jeudi 28 mai 2020

Variations sur l'aurore

On se construit à coups de mains tendues et de paroles données. J’ai serré celle de Serres. Je me suis nourri de sa pensée libre. A vingt ans et des poussières, l’avenir se projette dans le regard de ses maîtres. On se confectionne des bouts de vérité. Avec des visages de fortune, on rafistole les blessures de jeunesse. J’ai poussé la porte, j’ai passé la tête. Michel Serres éblouissait une poignée d’étudiants derrière trois rangées de pupitres écaillés. J’ignorais alors que le savoir était une joie. J’appris que la philosophie était un pacte avec l’aurore. J’envisageais enfin l’exercice de la raison comme un terrain de jeu sans tricherie, une activité sans vilenie. Je me suis installé aux premières loges. J’ai vu du pays. J’ai erré dans les parages de la science, des belles lettres et des arts. En quelque sorte, Serres multipliait les pains de la connaissance. Cet ami de longue compagnie oeuvrait hors des sentiers de guerre. Il nous enseignait la paix et l’art d’inventer. Addicted. Nous étions adonnés, dans nos savoirs dépareillés, au dit de Serres. Au point de le mimer, d’entendre sa voix sous les voyelles d’un vent voyou.

Serres s’intéresse à l’état naissant des choses. A l’embryologie plus qu’à l’ontologie. A la jeunesse plus qu’à l’histoire. Jouvences sur Jules Verne. La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Genèse. Détachement. Les origines de la géométrie. Nouvelles du monde. Hominescence, L’Incandescent, Rameaux. Ces titres d’ouvrages sont des pierres blanches, des invariants rieurs dans sa zigzagante randonnée du donné et ses luxueux embrouillaminis. Michel Serres aime l’imbroglio primitif des formes neuves. Le philosophe célèbre toutes les Sophie du monde. Toutes les belles noiseuses s’appellent Aphrodite. Elles jaillissent des eaux et des pinceaux. Deleuze et Serres, « amis de vieillesse », ont échangé leurs fins concepts comme des passes croisées de rugby : noise et devenir.
Serres court le monde. Il s’instruit. Il éprouve son corps. Il durcit ses textes. Il écrit sous la dictée de ses premières cordées. Il sait qu’un faux mouvement, qu’un seul froissement trop sonore suffit à escamoter le monde. La nature se sauve. Il ne faut pas réveiller les démons. Question de vie.

Petit matin : le tremblé de l’aurore comme un noir repentir. Serres est un cueilleur enthousiasmé de connaissances court-circuitées. Il mêle la sainte rigueur et le divin caprice. L’aurore parle au corps. Elle nous délivre du noir désir. On se lève d’un bond comme le jour debout. Nos deux genèses se conjuguent à cœur joie.

En faire un portrait. Mais il bouge tout le temps. Il est du genre pas tenable. C’est un loup errant qui se métamorphose, à mesure du récit, sous nos yeux d’étudiant. A force d’attention, il troue la représentation. Il varie les identités. Mes doigts échouent à tracer les contours. Il s’échappe du cadre. Il est infiniment divers. Serres est fidèle à la liberté. Fidèle au mouvement d’aile. Au commencement est la joie. Au commencement est le chant, le chant de Chantal, dans La Joie de Bernanos.
Garonne. Famille, travail, prière. Roman-fleuve. A suivre le cours de ses tourments, on se donne au plus offrant, on se jette dans l’océan. D’instinct, Serres va vers la mer. Il avance sur le chemin tracé d’enfance. Mais la mer de la terre se voile d’horizon militaire. La mer se perd avec les bateaux de guerre. Serres veut la paix. Il veut la mer. Il veut cette joie sauvage. C’est un homme à la mer que sauve la philosophie.
« Ne te détourne pas de la splendeur des choses ». C’est un murmure de vieux pape derrière le carreau léger d’une journée romaine.

J’ai la tête qui trébuche, qui hoche vers Mandiargues, qui s’abandonne à Chardonne. Avec ce goût de voyelles sur la langue, je m’interroge sur ma capacité. Je ne suis, à dire vrai, pas très capable. Bref, je me rapetisse sur mon bic, entre deux frêles épaules de lecteur amateur. J’écris sur Serres. Je n’en mène pas large outre mesure. J’écris sur Serres, la nuque mal obéissante. Je me souviens des propos sévères de Serres sur l’histoire. C’est un champ de connaissances qui s’interdit la vérité. L’histoire est travail de moine copiste. L’historien fabrique des faits qui sont des contes de fée. Il est d’entrée de jeu chassé du paradis de l’invention. L’histoire ne trouve pas. Car rien ne s’y trouve, hors la ronde enchaînée des signes, sans nul écho des choses.

Après le travail, la volupté. Puis le travail. La prière, les doigts mêlés, la joie d’été. Prendre le temps, ne pas le rendre. J’ai senti chez Serres un élan vaillant vers des savoirs qui rassasient, l’urgence d’aller cueillir la beauté du monde, l’impérieuse nécessité d’éprouver la première fraîcheur de l’aube.
Comme dirait Céline, ça a commencé comme ça. A peu près. Ecrire : pas de danse du son et du sens. C’était l’époque de l’université post-dolipompiste. Les étudiants s’égaraient avec l’insistance du bon sens et la persévérance du préjugé. Tout se passait comme si l’addition des mathématiques et des lettres donnait de l’économie, un peu comme si du rouge, mélangé à de l’or, sortait le méchant orange du peintre du dimanche.
A cet instant, Serres trancha dans la grisaille avaricieuse. Il proposait sa prodigalité intellectuelle. Cette belle tête bien faite nous communiquait le sentiment du large, sans pour autant négliger la noblesse d’artisanat, la poésie précise d’un « métier de pointe ».

Michel Serres met le bleu du ciel dans son travail. Il vénère les entreprises concises. Il aime la sobriété d’une démonstration de théorème. Il tient la raison mathématique comme modèle d’élégance. Elle lui apprend les belles manières. C’est la source d’un style qui déplie en rigueur le sens des grands textes littéraires. La science exacte ne souffre aucun rafistolage, dissuade la menterie ordinaire, ne se plaît qu’au grand air de la vérité. Serres introduit la parure de raison pure dans ces blocs de ruse, à mots roués, que sont les vieilles humanités.

A fier niveau, Serres endossa le maillot d’un flanker à la Rupert. Enfant de la balle ovale. Vieux, l’un et l’autre, avec Pierre et sa jolie jeune fille, nous étions quatre gredins de gradins, au spectacle du Parc des Princes. Avant nous, Staël jeta ses couleurs, ses cris de joie sur les joueurs. Il entoila les Footballeurs. On règle sa mémoire à la hauteur. Serres voit d’avance le déhanchement de Berbizier. Il nous précède dans la lecture du jeu. L’intelligence est une vitesse de geste.
Le rugby exhibe ses vertiges sacrificiels. La victime, sous la mêlée, est talonnée au pied. Le casse-pipe galvanise la foule. Or Serres décela, au premier coup d’œil, la nouveauté de l’hypothèse de Girard.
Au téléphone, je bredouille un mot de félicitations. Je sens un agacement distant. J’interroge le philosophe sur les conditions de sa victoire Quai de Conti et la reddition des vaincus. J’imagine même l’esquisse d’un mépris. Serres fait silence, corrige mon ignorance. Je n’ai rien compris. Depuis Mathusalem, Serres professe la délivrance du mal de concurrence, des duels de bouts de chandelle, des luttes de bêtes en rut, des guéguerres entre frères. Ma question du score est une rougissure de honte, imprimée sur mon corps. J’ai zéro et je suis penaud.

Quand on ne sait plus regarder, on s’agite dans l’abstrait, on bariole à coups d’épée, on lacère la toile avec méchanceté. On a perdu le secret de la juste attention. On se débat seul avec ses démons. Voltigeur sur la pelouse, Serres virevolte au plus près des choses de la géographie. Il tisse une philosophie des interstices. Il sollicite la beauté du métis et le caprice des circonstances. Il pratique à l’envi la liberté du converti. Partir du corps. Patior, ergo sum. Ressentir la passion. Eprouver les vibrations de l’océan. « Il est vrai qu’on naît d’une femme et qu’on aime une femme, jusqu’à mourir d’erreur ou jusqu’à mourir d’elles, et qu’on voudrait, à perte d’espoir, que la raison dise si ce pathétique a un sens ».

A nouveau, le corps à l’aurore. Obéir au « lève-toi et marche » des premières lueurs. Voici la naissance du petit matin dans un fracas de lumières muettes, dans la douleur sans pitié du rougeoiement solaire. C’est l’heure où je cause aux nuages. A errer dans les grandes largeurs, Serres fait rêver avec du réel, s’adjoint la compagnie de Verne et d’Hergé. La multiplicité écartèle la raison, à deux doigts d’y sombrer. Le savoir renaît d’être égaré. La science compose avec l’innocente radicalité d’un moment d’égarement.

Au début de l’oeuvre, se déploie la savante série des Hermès. Le troisième des fiers volumes est dédié à la Terre. Leibniz est d’emblée convoqué : « Je préfère écouter des Leeuwenhoek qui me disent ce qu’ils voient que des philosophes qui me disent ce qu’ils pensent ». Serres apprécie ces gens de bon sens pas très commun, taraudés par la question du monde. Il raille au contraire le manque de science, donc de métier, des philosophes d’appartement et des penseurs d’intérieur.
Sur les margelles du réel, Serres coudoie les travailleurs de la preuve. Il ne décline aucune invitation au voyage. Il interroge en route les lavandières et les racontars de bonne femme. Rimbaud nomme « psaumes d’actualité », le long rire des idiots. Dans ses cahiers de prison, Céline ferme la parenthèse : « Les discours m’assomment, les danseuses m’ensorcellent ». L’érudition de Serres est striée de récits de vagabonds. La science voit mal l’immonde, voit mal que la pierre jetée sur le premier cadavre voile d’une poussière millénaire l’histoire meurtrière des hommes.
Les artistes savent écrire ces silences. Fixer les sauvages incartades. Au loin, la Salute et le Palazzo Ducale s’embrouillent dans d’élégantes italiques. Par ici, les hommes cessent de battre des bras. Leur pas est millimétré, chiche, comme en reste de besogne. La porte grimacée s’est refermée sur son chapeau. San Giorgio degli Schiavone : les tableaux de Vittore Carpaccio sont disposés comme des violons dans leur boîte miel. Les yeux se dispersent sur neuf toiles circulaires. Serres annonce la couleur : « Riez avant que de pleurer. Georges n’a pas détruit le dragon ». Le saint ne lutte pas vraiment contre la bête. Les duels à posture symétrique ne sont qu’empoignades de théâtre. La querelle masque le réel. Ce sujet-là, le vrai, gît dessous, en deçà du bien et du mal, distraitement piétiné, sous les pieds complices des farceurs de tréteaux. Esthétiques sur Carpaccio est un manuel d’anthropologie, rédigé au plus précis, qu’on classe par étourderie parmi les vieux grimoires d’histoire de l’art.

Passer entre les gouttes de fiel : voilà le chemin de traverse de Michel. Il s’expose au parti pris des choses. Le réel enivre bien au-delà des voyelles. Serres s’émerveille des beautés d’Homère. Il se désaltère au « sourire innombrable » de la mer. Il mêle poème et théorème, fractalité et fatalité. Il se vêt de la peau des eaux, à striures de serpent. Le silence du corps est d’or. Le philosophe athlète édicte un précepte : « La tête répète, le corps invente ». La nouveauté est tatouée d’errances mémorielles. Elle claque au vent de l’éventuel. Texte, musique, silence. Cadences et décadences. Toujours moins de sens, toujours moins de son. Le corps introduit à la variété des silences, compose un bouquet de mondes muets, accomplit le règne des sensibilités. Le corps comprend ce que la tête prend, happe, apprend. Le geste d’éthologie se rit du mot d’ordre et du signal sonore. Il jouit d’une liberté insensée. Il s’aventure dans l’impensé. Avec les mains, il trouve la manière. Le corps est un auteur qui travaille la matière. Le corps engendre un corps, génère l’imaginaire. Rien d’inventé ne lui est étranger.

Le corps est un fragment de météore. Je me souviens d’Alain Cuny. Place de la Sorbonne. L’ami des poésies croisait la classe de philosophie. C’était samedi, jour de Serres. Le tragédien ne récitait rien : il était désoeuvré dans son for intérieur d’avant l’heure. Il faisait les cent pas.
Je me souviens d’un corps droit, de la force du grand âge dans sa figure de croisé. Autour de la fontaine, sur l’esplanade blanche, il patientait en silence, regard haut dans l’amitié des ciels bleus. Il chuchotait le bénédicité des âmes brûlées. A cette heure précoce, le Quartier latin sommeillait encore, quasi désert. Alain Cuny, vêtu de toile couleur des sables, apparaissait tel un chêne, enraciné à la terrasse d’un café d’étudiants. Son masque de marbre, de messire médiéval, signifiait quelque chose comme un désir tacite ou un élan coupé. Il carrait dans son corps la beauté des poésies orphelines.
Vint l’heure du maître à crinière blanche et langue de soleil. Alain Cuny prit sa place sur les gradins de l’amphithéâtre Lefebvre. Devant, il toisait l’enseignant comme un fol enfant sage, à joues rouges intérieures. Il mesurait d’un droit regard la virtuosité intellectuelle, l’esprit délié d’un penseur à la française, taillé comme lui dans le roc de la littérature. Alain Cuny appréciait le travail à main d’homme et la lumière des peintres, le style et Nicolas de Staël.
Le cours s’achevait sans qu’Alain Cuny n’exprimât quoi que ce soit d’autre qu’une magistrale présence. Il n’interrogerait pas le philosophe admiré.
Le rideau est tombé sur la Sorbonne : le grand interprète de Claudel s’est levé humblement. Il s’est décoiffé. C’était samedi, jour de Serres. On était vivifié. On était requinqué pour l’hiver. Les petits sourds disaient merci. Nous étions mendiants. Nous nous abreuvions au plus offrant.

Corpus fleuve. Grand récit de moderne chevalerie qui charrie troubadours, paysannerie, moines et laborantins, hommes de science et de sensation. Exit les tueries. A la recherche de la belle étrangère, de l’inconnue mathématique. On croise les doigts, les mots, les voix. Serres est entier. Il est entier dans ses audaces de pensée. Sous la broussaille ébouriffée de ses blancs sourcils. Orpailleur. Chercheur de paix. Trouveur des accordailles, du lieu irénique des saintes trouvailles. Serres fait du corps éprouvé un corps enseignant. Nous sommes des bavards à corps buvard.
 « Séduire : conduire ailleurs ». On le suit comme un guide d’extérieur. C’est un penseur par essai/errance, un rescapé des singularités. Il se libère des lois répétitives. Il s’affranchit des simagrées d’hospitalité pour se colleter aux étrangetés, aux objets sans collier, aux curiosités sans identité.

Serres cherche la loi des accidents, la règle des circonstances, la norme des énormités. Il s’enchante du « périlleux enchaînement des choses » (Michelangelo Antonioni), du déroulé des effets qui paraissent hors de cause, des lignes brisées de la destinée. L’anodin commande au destin. La chiquenaude précipite le commencement. La pichenette dévie le début de son but. Le détail de l’histoire fait dérailler l’avenir. L’infime du récit pulvérise ses chapitres préécrits. Le zéro des mathématiques chahute les vieux concepts. Au voisinage d’une certaine nullité, la cause éperonne l’effet, emballe les déterminismes, imprime aux choses le galop de l’événement, l’accéléré de la nouveauté. C’est la vertu dynamique de la retenue, l’élan créateur de la pudeur, au plus près de l’absence. Dieu caché.

Salle Cavaillès, Serres lit les mots de Rousseau. De l’origine des langues. Je ressens la même intensité fiévreuse qu’en classe de onzième. La leçon de lecture badigeonne la mémoire d’une impérissable nostalgie. C’est un jardin fleuri qui s’est perdu aussi vite qu’un paradis en Mésopotamie. Serres lit des lignes de Musil. Un certain ébranlement des choses, la fugitive perception du devenir, l’émotion d’une promesse, le sentiment inexorable d’un work in progress s’élèvent à hauteur de philosophie, s’échappent de la juste musicalité des textes dits. Rousseau, comme un silence froissé dans nos cahiers. Rousseau, sommet inégalé de la majesté du français. Vient Diderot, Sophie, d’autres mots. Paris, 10 juin 1759. « J’écris sans voir… Je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime ».
La Sorbonne court-circuite l’école primaire dans le respect recueilli des beaux récits. Salle Cavaillès, l’instituteur accomplit des prouesses, désaltère la jeunesse, revigore une poignée de jeunes gens, lui insuffle l’allégresse du partage des grands textes. Le tableau noir de Serres est un vaste domino blanc, un champ de lectures sans ratures, riche de ses multiplicités rapiécées. Le génie des métamorphoses s’apparente à la genèse des choses. L’enseignant fait les présentations : on fait connaissance, on s’instruit pour la vie.

C’est samedi après-midi. Serres nous exhorte à le suivre. A l’Unesco, ou peut-être à l’Ocde, le mathématicien Benoît Mandelbrot expose sa théorie des objets fractals. Nous illustrons notre cahier du matin d’une démonstration de première main. Serres est derrière. Dans notre dos, on l’entend chahuter : « Il a une vraie tête de savant ! ». D’autres grandes figures de la science jalonnent le vagabondage odysséen de Serres. Il invite au passage Arnold Kaufmann et ses sous-ensembles flous, René Thom et sa théorie des catastrophes. Je l’imagine travailler sur la géométrie non-commutative d’Alain Connes.
A considérer l’œuvre magistrale, à me remémorer la silhouette et les gestes, à ressusciter la voix derrière le bustrophedon des pages, je me figure parfois Michel Serres sous la forme gracieuse et méridionale de l’olivier, mélange de finesse et de robustesse. Ce diable de philosophe produit des rameaux : ce sont ses mots à lui. Dans la lumière des premiers matins, les feuilles de travail de Serres luisent du chatoiement luxueux des couleurs entre elles. J’ouvre Matinales, ce recueil de Chardonne. Il est préfacé par Malherbe : « Tout le plaisir des jours est en leurs matinées ». A vingt ans et des poussières, j’ai appris de Serres qu’on ne se lève qu’aux aurores, que la beauté exige qu’on se redresse et qu’on se taise. Les livres de Serres se mêlent ainsi comme des prières d’aujourd’hui que la raison psalmodie.

J’ai consigné des notes au crayon dans des cahiers de brouillon. Je crois que je ne sais plus les lire. J’ai fixé alors des bribes de pensée comme on épingle les ailes d’un papillon. J’ai griffonné des mots mal dessinés. J’ai reproduit des phrases entières, par peur de manquer, pour avoir du pain d’avance, pour me cramponner à ces instants sans désenchantement. Je feuillette ces pages à gros carreaux, à la recherche d’une jeunesse, comme on repart à zéro. Serres a gonflé la voile : mes poumons sont restés à quai. Je mesure aujourd’hui l’étendue de ma paresse. J’ai fait de la philosophie comme on se hasarde à la magie. J’ai engrangé ces signes extérieurs de richesse conceptuelle, j’ai pratiqué des années cet absurde rituel de copiste imprécis. J’assistais à des expériences de laboratoire. J’en reproduisais les formules d’alchimie. Faute de les avoir travaillé, les idées de Serres se sont desséchées dans mes petits musées en papier.
Pourtant, les ouvrages de Michel s’annonçaient les uns les autres, plusieurs à la fois, en bouquet anticipé. J’essayais de me corriger, d’entraîner ma tête à savoir lire un texte, de l’accoutumer aux efforts de raison. J’ai raté les lueurs de l’aube, l’éclaircie du Grand Récit. La philosophie ne repasse pas les plats. On est frivole à ne considérer la vie que sous l’angle d’une gabegie.

La paresse est un mot qui surprend chez Serres. Au commencement de L’Interférence, il confesse ce délicieux penchant d’appartenance ethnique : « Ci-gît un livre maintes fois défunt…Le voici pourtant, non retaillé, tout de guingois, un peu barbouillé en l’état : pas un iota n’en est changé, non par satisfaction, mais par cette paresse qui est le trésor inaliénable des méridionaux ».
Serres s’astreint à une discipline toute bénédictine, travaille d’arrache-pied, étudie les moindres détails, vérifie les recoins et bas-côtés, appareille au plus loin, sans pour autant trahir ce fond de gracieuse nonchalance, ce doux étirement d’une pensée vaguement ensommeillée, sans pour autant renier le subtil désoeuvrement de l’insoucieuse paresse. Cette trace de coquetterie ébauche sans doute un chemin de vérité où l’allégresse de Serres se conquiert sur les décombres de la vieille paresse. La joie de l’œuvre jaillit d’un tel renoncement consenti. J’imagine que Serres revendiquerait quand même des restes de la pépite méridionale comme une singularité locale, un dernier espace de paix, le royaume intime d’une véritable innocence.

« Le savoir naît heureux ». Serres apostrophe le gouvernement de la mort, la Thanatocratie. « Vous n’avez jamais vraiment cru au savoir que pour des grades, des décors, des situations imbéciles ». « Vous n’avez jamais aimé que la maigreur, la torsion, la torture, la comparaison et l’agonie de l’autre ». Car l’œuvre fastueuse de Serres nous libère de la délectation morose, des mélancolies infécondes, des stériles pathologies. Elle se rit de la prétendue créativité des pâles morbidités. Elle se rue hors des geôles de veule réactivité, loin des femmes tondues et des chienneries ordinaires.
Serres s’évade du grand vide. Il l’a échappé belle. Il court les sentiers d’incorrigible beauté et les couloirs du Louvre. Il se décoiffe devant La Tour. Ailleurs il saluera Balthus. Il cueille au petit bonheur les fruits de la réjouissance. Il invente en philosophie la meilleure manière de marcher, de parcourir à l’envi l’espace de la géographie: à l’estime, entre orient et couchant, réel et rationnel. Il prend ses crayons par la taille et dessine dans les marges un tracé zigzagué d’exacte fantaisie.
C’est une aventure à courir, à pleine nature et mille ratures. C’est une promenade de santé. A ses risques et périls. A la lettre, une promenade de sainteté. « L’homme ne va que devant lui, et il faut qu’il s’arrête » (Paul Claudel, Tête d’or).


Ce texte est extrait du Cahier de l’Herne Michel Serres, paru en 2010.

mardi 26 mai 2020

Léaud the last

Léaud the last. Il a soixante-seize ans, le vingt-huit mai.

« Léaud, l'insolent phraseur, ne s'assied guère que pour se lever d'un bond ou d'une colère. Il change d'habit comme de survie, de chandail comme de travail. Il acclimate sa trogne à sa besogne. Truffaut lui confie ses missions commandos. Il court vers l'idée fixe à la vitesse du risque.
Léaud a peur du noir. Il est planté dans la salle à manger du dimanche. La petite Jade s'amuse de marmelade et de biscotte. Léaud feuillette un petit ouvrage sur Staël. Il ne regarde ni ne se tait: il parle à livre ouvré.
Léaud remonte le drap. Il a peur des apparitions. Il redoute les sortilèges de Fabienne, la subtile blondeur de la femme du chausseur. Léaud plonge ses doigts dans le sucrier. Léaud s'échappe, déserte l'intimité d'un visage en liberté.
Delphine Seyrig, évolue de côté, lance sa hanche d'un mouvement bégayé. Delphine Seyrig suggère une musique sans hier, joue de sa voix comme d'un léger trouble. Léaud, Seyrig sont des acteurs flagrants. Avec le temps, ils ont confectionné du présent, de la confiture de l'instant pour les matin, midi et soir d'un siècle déjà bien tard. » 

(« Ainsi soit Staël », Editions du Bon Albert, 2013, pages 63/64)

jeudi 21 mai 2020

Henri Michaux

Henri Michaux est né le 24 mai 1899. On n’a pas trop de photos de lui. Inutiles portraits. Car il nous a laissé des mots pour figurer la peau d’un visage, des dessins, des carnets de voyage, une calligraphie pour imaginer l’infini.

« Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d'oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. A moins de la voler au Collège: le cliché d'un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l'intérieur. Visage d'oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d'après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d'escogriffe effacé. Sinistre et drôle.
Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. A lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche.
Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d'un marin, raté d'avance, et les mots qui font signe de la main. S'entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu'une brique, plus déchiffrable aussi: un livre.
A quarante ans, vingt ans aller retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. Visages de jeunes filles, un texte lentement halluciné, une prose royale d'ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C'est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d'une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l'univers, il voit l'écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate.
Gracq évoque la saveur évanouie d'un chewing gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses Lettrines. A la relecture, la fadeur d'un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici Visages de jeunes filles. Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie.
Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants: "Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dit, je vous l'assure, il y a quelqu'un qui saigne ici". L'homme, l'orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d'images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l'œil qu'on appelle des paysages.
Aujourd'hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. "C'est comment qu'on freine ?". Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c'est à dire de coquetterie mahométane, à la Céline. Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze: "Je nage la tête haute, hors de l'eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément". Sauf, qu'à l'image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n'est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s'amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu'un secret, je le garde. »

Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 53/54)

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

lundi 18 mai 2020

Mauvaises pensées

L’ignorance est le réveil lucide de l’insouciance. L’actuelle dépendance à la science révèle une vulnérabilité, souligne l’accoutumance d’une société à son monopole de la vérité. Quand les travailleurs de la preuve font défaut, quand la science est dépouillée de ses certitudes, quand un phénomène naturel manifeste une totale étrangeté, le champ est alors libre au cheminement des mal voyants, à l’errance de l’ignorance, au déferlement des mots.
Car les mots masquent les causes, éloignent des choses. Les mots témoignent d’une pauvreté, exorcisent une peur, confessent une ignorance.
L’ignorance vaste, collective, élargie, à taille de pays, est une humiliation de l’esprit, un uppercut en pleine figure, l’abaissement grandeur nature d’une nation. L’ignorance, au peuple malade, dévoile l’étendue d’une dégringolade.
Quand la mort rôde, quand ça barde comme dans une guerre, l’ignorance tarde, l’ignorance bavarde, l’ignorance tue le temps avec des boniments. Les doctes des plateaux, les sages du maquillage, s’enorgueillissent de platitudes exquises. Le faux plat du blabla meuble les silences de l’au-delà. L’ignorance des blouses professorales s’épanche comme une gouache affectueuse de barbouilleurs du dimanche. L’ignorance s’exprime, préempte la parole, sonorise une réclame, sature l’espace épidémique d’un nombrilisme académique. L’ignorance des grands sachems rafle l’audience des antennes. Au détriment de l’ignorance de naissance, de l’ignorance de souche, de l’ignorance muette des smicards du savoir, des caissières de comptoir. Les fadaises et billevesées des uns se mêlent aux balivernes et coquecigrues des autres.  Au sujet des discours de métier, Pierre Michon parle joliment de « couinement coutumier ».
Au centre de l’écran trône l’arbitre des élégances, l’animateur des nouvelles, le bateleur de quinzaine commerciale : il distribue les bons points, distingue l’ignorance légitime de l’ignorance crasse, départage le papillonnant professeur de l’ouvrière de caisse. Le joyeux pontife jouit d’un droit à la déraison, dispose d’une tolérance au délire. Pas l’illettrée d’usine. Pas l’analphabète de supérette.
Morale provisoire du virus de Chine. « L’homme compétent est celui qui se trompe selon les règles » (Paul Valéry, « Mauvaises pensées et autres », Gallimard, 1942). Après tout, il m’enseigne l’art de tousser dans mon coude.


samedi 16 mai 2020

Fred et Wojtyla

Karol Jozef Wojtyla est né le 18 mai 1920. De deux mois, il est le cadet de Fred. Mon père et le Saint-Père sont voisins de calendrier. L’un et l’autre sont aujourd’hui centenaires.  Fred n’est pas sorti pape d’un conclave. Il aimait la dérision, pas la compétition. Il n’était pas un saint, juste un honnête homme.

« Maintenant j’ai l’âge d’être pape. C’est un soir d’octobre, dans un morne bled où Flaubert s’enivra d’impérissables chimères, appela de l’aide, Byron et Sade, que Fred tira sa chaise vers la table de bistrot, s’accouda à la nappe à carreaux. Maintenant j’ai l’âge d’être pape. C’est un aveu de fils de Dieu, une déclaration de candidature, confessée à La Petite Auberge, rue Carnot, la cahoteuse voie pavée qui dégringole vers la halle aux vieux crabes. Habemus papam. Wojtyla vient de décrocher la timbale.
Fred s’identifie au prélat, s’amuse d’une fumée vaticane, se rit du protocole, des belles âmes et de lui-même. Fred et Wojtyla, jumeaux parmi les hommes, subiront les affres de la maladie de Parkinson, dégringoleront, marche après marche, dans une intense démence, s’étioleront dans une odieuse dépendance. »

Ce texte est extrait de « Fred » (5 Sens Editions, 2019, page 68).
L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

vendredi 15 mai 2020

Moncorgé l'écorché

Il est indémodable, inusable. Gabin, 116 ans le dix-sept mai. On dirait même qu’il rajeunit. Mal aimé des palmarès, il est interdit de films d’auteur, ignoré des cinémathèques. C’est un roc trop réac. Sauf qu’il y a Renoir. Sauf qu’il y a Carné, le fils d’ébéniste, qui sait ce qu’artisanat veut dire, Duvivier qui voit d’instinct la grâce d’artiste du Gabin d’opérette.

« Gabin massif, récif des vieilles valeurs, marmoréen, tanné par le grand air, tassé sur sa légende. Taiseux dans la vie, grogne rentrée et bouche cousue, volcanique au cinéma. Gabin, le Depardieu des Trente Glorieuses, jette sur la vie son regard bleu de vieux bandit. La rudesse de l’homme voile une délicatesse de danseuse. L’amant de Dietrich, l’ami de Ventura, joue la comédie sans tricherie. La grande gueule est pacifiée par un rêve paysan qui lui tape dans l’œil, inaccessible étoile.
Matthias, le fils, raconte bien les coups de sang du patriarche, à deux doigts de la gâchette, devant les casseurs d’imaginaire. Il meurt en vieux con, magnifique, sanglé dans ses silences. Moncorgé l’écorché ne crachera pas le morceau. »

Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, page 43).

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html

jeudi 14 mai 2020

Alain Cuny

Alain Cuny est mort un 16 mai, il y a plus de vingt-cinq ans. Sans doute fatigué de jouer les héros, d’être le dernier véritable interprète des grands poètes, sans doute lassé d’extraire l’écho sonore des plus beaux mots du répertoire.  Le théâtre, qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette sorte de messe ?  « Une histoire de grandeur racontée par des corps » (Albert Camus, Interview à Paris-Théâtre, 1957). Alain Cuny était un comédien, un tragédien, un artiste souverain.

« Le corps est un fragment de météore. Je me souviens d’Alain Cuny. Place de la Sorbonne. L’ami des poésies croisait la classe de philosophie. C’était samedi, jour de Serres. Le tragédien ne récitait rien : il était désoeuvré dans son for intérieur d’avant l’heure. Il faisait les cent pas.
Je me souviens d’un corps droit, de la force du grand âge dans sa figure de croisé. Autour de la fontaine, sur l’esplanade blanche, il patientait en silence, regard haut dans l’amitié des ciels bleus. Il chuchotait le bénédicité des âmes brûlées. A cette heure précoce, le Quartier latin sommeillait encore, quasi désert. Alain Cuny, vêtu de toile couleur des sables, apparaissait tel un chêne, enraciné à la terrasse d’un café d’étudiants. Son masque de marbre, de messire médiéval, signifiait quelque chose comme un désir tacite ou un élan coupé. Il carrait dans son corps la beauté des poésies orphelines.
Vint l’heure du maître à crinière blanche et langue de soleil. Alain Cuny prit sa place sur les gradins de l’amphithéâtre Lefebvre. Devant, il toisait l’enseignant comme un fol enfant sage, à joues rouges intérieures. Il mesurait d’un droit regard la virtuosité intellectuelle, l’esprit délié d’un penseur à la française, taillé comme lui dans le roc de la littérature. Alain Cuny appréciait le travail à main d’homme et la lumière des peintres, le style et Nicolas de Staël.
Le cours s’achevait sans qu’Alain Cuny n’exprimât quoi que ce soit d’autre qu’une magistrale présence. Il n’interrogerait pas le philosophe admiré.
Le rideau est tombé sur la Sorbonne : le grand interprète de Claudel s’est levé humblement. Il s’est décoiffé. C’était samedi, jour de Serres. On était vivifié. On était requinqué pour l’hiver. Les petits sourds disaient merci. Nous étions mendiants. Nous nous abreuvions au plus offrant. »


Ce texte est extrait de « Variations sur l’aurore », contribution au Cahier de L’Herne Michel Serres (Editions de L’Herne, page 298, 2010)

mercredi 13 mai 2020

L'espiègle sauterelle

Mireille Darc est née un 15 mai. Depuis trois ans, l’espiègle sauterelle manque à l’appel. J’ai hésité avant de griffonner, d’y voir clair dans ma tristesse.

« Mireille savait caler sa chevelure, se pelotonner contre une épaule d’homme, poser sa cambrure d’adorable grande bringue. C’était une amoureuse, doucement orgueilleuse. Soudain, on se réveille sans Mireille et son joli dédain. Elle était simple, joueuse, légère. Elle fredonnait ses fredaines. Elle était la fiancée, libre comme l’air, des meilleurs et pires Lautner. Sa mort interroge, questionne les hommes sur la splendeur de la féminité. »

Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, page 32). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html

lundi 11 mai 2020

Laetitia Casta

Aphrodite jaillie des eaux. Elle voit le jour un 11 mai. Laetitia Casta ne me quittera pas.

Laetitia Casta est née du regard d'Yves Saint Laurent. L'émotion du couturier, de l'esthète élégamment déglingué, touchait à l'évidence de la création. Laetitia Casta, cette beauté muette, c'est la lumière et rien d'autre. Une lumière, pleine de gaminerie, qui joue à chat sur les lézardes des vieux villages corses. Les paroles de la jeune déesse coulent comme de l'eau transparente. Elles laissent intacts, intouchés son regard, sa posture souveraine de beauté franche.
"Phénomène !" hoquète Saint Laurent. C'est ça. A la manière de Matisse au Maroc, à la manière de Van Gogh en Provence.


samedi 9 mai 2020

Braque

Georges Braque est né le 13 mai 1882. Il a trente ans de plus que Nicolas de Staël. Deux peintres sont là, debout, hors d’atteinte, hors les mots, phénoménaux. Non, trois peintres. La femme d’à côté, c’est Jeannine Guillou. Elle est morte, enterrée, entièrement dévouée à la beauté.

« Staël aurait cent ans. Braque est mort il y a cinquante ans. Braque le patron - le mot est de Paulhan - est de retour à la maison. Ses toiles ornent le Grand-Palais. A première vue, la peinture de Braque est faite de bric et de broc. A ses obsèques, Malraux touche juste :
"Dans son atelier, qui n'avait pas connu d'autre passion que la peinture, la gloire était entrée à l'écart, sans déranger une couleur, une ligne, ni même un meuble."
Le thème de l'atelier est le journal intime de Braque, un carnet de croquis de haut artisanat, sa mémoire vive d'artiste. Jeannine Guillou s'est sacrifiée. Sans le sou. Les privations de la guerre ont eu raison de sa santé précaire.
Dans une lettre admirable à sa mère, Nicolas de Staël évoque l'enterrement de Jeannine Guillou, épouse et peintre. "Le 4 mars après l'avoir habillée de tout ce qu'elle aimait porter nous avons fermé le cercueil, son fils et moi, devant la petite Anne et le plus grand des peintres vivants de ce monde".
Braque a soixante-trois ans. Il ôte sa casquette, se décoiffe devant le corps. On pense au fulgurant tableau de Courbet La Toilette de la Morte, égaré quelque part en Amérique, admiré de Staël et de Braque. On s'embrouille entre la vie et la peinture. Il neige au cimetière de Montrouge. Une rangée de nez rouges se penche sur le trou. Georges Braque et Nicolas de Staël ne font qu'un. »

Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (Editions du Bon Albert, 2020, page 115)
L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html


vendredi 8 mai 2020

Macro le clown

Quand il se lave les doigts, il se frotte les mains, le roi. L’impératif sanitaire exige une gestuelle présidentielle exemplaire. Macro le clown distrait les gosses des écoles, les prive de récré et de préau. Il se frotte les mains. Avec ostentation. Comme on se brosse les dents. Avec exagération.  Pour les besoins comiques de la situation, pour engranger des bons points de communication.
Le peuple se frotte les yeux, tire le diable par la queue.  Le souverain s’en lave les mains. Il s’enduit d’un gel à l’alcool, s’enivre de ses boniments d’école, étourdit les mômes de bobards derrière son masque noir. Le virus de Chine, il s’en pourlèche les babines. Il s’en frotte les mains. Même pas un rôle de composition pour Macro le clown, histrion de Macdo pro domo. Le contentement de soi est un rictus de métier, un tic de banquier d’affaires satisfait, un plaisir  savamment marchandé. Le contentement de soi est l’idéal du moi du roi. C’est la preuve par neuf du Covid dix-neuf.
Macro le pitre, l’amuseur d’un temps de peur, interroge les bambins des pupitres,  secoue l’audimat, réveille les lointains souvenirs d’archives des dimanches de Jacques Martin : « Tonpapahifécouacomemétillé ? » 

Lettre à l'inconsolée

Le pire, ce sont les fausses joies. Pourquoi Sollers m’a-t-il téléphoné le lendemain de mon dépôt de manuscrit (De Gaulle), me demande de lui apporter tous mes textes, me donne rendez-vous au café à l’angle, fait une mauvaise imitation du grand Charles, moi je l’imite beaucoup mieux, m’envoie les épreuves à corriger, je lui renvoie et puis plus rien. C’était à l’été 1987. Mon De Gaulle ne trouvera un petit éditeur minuscule qu’en 2002, quinze ans après.
Le pire, c’est cette Chloé Deschamps chez Grasset qui prend la peine de me téléphoner pour me dire plein de gentillesses sur ma manière d’écrire avant de m’exhorter à raconter une histoire. Elle a pourtant d’autres choses à faire qu’à téléphoner à des inconnus qui ne racontent pas d’histoires.
Certains écrivains s’auto-éditent. Proust s’est publié à compte d’auteur. Aujourd’hui un type comme Nabe s’auto-édite. Ou alors on trouve des éditeurs de troisième zone, ma maison suisse par exemple, qui éditent convenablement mais qui se fichent complètement de la distribution.
Quoi faire ? Pour me consoler, je pense à Lagarce - pour qui j’ai beaucoup de tendresse, son courage, la beauté de sa langue - qui n’a jamais vu ses textes publiés de son vivant. Pour me consoler, je me dis que l’essentiel c’est d’avoir envie, envie d’écrire, envie d’aimer. Envie de contempler la langue française comme on regarde la mer. Et puis il y a des rencontres miraculeuses, tes livres par exemple qui s’impriment en moi, ce brave gendarme de Nice, au corps musculeux tatoué jusqu’aux yeux (j’ai vu ses photos sur FB) qui  clame sa passion pour mes livres. Il y a Guy Dupré qui, autour d’un verre de Porto, m’enjoint d’écrire.
Tout cela pour te dire qu’il ne faut pas pleurer mais continuer à se tenir droit, à vouloir la vérité, à persévérer dans la probité des affects, la sincérité des émotions, et les restituer du mieux qu’on peut sous forme de mots dans leur pureté originelle. 

dimanche 3 mai 2020

Labo Picasso

Le besoin de croire, l’envie de guérir, d’en finir avec l’étrange guerre, déportent l’espoir vers les laboratoires. Les médecins sonnent le tocsin. Les machines qui réaniment se lassent des hommes à moitié requinqués, les laissent debout dans l’ignorance des séquelles d’hôpital.
Une certaine science dément les médicaments, nie les thérapeutiques heuristiques. Le virus qui fait tousser réveille la recherche des laboratoires. La pratique grégaire d’une deuxième guerre, celle de la matière grise, s’amorce dans une imprécise durée. Le devoir de vaccin est un droit du citoyen.
Le mouvement moutonnier de l’investigation interroge les conditions de la vérité. L’obligation politique de trouver distord la réflexion scientifique, fixe d’autorité un but à la liberté, assigne une finalité à la nouveauté.
Ce fonctionnariat de la découverte tourne résolument le dos à l’élan vital, au jaillissement de la création. Les laboratoires sont mimétiques, à la manière des traders des marchés de matières premières.
Pablo Picasso évente un secret de cuisine quand il révèle à un magazine soviétique : « Je ne cherche pas, je trouve » (Lettre sur l’art, revue Ogoniok, 16 mai 1926). Le labo Picasso sait de toute éternité qu’il est sot d’obscurcir sa vision d’une quelconque hypothèse. Le chercheur s’interdit de trouver, à vouloir suivre un préjugé.
Le trouveur, qui est aussi un trouvère, un amateur de poésie, n’est jamais qu’un observateur de néant, un familier du vide, une sorte d’idiot libéré du mot d’ordre, un genre d’innocent qui voit – ou qui sait regarder – la singularité d’une nouveauté, la naissance d’un événement pour la première fois.
Je crains que l’internationale recherche d’un vaccin ne s’autorise que de l’imitation concurrentielle d’une même raison formatée, qu’elle n’accomplisse sa mission, n’exécute sa figure imposée, qu’avec des yeux de plomb.   

vendredi 1 mai 2020

Vitez

C’était hier. Antoine Vitez est mort le 30 avril 1990. Trente ans. La force de l’âge.

« Aujourd’hui Vitez. Mort française. Beau visage blanchi par la mélancolie et la fièvre, la glace et l’audace. Vitez aussi, n’appartint à personne, élégant pour l’exemple – les enfants qui regardent -, mais à la chevalerie du communisme et du partage de midi.
Homme à  sourire morose, homme d’émoi, homme de foi, d’autrefois. « Il faut oser penser ». Au Français, il administra par correction, destina la beauté, aujourd’hui et sans faute, aux derniers descendants du peuple : les hommes de souche, beur, blanc, rouge, noir et jaune.
De Gaulle et Vitez, deux visages et des actes, une parole poétique, caractères de théâtre, caractères d’imprimerie : ils tracent des capitales sur le parvis des cathédrales. »

« C’est encore loin de Gaulle » ? (Editions du Bon Albert, 2002, page 43)

Je suis fier de ma guerre

Déjà vieux, je me regarde combattre, scrogneugneu de troisième ligne. Je me séquestre du mieux que je peux. Chaque heure de retranchement est une vie sauvée, un Lazare ressuscité, échappé de son brancard.
Je me décerne un satisfecit de taulard exemplaire, m’attribue l’accessit de bravoure. J’épargne des vies dans mon réduit de souris. Je trinque la nuit aux pertes ennemies.
Gosse des trente glorieuses, la guerre n’était pour moi qu’un racontar de grand Charles, qu’un spectacle d’archives poussiéreuses. J’ai fait la mienne avec zèle, sans masque ni ostentation, à la maison.
A défaut de gueule cassée, j’ai la tête abîmée d’exiguïté, le sentiment d’une étroitesse qui annexe les esprits. J’ai les jambes fracassées d’immobilité. Je suis un tas d’habitat. J’ai sécurisé tous les recoins de mon terrier. Je me suis fait prisonnier.
Mais je m’échine, j’épie l’ennemi dans mon coma, j’observe la calamité de Chine, je me plie à la consigne de repli. Après les hostilités, il faudra tondre Raoult, l’exécuter pour félonie, intelligence avec l’ennemi. Après les hostilités, je serai décoré, j’arborerai la médaille du meilleur déserteur. Je serai fier de ma guerre, honoré d’être traité en grand guerrier. J’aurai donné mon temps, sauvé tant d’innocent