mercredi 26 mai 2021

Céline

Louis Ferdinand Destouches est né le 27 mai 1894. « Mort à crédit », livre deuxième, est un éblouissement, un choc littéraire. Nora, l’Irlandaise, impossible qu’on la taise, illumine le sublime récit du merveilleux styliste. Céline écrit pour ses plus belles lignes. « On ne quitte pas « Mort à crédit ». On est boxé dans les cordes. Le bouquin reste entre vos mains. Il colle à la mémoire, s'imprime dans la chair, squatte le corps. Céline parasite la réalité. "Non, mon oncle". Derniers trois mots. Point final de l'ébouriffant poème. Ferdinand est fixé sur sa folie. Cap sur la Légion. Ferdinand se fiche des préventions de l'oncle. Il est rectiligne sur la tribulation. Il suit l'exhortation de sa dure caboche. Il songe à Nora, la sublime noyée des mois de pensionnat. Nora s'est échappée de la nuit. Elle fend la mer d'Angleterre. Elle s'abîme dans une vague éperdue. Ferdinand se souvient de ses fièvres romantiques. Il revoit Courtial à l'aube, trouée dans la tête. Il n'a pas bronché, empoigné son fusil. Il voit du rouge qui dégouline entre les lignes. La mort se donne comme une carte de mauvaise pioche. Ferdinand est expert en pudeur. "Non, mon oncle". « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020)

mardi 25 mai 2021

Epatant

Carlito est le mari de Carlita. Il est genré pour ça. Que nenni. Carlito n’est pas l’amant de Carla mais l’ami de Macro. Ils crachent dans le même micro. Le près-Zident est près des gens. Proche des plus que gens, proches des jeunes. Le présijeune n’attend pas l’automne pour sortir du tunnel, revoir les beaux jours, montrer ses dents de requin, sourire au destin. L’Elysée jouxte la rue du Cirque. La rue des clowns et des actrices. Son nez tourne. Le nez de Macro bouge quand il ment, le bougre. Carlito fait des roulades dans le parc. Il en profite, les salles de sport sont toujours fermées. Brigitte boude la cérémonie, n’aime pas la fantaisie. Macro l’Intello joue à l’idiot, au crétin des Pyrénées, influencé par le grand aîné du Modem, supprime l’Ena, copine avec les cancres des petits bachots et des blagues d’illettrés. Macro n’est ni fier, ni franc, ni français du collier. Macro, on dirait Jean d’O qui s’encanaille avec la plèbe, les sots du Web. Converse radieux de Dieu, de soi et d’entre soi. Macro sort bientôt du Château, de son colloque intime avec Jean d’O. Il publie la suite de ses Mémoires castristes, « Révolution II ». L’ouvrage évoque Zavatta, le vaccin de l’au-delà, Castex, l’extra-terrestre dont il apprécie les phrases à terroir, Benalla et son revoilà de maréchal, pugiliste oublié du début de quinquennat. Et plein d’autres choses. Bonnes feuilles en exclusivité dans le Gît Dédé. Epatant.

samedi 22 mai 2021

Monsieur Michaux

Henri Michaux est né le 24 mai 1899. Est-il mort pour autant ? Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d’oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. À moins de la voler au Collège : le cliché d’un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l’intérieur. Visage d’oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d’après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d’escogriffe effacé. Sinistre et drôle. Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. À lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche. Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d’un marin, raté d’avance, et les mots qui font signe de la main. S’entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu’une brique, plus déchiffrable aussi : un livre. À quarante ans, vingt ans aller-retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. « Visages de Jeunes Filles », un texte lentement halluciné, une prose royale d’ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C’est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d’une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l’univers, il voit l’écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate. Gracq évoque la saveur évanouie d’un chewing-gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses « Lettrines ». À la relecture, la fadeur d’un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici « Visages de Jeunes Filles ». Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie. Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants : « Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dis, je vous l’assure, il y a quelqu’un qui saigne ici. » L’homme, l’orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d’images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l’œil qu’on appelle des paysages. Aujourd’hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. « C’est comment qu’on freine ? » Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c’est-à-dire de coquetterie mahométane, à la Céline. Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze : « Je nage la tête haute, hors de l’eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément ». Sauf, qu’à l’image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n’est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s’amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu’un secret, je le garde. Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mardi 18 mai 2021

Sénèque et moi

J’entends Léo, un slow, « et dedans comme un matelot ». Sénèque, c’est extra. « Et ce mal qui nous fait du bien ». C’est extra. Deux doses de Sénèque dans le biceps gauche, à deux mois d’intervalle. Ce sont « Les Lettres à Lucilius » que l’infirmière m’injecte contre le virus. Le stoïcisme pénètre dans l’organisme, l’exhorte au détachement. Je me sens libre comme l’air, débarrassé des gestes barrières, délivré d’une jugulaire. Je lève le coude à la terrasse, l’affranchis des éternuements de police. Je choque mon verre avec l’été. Il n’est plus louche que je l’embrasse sur la bouche. Je n’ai plus peur de Salomon, le speaker qui maniait l’épouvante pour que je rentre sous ma tente, qui tous les soirs comptait sur ses doigts les gisants de notre camp. J’ai oublié les communiqués des défaites. Je fais la fête, m’insoucie de mon squelette. Je me fiche des embolies comme d’une guigne. Je passe entre les gouttes des mauvais désirs de l’élixir. Sénèque prescrit l’ataraxie. Le précepteur de Néron sait les paradoxes du pharmakon, remède et poison. Réputé le pire, Sénèque, l’ami de Caligula et de ses sbires, n’est pas très « ailletèque ». Je l’ai absorbé d’une traite sans mal de tête. J’ai bénéficié d’une sagesse, d’un fond de cuve philosophique, d’une recette antique fourguée aux hérétiques, d’un racontar de bonne femme destiné aux vieillards. C’est tombé sur moi.

lundi 17 mai 2021

Nourissier

Nourissier est né un 18 mai. Dix avant de mourir, il écrit « A Défaut de Génie », la confession d’un ouvrier sincère, le récit testamentaire d’un artisanat littéraire. Faute de mieux, de savoir choquer son verre avec les dieux. « Je musarde dans le gros volume de Nourissier. Lecture d'avant-dîner. J'ai cédé à sa mauvaise tentation. J'ai ressenti de la pitié suspecte pour le vieil homme défait. Jusqu'alors, j'étais dissuadé par l'ennui d'un visage. J'évite sa barbante mélancolie. « A Défaut de Génie » est un livre sans cérémonie, un manuel de coquetterie. Nourissier s'applique. Il donne un ultime coup de collier pour figurer sur la liste des épargnés. A corps perdu. Vain courage d'enragé. L'ancien compagnon d'Aragon n'est pas un grand fêlé des mots. Il n'est pas brûlé au dernier degré. C'est un bon serviteur, comblé d'orgueil et d'honneur. Il fait de son mieux. Il écrit juste, net et concis. Il nous émeut à vouloir nous sourire un peu, du coin de ses yeux embués. Il parle comme personne de la maladie de Parkinson. Il cause du malheur, l'évoque de l'intérieur. Je lui dois d'avoir revu mon père derrière sa phrase lucide. D'avoir peut-être conversé avec lui, partagé sa longue douleur muette. Avant d'entrer, j'ôte mon chapeau. Nourissier sait ressemeler les souliers. Dans « A Défaut de Génie », la langue française est bien chaussée. Elle peut cheminer à son aise dans la tête du lecteur. La laideur est plus forte que la mort. L'artiste n'écrit pas, le pistolet sur la tempe. Il pratique la chirurgie esthétique de son propre visage. Il se refait, non pas une jeunesse, mais une illusoire beauté de papier. Nourissier noircit la page, barbouille son triste visage. Il rate sa tête comme Giacometti échoue au seuil du portrait. Il vieillit, épaissit les rides de sa disgrâce. Il fait l'économie du mot fin: "Ouste !" Ce texte est extrait de « Dancing de la Marquise » (5 Sens Editions, 2020). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html

samedi 15 mai 2021

17 mai 1909 : Naissance de Jeannine Guillou

Jeannine Guillou s'est sacrifiée. Sans le sou. Les privations de la guerre ont eu raison de sa santé précaire. Dans une lettre admirable à sa mère, Nicolas de Staël évoque l'enterrement de Jeannine Guillou, épouse et peintre. "Le 4 mars après l'avoir habillée de tout ce qu'elle aimait porter nous avons fermé le cercueil, son fils et moi, devant la petite Anne et le plus grand des peintres vivants de ce monde". Braque a soixante-trois ans. Il ôte sa casquette, se décoiffe devant le corps. On pense au fulgurant tableau de Courbet La Toilette de la Morte, égaré quelque part en Amérique, admiré de Staël et de Braque. On s'embrouille entre la vie et la peinture. Il neige au cimetière de Montrouge. Une rangée de nez rouges se penche sur le trou. Georges Braque et Nicolas de Staël ne font qu'un. Ce texte est extrait de « Dancing de la Marquise » (5 Sens Editions, 2020). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html

jeudi 13 mai 2021

Flaubert, l’album Pléiade, gâterie d’aujourd’hui

« A dix-sept ans, Flaubert écrit à Ernest Chevalier : "Je suis à moitié des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, c'est admirable. Voilà la vraie école de style" (11 octobre 1838). Dix-sept jours plus tard, Flaubert persévère: "J'ai presque fini Les Confessions de Rousseau. Je t'engage fort à lire cette oeuvre admirable, c'est là la vraie école de style." Un mois après, il ranime une même ferveur, radote avec sa marotte: "Tu as lu Rousseau, dis-tu. - Quel homme !" L'épistolier normand traite Ernest en premier communiant: "Tâche de croire à l'intégrité des ministres, à la chasteté des putains..., alors tu seras heureux et au trois quart imbécile." Flaubert est barricadé dans ses cahiers. Il se plaît à la félicité de l'été. Il trouve la pluie à Trouville. Il lit Rabelais, Corneille, Shakespeare. Il y a deux variétés d'idiot: le prince Muichkine et l'autre, le crétin des Pyrénées. Flaubert obéit. Flaubert va voir à la cuisine s'il y est. Flaubert révèle une désolante crédulité. Le père s'exaspère, rédige le diagnostic: "Idiot de la famille". Sartre grabataire en fera trois gros bouquins testamentaires. Admirable. » Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise ». L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/322-dancing-de-la-marquise.html

lundi 10 mai 2021

La guerre

La guerre. Quand j’étais petit, les anciens ressassaient leurs souvenirs de maquis. J’entendais des maximes sommaires nourries de nostalgie militaire : « Vous, les jeunes, ce qui vous manque c’est une bonne guerre ». A l’époque, le chahut de Cohn-Bendit fit l’affaire. Malraux parla de « monôme ». Un idéal. « Un grand dessein » de général. Une raison de mourir. Une guerre. Or la denrée est introuvable, inconnue des stocks, l’article ne figure pas en magasin. Depuis des décennies, on bute sur la panne de projet. Le virus de Chine comble un vide. Il distribue de la peur, offre une guerre aux jeunes, donne une mort, le coup de grâce aux vieux. D’habitude, c’était l’inverse qui prévalait. On comptait les enfants, les fils de vingt ans, leurs corps meurtris dans les cimetières à crucifix. Le chef des armées a défini les lignes, première, deuxième, troisième, ajusté le calendrier des échauffourées, fixé l’agenda de la victoire. Une guerre ne suffit pas. Une guerre bis est déclarée contre le cannabis. Elle se surajoute au lancinant casse-pipe contre les égorgeurs d’Islam. Le pétillant baroudeur de Tourcoing, mentor à coups de menton, escamote la difficulté, fait des policiers les soldats des cités. Mais qui nous bassine encore que l’Europe préserve des bains de sang fratricides ? On a trois guerres sur le dos. L’arme nucléaire pèse peu. Et toujours pas de grand dessein dans le viseur des fantassins.

mardi 4 mai 2021

Flaubert, passionnément

J’ai l’âge de Flaubert quand il erre loin de l’estuaire, s’assied dans le sable, fourre ses yeux dans la mer. Le Havre est sur ses lèvres. Flaubert va s’endormir là où Céline voudra finir. Culottes courtes et carottes cuites. Flaubert se ranime. Une silhouette l’éveille comme un éclat d’album. Elle ravage le paysage, piétine une vie d’enfant sage. Flaubert est beau. Tard, il songe encore à sa distinction de figure. La vie de Gustave va brûler d’un sang brutal. Elle est trouée, éborgnée par un alcool qui cogne. La baigneuse de Trouville s’approprie la mémoire d’un gosse débile. Elle flèche sa chair sur l’idiot de la famille. Flaubert s’absente de ses genoux. Il re-garde. Il garde deux fois. Il regarde, roi dans ses yeux. Une lumière de grand août interroge le rouge écarlate d’une étoffe à stries noires. Le garçon a l’âge de raison, deux fois dans ses os. La double raison donne une fraîcheur à sa déraison. Flaubert est fou. Il voit flou. Il est halluciné par un surcroît d’images. Gustave écrira ses Mémoires, gravera son désespoir comme on trace ses initiales sur une pierre tombale. Flaubert saisit le fétiche comme une algue sèche. Il traîne la soie sur le sable comme une robe d’épousailles. Il la gare des mouillures de la mer. Ses doigts ont senti le corps sans peau du manteau vide. Il froisse la pelisse. Il s’entiche d’une revenante. Flaubert se terre à l’auberge de l’agneau d’or. Il bouquine Byron, se remémore Cervantès. Il confie au papier l’éblouissement d’une épiphanie. Le collégien de quatrième a croisé le chemin d’une reine. Au repas de midi, les mots sonores perforent l’autiste effervescence de son esprit. Une voix supérieure rompt son colloque intérieur. La tenancière de l’établissement jongle avec les assiettes des bruyants pensionnaires. Gustave est sonné comme un petit valet. Un monsieur cible ses yeux. Dans son dos, la brune figure des flots le gratifie d’une juste reconnaissance comme d’une brusquerie. Je vous remercie de votre galanterie. Flaubert se réveille, rougit comme un soleil. Il fuit, pareil à un malappris. Il baguenaude, maraude de mauvais rêves le long d’une grève. Il habite un trou, une petite ville que la mer secoue. La rue du commerce est faite de bicoques de traviole, délicieusement disjointes, peinturlurées pour une cérémonie de ciel gris. Flaubert se pare d’une majuscule sottise, de la convoitise d’un front de taureau. La femme à chiffon rouge est une fille à lèvre d’orange. Elle bariole l’horizon du poinçon du poison. Gustave dégringole la rue des échoppes. Au port, au spectacle des barques, il toise le labeur des artisans pêcheurs, suffoque aux senteurs de la Touques. Quand la nuit sur la mer soudain bleuit ses plis, il s’étourdit des ultimes coloris. Trouville. Nom sans désir. Trou dans la peau. Trou, bled, patelin. Trou de mémoire. J’en consulte l’album des villas bourgeoises et des ciels d’ardoise. Boudin, en voisin, a peint le terrain de jeu de l’écrivain. Flaubert n’est pas loin. Il est voyeur aux premières heures. Il jette du sable, rôde sur la plage, considère la mer. Il a les sangs fouettés par l’iode et la beauté. Trou dans la correspondance du grand Gustave. Rien d'écrit entre le 24 août 1835 et le 24 mars 1837. Vingt mois d'absence. Temps mort où s'intercale la vision éclair d'Elisa Schlésinger. Flaubert ne sait pas quoi faire de sa peau. Il joue avec les mots. Il a quinze ans, traîne à Trouville son ennui de grand enfant. La féerie d'une image de vitrail interrompt sa rêverie. L'heureuse baigneuse surgit d'une vague affectueuse. Dans « affectueuse », il y a « tueuse ». Le sort de Gustave est scellé. Flaubert est ensorcelé. Il sauve le manteau d'Elisa de la montée des eaux. Du coin de l'oeil, il toise Maurice, la moustache lisse de mari sans orgueil. « Il tient le milieu entre l'artiste et le commis voyageur » (Mémoires d'un fou). Flaubert possède l'art d'épingler le boutiquier défroqué. Flaubert pose son épaule dans sa geôle. Il abandonne sa propre histoire à l'écritoire. Il est nié, prisonnier, prison-niais. De la beauté d'une phrase. De la fatalité d'une femme dont les pas s'impriment sur le sable. Vingt ans plus tard, Gustave observe une torpeur intacte. Il s'est muré dans l'immobilité. Il confesse un fiasco. Il cause à l'oreille d'Elisa. « Je me suis usé sur place, comme les chevaux qu'on dresse à l'écurie; ce qui leur casse les reins » (Lettre du 20 octobre 1856). Elisa est l’anagramme d’ailes. Elle est une parure dont Flaubert revêt son écriture. Tous ses volumes sont l’ambition d’un vol. Tous ses volumes y laissent des plumes. Elle a jailli comme une trouvaille. Elle élude une solitude. Dans Schlésinger, il y a schleu, il y a les chanteurs de Wagner. Flaubert vieillit. Elisa devient Eulalie. Elisa Foucault se grime en Eulalie Foucaud. Le même nom évoque Volk, ruse avec l’idiome de Prusse. Flaubert n’aime du peuple que ses filles. Ce diable d'automne tarde à révéler sa vergogne. La nature voile ses joues rouges. L'avenir se cache pour mourir. Une loi gouverne l'écorce des doigts. Les feuilles luisent d'un sang vermeil. Gustave se glisse dans le lit d'Eulalie. Il n'a pas vingt ans, mais envie d'embrasement. Flaubert a fui la Normandie. Il tente une escapade, se dérobe aux ciels gris. Le bleu Midi l'éblouit. Hôtel Richelieu, rue de la Darse à Marseille. Il cogne à la porte des dames Foucaud, échange quelques mots. Eulalie fixe le souvenir d'Elisa. S'appellent pareil. Elisa Foucault, Schlésinger par raccroc. Gustave est la proie de maîtresses entêtantes. Flaubert confie sa chair comme un secret de presbytère. A vingt-cinq, trente et quarante ans, Flaubert revient sur les lieux, toise les murs de l'hôtel Richelieu. Les foucades de Gustave sont inflammables comme une ruade, ou des incartades de style, dès la première syllabe. Flaubert s'instruit comme Godard. Il n'apprend que des éléments. A la Chantepie qui gémit de mélancolie, il écrit : « Votre médecin a raison, il faut voyager, voir beaucoup de ciel et beaucoup de mer.» Touché Flaubert, sexe fléché, vecteur de mort. L’écrivain diamantaire succombera à la morsure venimeuse d’une danseuse égyptienne. A la grisette sans piété, il préfère la prostituée qui sait. Cet amour-là griffe comme une phrase indomptée, taillade un corps, l’écorne, puis tourne la page. Le désir de l’almée s’aiguise aux carreaux du cahier. Et Flaubert gueule dans sa geôle, de chaude-pisse en haut style. Cette cicatrice du brave, que nomme en toute beauté Gustave, brûle au visage comme la balafre d’une phrase. Le loustic est calciné jusqu’à la plume d’une sainte syphilis. Ses brouillons scarifiés sont atelier d’artiste, barbouillés d’ébauches et de beau provisoire. La tuerie règne sur la page, avant qu’on y voie clair, le bleu du ciel entre les lignes. Aux abords de l’œuvre, les fosses communes sont pleines : la fille de mauvaise vie et la phrase de petite vertu s’y décomposent entrelacées. Mais qu’il écrive ou meurtrisse d’un même style, l’artiste finit toujours en beauté, donne la vie sans la mort, ressuscite la charogne. C’est pourquoi Flaubert n’a que faire d’être père, de jeter des marmots dans ses mots, d’aiguiller ce petit monde vers la pelletée terminus des cimetières. Car la mort, derrière l’amour, ne dort que d’un œil. Aux yeux de l’enfant, d’un Gustave en culottes courtes, qui sait les carottes cuites, l’assassin, le fauteur de destin, c’est lui, le père inconséquent. Ce texte est extrait de « La Cicatrice du Brave » (5 Sens Editions, 2017). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/90-la-cicatrice-du-brave.html