Le rocker impose une prière. Bashung Achtung ! Attention aux yeux - l'élégant dandy. Attention musique - féline fêlure et mots précieux.

dimanche 12 mars 2023

Un temps bref d’épiphanie

Les ergots d’un coq ont châtié les épines d’une rose. L’Angleterre avait renié son rugby avant que le fier gallinacé, bleu, blanc, rouge, n’ait chanté sept fois les noms de Ramos, Flament, Ollivon, Penaud. Sept essais fabriqués français. Sang pour sang. Dent pour dent. œil pour œil. Produits de gloire et de terroir. Arrières, avants s’en sont donnés à cœur joie. Ce jeu de balle ovale, de vaillance et d’instinct, administre aux siens une leçon de maintien. A la baguette, il y a Dupont, « le monstrueux » champion, capitaine tricolore, le plus capable, qui ne fait pas cap pour du beurre. Dupont, l’authentique, se moque du Van Damme de la place Vendôme, lui enseigne à Twickenham l’honneur avec un corps, en vraie grandeur, pas seulement avec un petit bras de rougeaud avocat. Sous une pluie d’hiver, sur une pelouse d’ennemi héréditaire, un vieux pays récitait hier son meilleur rugby, d’exacte fantaisie, de rigoureuse poésie. Il fabriquait du panache à la hache. On aime à Twickenham un même jeu de gentilshommes à cause d’une tradition, d’une nostalgie, d’un style. La prouesse de samedi a troué la morne répétition des tristesses. Elle révèle l’éclaircie glorieuse, instaure un temps bref d’épiphanie. Le pays des Boniface n’est pas celui de la défausse. La terre de Villepreux s’embrase aux premiers feux. C’est un royaume, à sa manière, de grands hommes fiers, l’heureuse contrée des pieux serviteurs du jeu, le fortin retranché des preux chevaliers des somptueuses percées, des majestueuses passes croisées.

jeudi 9 mars 2023

Van Damme de la place Vendôme

L’école dégringole, fabrique du crétin à la pelle. Elle élargit sa gamme au sous-crétin, produit de l’inculte low cost. Le Van Damme de la place Vendôme témoigne du cheminement de l’idiotie, illustre le carriérisme de la connerie. Le dressage à la crétinerie conduit à la voyoucratie, à l’usage décomplexé des modes d’expression des petites fripouilles. Dupond, la grosse voix, nuit grave à l’éducation des gosses. Ses bras d’honneur d’hémicycle sont de piteuses sorties de piste. Le ministre, ivre de lui-même, a forcé sur le Bourbon. A l’occasion, ce rougeaud chasseur du dimanche, amateur de buvette, sait se saisir d’un fusil, épauler, quand son bras le démange. Ce plaideur théâtreux est l’homme des territoires giboyeux du lobby des chasseurs. Mais on était loin des battues solognotes, au coude à coude avec Larcher, dans un bosquet sénatorial de chasses présidentielles. Non, Dupond poireautait sur le banc de l’Assemblée. En manque de pétoire, l’homme des prétoires a boudé le réquisitoire, tiré dans le tas de députés, visé comme un pied sur Marleix, avec un bras orthogonal de fort des Halles. J’ai songé à une autre belle voix grave, mais d’orateur cette fois, de tribun d’excellence. Philippe Séguin, c’était hier, c’était mieux, c’était vraiment bien. « La connaissance est dans la nostalgie » écrit Pasolini.

dimanche 19 février 2023

Le culte du vent

La voix d’Eole a supplanté le vieux message de Jésus. La croix de chemin a disparu du quotidien des carrefours. Elle ne coche plus la case des paysages. A la place, le culte du vent, d’essor récent, produit d’immenses crucifix soumis à la dévotion des grosses berlines d’autoroutes. Jadis, la croix mémoriale témoignait d’une mort brutale ou d’un coup de chance fatale. La charmante éolienne environnementale exprime aujourd’hui la gloire des sectateurs du vent. L’éolisme est une religion du souffle, dont le gigantisme des épouvantails vise un ciel universel. Il exalte les saintes bourrasques, le vent qui court, ondoie comme un blabla de discours. A défaut de décorner les bœufs, on prête au nouveau monothéisme le pouvoir de créer de l’énergie ex nihilo, de réveiller la morte économie. Ces racontars d’un autre âge nuisent à l’authenticité d’une foi pure et sincère. Les champs d’éoliennes, tels des défilés de modèles de Tour Eiffel décentralisées, contribuent à la majesté de nos contrées, à la beauté joliment industrielle d’un sol à gueule d’enterrement.

dimanche 5 février 2023

Une glace bleue

L’instant d’avant, l’éternité, la gloire d’été, le temps défait rayé d’un trait. Sur l’oreiller repose une joue, un derrière en bataille, le froid fou d’un amour. Dans l’embrasure du ciel vert, les couleurs sont des flèches. Les brûlures d’une chair ciblent une aile indocile, ici-même un mail indicible. Le jour se noie, noircit sa joie dans une date écarlate, la ligne de sang d’une mer. Je garde, regarde à deux fois, le secret de mon roi. J’ai lu Beckett et les dévolus qu’on jette. Quoi d’autre, si ce n’est, si ce nez en l’air, le temps d’un visage. Sur son front manuscrit commencèrent les baisers d’un père. Rude est la ronde, le vieux pneu d’une solitude. La nuit je mens, j’entends un cri kabyle, je sens la soie du soir, j’oublie la ville, les horreurs du quai de gare. Je veux une glace bleue de la couleur des yeux du monsieur.

samedi 4 février 2023

C'est comme ça

Bon prince, le gouvernement Borne propose la semaine de quatre jours, aux fonctionnaires, la semaine des quatre jeudis. Brave type, le peuple en berne suggère un quinquennat de quatre ans. L’altesse du Touquet calerait l’agenda de son mandat sur une cinquième année de sabbat. Délassement à Borme-les-Mimosas, plongeons dans la pataugeoire de Brégançon, mais sans Borne pour l’éclabousser. Pourquoi diable forcer les seigneurs à travailler jusqu’à pas d’âge ? Le seigneur méprise le labeur. Par définition. Il en dédaigne les horaires. Le travail n’est pas de son ressort : il est dévolu à la valetaille. Le seigneur s’abstient de pareille horreur. On parle d’indexer l’âge de la retraite sur l’espérance de vie. Question de justice. Grimace des femmes. La quille des filles, c’est soixante-dix ans, aux dernières jonquilles, six ans de plus que les garçons, même déconstruits. « L’âge légal n’est pas négociable ». C’est comme ça.

mardi 31 janvier 2023

La plus belle fille du monde

La nature est chose obscure. Le cinéma regarde l’émoi d’une salle. Le jour se lève sur nos lèvres. J’ai fui la nuit, stoppé au métro Antonioni. L’image clignote sur le mur d’en face. Lucia Bosè ose une métamorphose. Je suis criblé de sa beauté. L’actrice réveille une cicatrice. Je me fige au spectacle d’une effigie. Lucia est d’évidence une brune intense. Lucia Borloni est fille des brumes de Lombardie. Je m’éloigne des clichés mitraillés. Je m’ennuie devant des photographies. Je reviens vers mon destin. Je contemple la plus belle fille du monde. Je demande du bonheur à une vendeuse de douceurs. La luxueuse Lucia plante ses yeux de fille du feu comme des banderilles d’adieu. Visconti, bon prince, en fit une Miss Italie. La demoiselle des confiseries, via Victor Hugo, s’octroie une célébrité, rafle le trophée à Gina Lollobrigida. L’icône abandonne le panettone, quitte le chocolat pour Cinecittà. Visconti invente Lucia Bosè comme Saint-Laurent, Laetitia Casta. Les yeux d’une Milanaise sont des brûlures de braise. Je jette un œil sur la nature morte de De Pisis. La mer, la plage, deux poissons à l’étal. L’été converse avec l’éternité. La rétrospective Antonioni est pleine d’affiches dont je me fiche. Je ne peux me défaire des portraits de Lucia, à gauche de l’entrée. Je sais combien mes petites amoureuses sont venimeuses. Lucia, Laetitia. Je raconterai Olga. Ces lignes sont extraites de « La cicatrice du brave » (5 Sens Editions, 2017, pages 14/15).

jeudi 19 janvier 2023

Les soldats du crack

Avec l’âge, les sons, les visages, les mots se brouillent. Désormais j’entends mal, je vois flou. Né au temps de l’artisanat, je mourrai dans un monde d’assistanat. On dirait des sosies, mais tout les distingue pourtant. Pas le même argent de dingues. A l’attention du métier s’est substitué l’attentat de quartier. Or la mansuétude à l’endroit des dealers de centre ville se situe dans le droit fil de la tolérance sociale à ne pas travailler, de la sainte solidarité à indemniser la paresse. Tout se passe comme si on comptabilisait les points de deal pour les retraites. Bref, la politique de complaisance vis-à-vis du trafic de stupéfiants complète la panoplie républicaine des mesures en faveur de l’assistanat. Mais avec les incessantes chamailleries de bandes rivales, les rixes tournent au vinaigre. Les soldats du crack ne sont pas de petits anges de la poudre blanche. Ils tuent et s’entretuent dans la rue. Allons plus loin. Ils ont besoin d’armes pour se défendre. Le défaut de chars Leclerc se fait sentir chez nos valeureux dealers. Comme si l’Etat, toujours pingre, rationnait la fourniture d’armes à destination de nos jeunes combattants.

dimanche 8 janvier 2023

Furia à Bahia

On en voit des verts et des pas mûrs. Je pense aux numéros pour la couleur. Je songe au roi pour la maturité. Quand il se lasse des selfies et des coups de fil à Poutine – qui à l’origine, s’appelait Poutin -, il se distrait avec les numéros verts. Mais il n’apprécie pas celui des boulangers en danger. Il manque de répondant. Il l’a dit au grand marquis de Bercy. Le roi se divertit avec des riens, s’ennuie avec des moins que rien. Il fourgue des légions d’honneur à ses grognards grincheux. A qui mieux mieux. La tache de rouge se porte comme une couperose sur l’épaule. « A Bahia ». A ces mots de Pap, je revois Mylène Demongeot. Le ministre des préaux, vieux cinéphile, réveille une nostalgie. « Furia à Bahia pour OSS 117 ». Je raffolais des petites tenues à la Bardot, des jolies filles dévêtues qui s’habillaient comme des gros mots.

samedi 7 janvier 2023

La fin des haricots/L'Interview

Comment définiriez-vous votre livre ? Pourquoi l’écrire ? Le sujet, c’est l’envie d’écrire, de faire luire une phrase comme on frotterait une pièce d’argenterie. En chemin, à mesure que j’écrivais, j’ai rencontré le président Macron, les gilets jaunes, le virus de Chine, la guerre en Ukraine. Avec un crayon et du papier, j’ai illustré ce grand chemin, semé de bandits Certains de mes livres trouvent une issue littéraire dans la mémoire, des souvenirs recomposés, une vie morte reconstituée. D’autres s’imposent à moi, heurtent de plein fouet une écriture, se présentent tels quels comme des modèles à figurer. Ce sont des croquis d’aujourd’hui, extérieurs au for intérieur. « La fin des haricots » en prolonge les traits, fait écho à l’art des portraits. Il appartient au deuxième style, rosse et féroce. Car je ne considère pas comme fortuit le mot rire dans celui d’écrire. Rire et écrire procède du même élan, du même tourment, d’un même ricanement. Ce dixième ouvrage se situe dans le droit fil d’un premier livre consacré à de Gaulle. Il témoigne d’un retour aux sources. Il s’affiche comme la chronique urticante d’un fiasco national. Les personnages publics dont j’évoque les agissements fugitifs, dont je mentionne les noires impérities, obéissent au monde enfantin de la bande dessinée. A vrai dire, j’observe un théâtre, non pas absurde mais burlesque, où l’acteur au pouvoir endosse la caricature comme une deuxième nature. Je regarde comment s’agitent les chefs à savoir bref. Ce livre n’appartient à aucun genre bien défini. Un peu pamphlet, un peu essai littéraire, peut-être les deux à la fois, il dessine la tragi-comédie du pouvoir. Il s’est écrit à mon insu, tout seul, sans que je le veuille. Là, je parle du livre, comme d’un bloc unitaire. Mais la phrase, je l’ai voulue, désirée, convoitée, courtisée. Il n’y a pas d’histoire. Mais toujours une couleur, faite de consonnes et de voyelles. Et une couleur, c’est beaucoup plus important qu’une histoire. Car je crois que l’imagination la plus pure, c’est de voir de la couleur dans une phrase, dans une écriture, dans un livre. Du ressenti, du subjectif, de l’arbitraire : l’écrit le revendique ici. J’invente au besoin, j’affabule à plaisir. J’observe la gesticulation du pouvoir avec compassion, mépris et moquerie. L’actuelle gestuelle mécanique du pouvoir, à cadence saccadée, renvoie à des saynètes d’un cinéma disparu, aux délires de Louis de Funès, Tati, Chaplin, Keaton, Sennett ou Harold Lloyd. Le genre politique selon Macron ressortit de l’art burlesque. D’une manière générale, à quel besoin profond, à quelle nécessité intérieure répond votre travail d’écrivain ? J’écris à la recherche de quelque chose. Je suis un désir dans un désert. Je suis à la remorque de ce désir d’écrire. Alors savoir si c’est un roman, un essai, un pamphlet, à vrai dire je n’en sais rien. Je sais seulement que le désir est impérieux, qu’il exerce un empire ravageur sur mon écriture, qu’il frappe toute laborieuse volonté d’un dédaigneux coup de vieux. Le thème de la nostalgie est très présent dans votre livre… Une fois le livre achevé, j’ai été saisi par un vers de Pasolini qui m’a émerveillé : « La connaissance est dans la nostalgie » (Adulte ? Jamais). Oui, mes haricots témoignent d’un cri qui est celui de la nostalgie. Un cri de scrogneugneu. Avant, c’était mieux. Il y avait davantage de soin dans le travail ouvragé. L’éditrice du livre m’a confié que le livre « ne manquait pas d’humour ». On attribue souvent à Boris Vian une phrase qui appartient à Chris Marker, le poète cinéaste : « L’humour est la politesse du désespoir ». Cette politesse du désespoir, je l’ai baptisée, moi, avec mes propres mots : « la fin des haricots ». D’un livre à l’autre, comment s’effectue la transition ? Pouvez-vous dire un mot sur le livre auquel vous travaillez aujourd’hui ? Bref, j’ai écrit tous les jours des bouts de phrases. A force, cela a représenté une centaine de pages. C’est généralement la taille de mes livres. J’ai relu l’ensemble. Et j’avais l’impression que "ça tenait ». Je n’ai pas projeté au départ que je voulais écrire ce livre. Pour moi, c’était une récréation, un divertissement. Une manière de retarder les échéances. Avant de passer aux choses plus sérieuses, à ce livre auquel je pense un peu tous les jours, celui-là voulu et bien voulu, un livre sur l’écriture, la solitude, le style, le théâtre. J’ai le titre, un label obsessionnel, entêtant au fil du temps. Je l’appellerai « Une manière d’être seul ». Mais je ne sais pas si je suis capable de l’écrire, ce livre. Un livre dont la matière est la manière. Quand j’écris, j’ai finalement l’impression d’être à ma place. La difficulté est d’y rester. L’ouvrage est en vente sur le site de la maison d’édition à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/518-la-fin-des-haricots.html Il est également commercialisé sur les sites de la Fnac et Décitre.