On se construit à coups de mains
tendues et de paroles données. J’ai serré celle de Serres. Je me suis nourri de
sa pensée libre. A vingt ans et des poussières, l’avenir se projette dans le
regard de ses maîtres. On se confectionne des bouts de vérité. Avec des visages
de fortune, on rafistole les blessures de jeunesse. J’ai poussé la porte, j’ai
passé la tête. Michel Serres éblouissait une poignée d’étudiants derrière trois
rangées de pupitres écaillés. J’ignorais alors que le savoir était une joie.
J’appris que la philosophie était un pacte avec l’aurore. J’envisageais enfin
l’exercice de la raison comme un terrain de jeu sans tricherie, une activité
sans vilenie. Je me suis installé aux premières loges. J’ai vu du pays. J’ai
erré dans les parages de la science, des belles lettres et des arts. En quelque
sorte, Serres multipliait les pains de la connaissance. Cet ami de longue
compagnie oeuvrait hors des sentiers de guerre. Il nous enseignait la paix et
l’art d’inventer. Addicted. Nous
étions adonnés, dans nos savoirs dépareillés, au dit de Serres. Au point de le
mimer, d’entendre sa voix sous les voyelles d’un vent voyou.
Serres s’intéresse à l’état
naissant des choses. A l’embryologie plus qu’à l’ontologie. A la jeunesse plus
qu’à l’histoire. Jouvences sur Jules
Verne. La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Genèse.
Détachement. Les origines de la géométrie. Nouvelles du monde. Hominescence,
L’Incandescent, Rameaux. Ces titres d’ouvrages sont des pierres blanches,
des invariants rieurs dans sa zigzagante randonnée du donné et ses luxueux
embrouillaminis. Michel Serres aime l’imbroglio primitif des formes neuves. Le
philosophe célèbre toutes les Sophie du monde. Toutes les belles noiseuses
s’appellent Aphrodite. Elles jaillissent des eaux et des pinceaux. Deleuze et
Serres, « amis de vieillesse », ont échangé leurs fins concepts comme
des passes croisées de rugby : noise
et devenir.
Serres court le monde. Il s’instruit.
Il éprouve son corps. Il durcit ses textes. Il écrit sous la dictée de ses
premières cordées. Il sait qu’un faux mouvement, qu’un seul froissement trop
sonore suffit à escamoter le monde. La nature se sauve. Il ne faut pas
réveiller les démons. Question de vie.
Petit matin : le tremblé de
l’aurore comme un noir repentir. Serres est un cueilleur enthousiasmé de
connaissances court-circuitées. Il mêle la sainte rigueur et le divin caprice.
L’aurore parle au corps. Elle nous délivre du noir désir. On se lève d’un bond
comme le jour debout. Nos deux genèses se conjuguent à cœur joie.
En faire un portrait. Mais il
bouge tout le temps. Il est du genre pas tenable. C’est un loup errant qui se
métamorphose, à mesure du récit, sous nos yeux d’étudiant. A force d’attention,
il troue la représentation. Il varie les identités. Mes doigts échouent à
tracer les contours. Il s’échappe du cadre. Il est infiniment divers. Serres
est fidèle à la liberté. Fidèle au mouvement d’aile. Au commencement est la
joie. Au commencement est le chant, le chant de Chantal, dans La Joie de Bernanos.
Garonne. Famille, travail,
prière. Roman-fleuve. A suivre le cours de ses tourments, on se donne au plus
offrant, on se jette dans l’océan. D’instinct, Serres va vers la mer. Il avance
sur le chemin tracé d’enfance. Mais la mer de la terre se voile d’horizon
militaire. La mer se perd avec les bateaux de guerre. Serres veut la paix. Il
veut la mer. Il veut cette joie sauvage. C’est un homme à la mer que sauve la
philosophie.
« Ne te détourne pas de la
splendeur des choses ». C’est un murmure de vieux pape derrière le carreau
léger d’une journée romaine.
J’ai la tête qui trébuche, qui
hoche vers Mandiargues, qui s’abandonne à Chardonne. Avec ce goût de voyelles
sur la langue, je m’interroge sur ma capacité. Je ne suis, à dire vrai, pas
très capable. Bref, je me rapetisse sur mon bic, entre deux frêles épaules de
lecteur amateur. J’écris sur Serres. Je n’en mène pas large outre mesure.
J’écris sur Serres, la nuque mal obéissante. Je me souviens des propos sévères
de Serres sur l’histoire. C’est un champ de connaissances qui s’interdit la
vérité. L’histoire est travail de moine copiste. L’historien fabrique des faits
qui sont des contes de fée. Il est d’entrée de jeu chassé du paradis de l’invention.
L’histoire ne trouve pas. Car rien ne s’y trouve, hors la ronde enchaînée des
signes, sans nul écho des choses.
Après le travail, la volupté.
Puis le travail. La prière, les doigts mêlés, la joie d’été. Prendre le temps,
ne pas le rendre. J’ai senti chez Serres un élan vaillant vers des savoirs qui
rassasient, l’urgence d’aller cueillir la beauté du monde, l’impérieuse
nécessité d’éprouver la première fraîcheur de l’aube.
Comme dirait Céline, ça a
commencé comme ça. A peu près. Ecrire : pas de danse du son et du sens.
C’était l’époque de l’université post-dolipompiste. Les étudiants s’égaraient
avec l’insistance du bon sens et la persévérance du préjugé. Tout se passait
comme si l’addition des mathématiques et des lettres donnait de l’économie, un
peu comme si du rouge, mélangé à de l’or, sortait le méchant orange du peintre
du dimanche.
A cet instant, Serres trancha
dans la grisaille avaricieuse. Il proposait sa prodigalité intellectuelle.
Cette belle tête bien faite nous communiquait le sentiment du large, sans pour
autant négliger la noblesse d’artisanat, la poésie précise d’un « métier
de pointe ».
Michel Serres met le bleu du ciel
dans son travail. Il vénère les entreprises concises. Il aime la sobriété d’une
démonstration de théorème. Il tient la raison mathématique comme modèle
d’élégance. Elle lui apprend les belles manières. C’est la source d’un style
qui déplie en rigueur le sens des grands textes littéraires. La science exacte
ne souffre aucun rafistolage, dissuade la menterie ordinaire, ne se plaît qu’au
grand air de la vérité. Serres introduit la parure de raison pure dans ces
blocs de ruse, à mots roués, que sont les vieilles humanités.
A fier niveau, Serres endossa le
maillot d’un flanker à la Rupert. Enfant de la balle ovale. Vieux, l’un et
l’autre, avec Pierre et sa jolie jeune fille, nous étions quatre gredins de
gradins, au spectacle du Parc des Princes. Avant nous, Staël jeta ses couleurs,
ses cris de joie sur les joueurs. Il entoila les Footballeurs. On règle sa
mémoire à la hauteur. Serres voit d’avance le déhanchement de Berbizier. Il
nous précède dans la lecture du jeu. L’intelligence est une vitesse de geste.
Le rugby exhibe ses vertiges
sacrificiels. La victime, sous la mêlée, est talonnée au pied. Le casse-pipe
galvanise la foule. Or Serres décela, au premier coup d’œil, la nouveauté de
l’hypothèse de Girard.
Au téléphone, je bredouille un
mot de félicitations. Je sens un agacement distant. J’interroge le philosophe
sur les conditions de sa victoire Quai de Conti et la reddition des vaincus.
J’imagine même l’esquisse d’un mépris. Serres fait silence, corrige mon
ignorance. Je n’ai rien compris. Depuis Mathusalem, Serres professe la
délivrance du mal de concurrence, des duels de bouts de chandelle, des luttes
de bêtes en rut, des guéguerres entre frères. Ma question du score est une
rougissure de honte, imprimée sur mon corps. J’ai zéro et je suis penaud.
Quand on ne sait plus regarder,
on s’agite dans l’abstrait, on bariole à coups d’épée, on lacère la toile avec
méchanceté. On a perdu le secret de la juste attention. On se débat seul avec
ses démons. Voltigeur sur la pelouse, Serres virevolte au plus près des choses
de la géographie. Il tisse une philosophie des interstices. Il sollicite la
beauté du métis et le caprice des circonstances. Il pratique à l’envi la
liberté du converti. Partir du corps. Patior,
ergo sum. Ressentir la passion. Eprouver les vibrations de l’océan.
« Il est vrai qu’on naît d’une femme et qu’on aime une femme, jusqu’à
mourir d’erreur ou jusqu’à mourir d’elles, et qu’on voudrait, à perte d’espoir,
que la raison dise si ce pathétique a un sens ».
A nouveau, le corps à l’aurore.
Obéir au « lève-toi et marche » des premières lueurs. Voici la
naissance du petit matin dans un fracas de lumières muettes, dans la douleur
sans pitié du rougeoiement solaire. C’est l’heure où je cause aux nuages. A
errer dans les grandes largeurs, Serres fait rêver avec du réel, s’adjoint la
compagnie de Verne et d’Hergé. La multiplicité écartèle la raison, à deux
doigts d’y sombrer. Le savoir renaît d’être égaré. La science compose avec
l’innocente radicalité d’un moment d’égarement.
Au début de l’oeuvre, se déploie
la savante série des Hermès. Le troisième des fiers volumes est dédié à la
Terre. Leibniz est d’emblée convoqué : « Je préfère écouter des
Leeuwenhoek qui me disent ce qu’ils voient que des philosophes qui me disent ce
qu’ils pensent ». Serres apprécie ces gens de bon sens pas très commun,
taraudés par la question du monde. Il raille au contraire le manque de science,
donc de métier, des philosophes d’appartement et des penseurs d’intérieur.
Sur les margelles du réel, Serres
coudoie les travailleurs de la preuve. Il ne décline aucune invitation au
voyage. Il interroge en route les lavandières et les racontars de bonne femme.
Rimbaud nomme « psaumes d’actualité », le long rire des idiots. Dans
ses cahiers de prison, Céline ferme la parenthèse : « Les discours
m’assomment, les danseuses m’ensorcellent ». L’érudition de Serres est
striée de récits de vagabonds. La science voit mal l’immonde, voit mal que la
pierre jetée sur le premier cadavre voile d’une poussière millénaire l’histoire
meurtrière des hommes.
Les artistes savent écrire ces
silences. Fixer les sauvages incartades. Au loin, la Salute et le Palazzo
Ducale s’embrouillent dans d’élégantes italiques. Par ici, les hommes cessent
de battre des bras. Leur pas est millimétré, chiche, comme en reste de besogne.
La porte grimacée s’est refermée sur son chapeau. San Giorgio degli Schiavone :
les tableaux de Vittore Carpaccio sont disposés comme des violons dans leur
boîte miel. Les yeux se dispersent sur neuf toiles circulaires. Serres annonce
la couleur : « Riez avant que de pleurer. Georges n’a pas détruit le
dragon ». Le saint ne lutte pas vraiment contre la bête. Les duels à
posture symétrique ne sont qu’empoignades de théâtre. La querelle masque le
réel. Ce sujet-là, le vrai, gît dessous, en deçà du bien et du mal,
distraitement piétiné, sous les pieds complices des farceurs de tréteaux. Esthétiques sur Carpaccio est un manuel
d’anthropologie, rédigé au plus précis, qu’on classe par étourderie parmi les
vieux grimoires d’histoire de l’art.
Passer entre les gouttes de
fiel : voilà le chemin de traverse de Michel. Il s’expose au parti pris
des choses. Le réel enivre bien au-delà des voyelles. Serres s’émerveille des
beautés d’Homère. Il se désaltère au « sourire innombrable » de la
mer. Il mêle poème et théorème, fractalité et fatalité. Il se vêt de la peau
des eaux, à striures de serpent. Le silence du corps est d’or. Le philosophe
athlète édicte un précepte : « La tête répète, le corps
invente ». La nouveauté est tatouée d’errances mémorielles. Elle claque au
vent de l’éventuel. Texte, musique, silence. Cadences et décadences. Toujours
moins de sens, toujours moins de son. Le corps introduit à la variété des
silences, compose un bouquet de mondes muets, accomplit le règne des
sensibilités. Le corps comprend ce que la tête prend, happe, apprend. Le geste
d’éthologie se rit du mot d’ordre et du signal sonore. Il jouit d’une liberté
insensée. Il s’aventure dans l’impensé. Avec les mains, il trouve la manière.
Le corps est un auteur qui travaille la matière. Le corps engendre un corps,
génère l’imaginaire. Rien d’inventé ne lui est étranger.
Le corps est un fragment de
météore. Je me souviens d’Alain Cuny. Place de la Sorbonne. L’ami des poésies
croisait la classe de philosophie. C’était samedi, jour de Serres. Le tragédien
ne récitait rien : il était désoeuvré dans son for intérieur d’avant
l’heure. Il faisait les cent pas.
Je me souviens d’un corps droit,
de la force du grand âge dans sa figure de croisé. Autour de la fontaine, sur
l’esplanade blanche, il patientait en silence, regard haut dans l’amitié des
ciels bleus. Il chuchotait le bénédicité des âmes brûlées. A cette heure
précoce, le Quartier latin sommeillait encore, quasi désert. Alain Cuny, vêtu
de toile couleur des sables, apparaissait tel un chêne, enraciné à la terrasse
d’un café d’étudiants. Son masque de marbre, de messire médiéval, signifiait
quelque chose comme un désir tacite ou un élan coupé. Il carrait dans son corps
la beauté des poésies orphelines.
Vint l’heure du maître à crinière
blanche et langue de soleil. Alain Cuny prit sa place sur les gradins de
l’amphithéâtre Lefebvre. Devant, il toisait l’enseignant comme un fol enfant
sage, à joues rouges intérieures. Il mesurait d’un droit regard la virtuosité
intellectuelle, l’esprit délié d’un penseur à la française, taillé comme lui
dans le roc de la littérature. Alain Cuny appréciait le travail à main d’homme
et la lumière des peintres, le style et Nicolas de Staël.
Le cours s’achevait sans qu’Alain
Cuny n’exprimât quoi que ce soit d’autre qu’une magistrale présence. Il
n’interrogerait pas le philosophe admiré.
Le rideau est tombé sur la
Sorbonne : le grand interprète de Claudel s’est levé humblement. Il s’est
décoiffé. C’était samedi, jour de Serres. On était vivifié. On était requinqué
pour l’hiver. Les petits sourds disaient merci. Nous étions mendiants. Nous
nous abreuvions au plus offrant.
Corpus fleuve. Grand récit de
moderne chevalerie qui charrie troubadours, paysannerie, moines et laborantins,
hommes de science et de sensation. Exit les tueries. A la recherche de la belle
étrangère, de l’inconnue mathématique. On croise les doigts, les mots, les voix.
Serres est entier. Il est entier dans ses audaces de pensée. Sous la
broussaille ébouriffée de ses blancs sourcils. Orpailleur. Chercheur de paix.
Trouveur des accordailles, du lieu irénique des saintes trouvailles. Serres
fait du corps éprouvé un corps enseignant. Nous sommes des bavards à corps
buvard.
« Séduire : conduire ailleurs ». On le suit
comme un guide d’extérieur. C’est un penseur par essai/errance, un rescapé des
singularités. Il se libère des lois répétitives. Il s’affranchit des simagrées d’hospitalité
pour se colleter aux étrangetés, aux objets sans collier, aux curiosités sans
identité.
Serres cherche la loi des
accidents, la règle des circonstances, la norme des énormités. Il s’enchante du
« périlleux enchaînement des choses » (Michelangelo Antonioni), du
déroulé des effets qui paraissent hors de cause, des lignes brisées de la
destinée. L’anodin commande au destin. La chiquenaude précipite le
commencement. La pichenette dévie le début de son but. Le détail de l’histoire
fait dérailler l’avenir. L’infime du récit pulvérise ses chapitres préécrits.
Le zéro des mathématiques chahute les vieux concepts. Au voisinage d’une
certaine nullité, la cause éperonne l’effet, emballe les déterminismes, imprime
aux choses le galop de l’événement, l’accéléré de la nouveauté. C’est la vertu
dynamique de la retenue, l’élan créateur de la pudeur, au plus près de
l’absence. Dieu caché.
Salle Cavaillès, Serres lit les
mots de Rousseau. De l’origine des
langues. Je ressens la même intensité fiévreuse qu’en classe de onzième. La
leçon de lecture badigeonne la mémoire d’une impérissable nostalgie. C’est un
jardin fleuri qui s’est perdu aussi vite qu’un paradis en Mésopotamie. Serres
lit des lignes de Musil. Un certain ébranlement des choses, la fugitive perception
du devenir, l’émotion d’une promesse, le sentiment inexorable d’un work in progress s’élèvent à hauteur de
philosophie, s’échappent de la juste musicalité des textes dits. Rousseau,
comme un silence froissé dans nos cahiers. Rousseau, sommet inégalé de la
majesté du français. Vient Diderot, Sophie, d’autres mots. Paris, 10 juin 1759.
« J’écris sans voir… Je continue de vous parler, sans savoir si je forme
des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime ».
La Sorbonne court-circuite l’école
primaire dans le respect recueilli des beaux récits. Salle Cavaillès,
l’instituteur accomplit des prouesses, désaltère la jeunesse, revigore une
poignée de jeunes gens, lui insuffle l’allégresse du partage des grands textes.
Le tableau noir de Serres est un vaste domino
blanc, un champ de lectures sans ratures, riche de ses multiplicités
rapiécées. Le génie des métamorphoses s’apparente à la genèse des choses.
L’enseignant fait les présentations : on fait connaissance, on s’instruit
pour la vie.
C’est samedi après-midi. Serres
nous exhorte à le suivre. A l’Unesco, ou peut-être à l’Ocde, le mathématicien
Benoît Mandelbrot expose sa théorie des objets fractals. Nous illustrons notre
cahier du matin d’une démonstration de première main. Serres est derrière. Dans
notre dos, on l’entend chahuter : « Il a une vraie tête de
savant ! ». D’autres grandes figures de la science jalonnent le
vagabondage odysséen de Serres. Il invite au passage Arnold Kaufmann et ses
sous-ensembles flous, René Thom et sa théorie des catastrophes. Je l’imagine
travailler sur la géométrie non-commutative d’Alain Connes.
A considérer l’œuvre magistrale,
à me remémorer la silhouette et les gestes, à ressusciter la voix derrière le bustrophedon des pages, je me figure
parfois Michel Serres sous la forme gracieuse et méridionale de l’olivier,
mélange de finesse et de robustesse. Ce diable de philosophe produit des rameaux : ce sont ses mots à lui.
Dans la lumière des premiers matins, les feuilles de travail de Serres luisent
du chatoiement luxueux des couleurs entre elles. J’ouvre Matinales, ce recueil de Chardonne. Il est préfacé par
Malherbe : « Tout le plaisir des jours est en leurs matinées ».
A vingt ans et des poussières, j’ai appris de Serres qu’on ne se lève qu’aux
aurores, que la beauté exige qu’on se redresse et qu’on se taise. Les livres de
Serres se mêlent ainsi comme des prières d’aujourd’hui que la raison psalmodie.
J’ai consigné des notes au crayon
dans des cahiers de brouillon. Je crois que je ne sais plus les lire. J’ai fixé
alors des bribes de pensée comme on épingle les ailes d’un papillon. J’ai
griffonné des mots mal dessinés. J’ai reproduit des phrases entières, par peur
de manquer, pour avoir du pain d’avance, pour me cramponner à ces instants sans
désenchantement. Je feuillette ces pages à gros carreaux, à la recherche d’une
jeunesse, comme on repart à zéro. Serres a gonflé la voile : mes poumons
sont restés à quai. Je mesure aujourd’hui l’étendue de ma paresse. J’ai fait de
la philosophie comme on se hasarde à la magie. J’ai engrangé ces signes
extérieurs de richesse conceptuelle, j’ai pratiqué des années cet absurde
rituel de copiste imprécis. J’assistais à des expériences de laboratoire. J’en
reproduisais les formules d’alchimie. Faute de les avoir travaillé, les idées
de Serres se sont desséchées dans mes petits musées en papier.
Pourtant, les ouvrages de Michel
s’annonçaient les uns les autres, plusieurs à la fois, en bouquet anticipé.
J’essayais de me corriger, d’entraîner ma tête à savoir lire un texte, de
l’accoutumer aux efforts de raison. J’ai raté les lueurs de l’aube, l’éclaircie
du Grand Récit. La philosophie ne
repasse pas les plats. On est frivole à ne considérer la vie que sous l’angle
d’une gabegie.
La paresse est un mot qui
surprend chez Serres. Au commencement de L’Interférence,
il confesse ce délicieux penchant d’appartenance ethnique : « Ci-gît un
livre maintes fois défunt…Le voici pourtant, non retaillé, tout de guingois, un
peu barbouillé en l’état : pas un iota n’en est changé, non par
satisfaction, mais par cette paresse
qui est le trésor inaliénable des méridionaux ».
Serres s’astreint à une
discipline toute bénédictine, travaille d’arrache-pied, étudie les moindres
détails, vérifie les recoins et bas-côtés, appareille au plus loin, sans pour
autant trahir ce fond de gracieuse nonchalance, ce doux étirement d’une pensée
vaguement ensommeillée, sans pour autant renier le subtil désoeuvrement de
l’insoucieuse paresse. Cette trace de coquetterie ébauche sans doute un chemin
de vérité où l’allégresse de Serres se conquiert sur les décombres de la
vieille paresse. La joie de l’œuvre jaillit d’un tel renoncement consenti.
J’imagine que Serres revendiquerait quand même des restes de la pépite méridionale comme une singularité
locale, un dernier espace de paix, le royaume intime d’une véritable innocence.
« Le savoir naît
heureux ». Serres apostrophe le gouvernement de la mort, la Thanatocratie. « Vous n’avez jamais
vraiment cru au savoir que pour des grades, des décors, des situations
imbéciles ». « Vous n’avez jamais aimé que la maigreur, la torsion,
la torture, la comparaison et l’agonie de l’autre ». Car l’œuvre fastueuse
de Serres nous libère de la délectation morose, des mélancolies infécondes, des
stériles pathologies. Elle se rit de la prétendue créativité des pâles
morbidités. Elle se rue hors des geôles de veule réactivité, loin des femmes
tondues et des chienneries ordinaires.
Serres s’évade du grand vide. Il
l’a échappé belle. Il court les sentiers d’incorrigible beauté et les couloirs
du Louvre. Il se décoiffe devant La Tour. Ailleurs il saluera Balthus. Il
cueille au petit bonheur les fruits de la réjouissance. Il invente en
philosophie la meilleure manière de marcher, de parcourir à l’envi l’espace de
la géographie: à l’estime, entre orient et couchant, réel et rationnel. Il
prend ses crayons par la taille et dessine dans les marges un tracé zigzagué
d’exacte fantaisie.
C’est une aventure à courir, à
pleine nature et mille ratures. C’est une promenade de santé. A ses risques et
périls. A la lettre, une promenade de sainteté. « L’homme ne va que devant
lui, et il faut qu’il s’arrête » (Paul Claudel, Tête d’or).