Dancing de la
marquise est dédié « aux sept lecteurs ». Pourquoi ?
Qui sont-ils ?
J’ai
dénombré sept lecteurs fidèles, mes grognards littéraires, mes soutiens de
l’aube, mes amis du premier matin. La mythologie grecque chiffre à neuf les
Muses, à trois les Grâces. Le nombre de mes partisans se situe entre celui des
Muses et des Grâces.
Le
premier parmi eux se prénomme John. C’était un Américain de Manhattan, prof d’anglais
à Paris. Il m’adressa une carte postale de Notre-Dame, griffonna dessus qu’il
fallait que j’écrive. John est mort du cancer.
J’ai
poussé la porte, j’ai passé la tête. Michel éblouissait une poignée d’étudiants
derrière trois rangées de pupitres écaillés. J’ignorais alors que le savoir
était une joie. J’appris que la philosophie était un pacte avec l’aurore.
Michel fut mon deuxième lecteur. Michel est mort académicien, poète,
philosophe, marin pour la vie.
Le
troisième s’appelle Pierre. Nous fîmes nos classes rue de Varenne, sous Barre,
nous rédigeâmes ensemble un pamphlet contre l’arbitraire bureaucratique, Le cloaque infernal. Erudit du cinéma,
passionné par les films de Méliès, Pierre défendit mordicus Une fille à lèvres d’orange, un texte de
moi, moitié scénario, moitié littéraire. Pierre est mort du sida.
Puis
vint Grégoire, l’initiateur de Matulu,
gazette littéraire emblématique du milieu des années quatre-vingt. Il croyait
fort à La plus belle fille du monde,
livre composite, recueils de mes textes préférés. Grégoire s’est pendu. L’un et
l’autre, nous étions chaperonnés par Guy, mon cinquième lecteur, l’auteur des Fiancées sont froides, splendide roman
loué par Gracq. Il m’interrogeait de manière lancinante :
« Christian, pourquoi est-ce que vous ne publiez pas ? ». Guy
est mort, il y a peu, dans une indifférence à peine polie.
Le
sixième est célèbre, officie rue Sébastien-Bottin. Philippe me téléphona vingt
quatre heures après le dépôt du manuscrit « C’est encore loin de
Gaulle ? ». Il le destinait à L’Infini,
à la collection blanche. J’en
corrigeai les épreuves. Et puis, plus rien. Philippe est vieux désormais.
Le
septième lecteur est une lectrice. Elle s’appelle Nicole. Elle est agrégée
d’italien. Elle aime Bosco, Giono à la folie, relit Proust, le soir à la
veillée. Elle accueillit mon grand Charles éconduit, à bras ouverts, sans
condition préalable. Elle lui offrit un toit. Elle édita ce premier livre, au
format difficile d’un bulletin paroissial. Aujourd’hui je suis fier de porter
les couleurs de sa maison, de figurer au catalogue du Bon Albert. Car, chez
Nicole, j’aime une élégance littéraire, une sensibilité, une qualité de goût,
l’intransigeance d’artisan.
John,
Michel, Pierre, Grégoire, Guy, Philippe et Nicole sont des rencontres
décisives, disons providentielles, fatales, je crois. A leur endroit, j’ai un
devoir d’écriture. Il m’appartient de ne pas les trahir, il m’incombe d’écrire
du mieux que je sais. Ils me regardent. Autrement dit, les sept lecteurs sont les
amis de longue date dont je suis l’obligé.
Et Dancing de la marquise, c’est un livre
sur quoi ?
C’est
le livre du huitième lecteur. Dossard 8. Ou peut-être l’ouvrage du numéro zéro,
celui du lecteur zéro comme on parle d’un « patient zéro », celui par
qui la maladie se transmet. Les sept lecteurs, je les ai contaminés.
Dancing de la marquise, comme mes
précédents livres, hormis Fred, et
encore ça se discute, ne raconte rien, ne s’y risque pas. Pas d’histoire. C’est
un autoportrait comme on dit en peinture. Les contours, les dessins, les aplats
de peinture, les couleurs ici sont des goûts et des dégoûts. Ils sont évoqués
de manière zigzaguée comme une mouche voltige sur le carreau d’une vitre.
Mes
autoportraits sont toujours des ratures, des trognes à refaire. C’est pourquoi Dancing de la marquise est la reprise de
La cicatrice du brave, de L’amitié de mes genoux. Je tente à
nouveau d’écrire mon visage. Et je rate. C’est une fatalité, l’enseignement
majeur d’artistes comme Alberto Giacometti, Francis Bacon ou Lucian Freud.
Car
un livre n’est jamais fini. Il déteint sur le bouquin d’après, le livre qui
vient. Le livre qui s’écrit est encore taché des mots, virgules et phrases du
manuscrit précédent. Les frontières sont des chimères, les paysages littéraires
sont ouverts. Le livre est un perpétuel, un lancinant recommencement, un
portrait raté, raturé pour l’éternité.
Bien
sûr, il n’y a ni dancing ni marquise. Quand même ! Je veille à une
certaine tenue. En revanche, Anna Karina est bel et bien là, présente, boudeuse
sur la plage, sous le soleil exactement. Le titre du livre, c’est sa couleur,
une certaine lumière, l’accord d’un corps avec le sable littéraire, l’acquiescement
éphémère avec l’aventure d’une écriture. Il fait référence à Godard, à Pierrot le fou, quand Marianne quitte
Ferdinand pour s’échapper, chanter, danser au dancing de la marquise.
Vos
projets d’écriture, quels sont-ils ?
Les projets qui ne sont peut-être que des
velléités se télescopent désormais. J’ai commencé « le livre de ma
mère ». J’ai songé bien sûr à Albert Cohen, à l’instant d’envisager une suite à Fred. Dans la fièvre, j’ai écrit une trentaine de pages brèves. Le
soleil de l’été a interrompu le flux du récit. J’interprète la suspension de la
fiction comme un châtiment, comme une
faute professionnelle sanctionnée par une mise à pied. Tita Missa Est est un livre en rade,
mais nullement abandonné. C’est un ouvrage rebelle, difficile à dompter.
Me
taraude un autre désir, ancré dans mes immédiats tourments d’encre. C’est un
petit livre des moments d’amitié partagés avec le philosophe Michel Serres. Je
l’appellerai L’heure heureuse. Ce
projet rivalise avec mes lentes et délicieuses lectures de Proust, à l’exquise
séquestration d’Albertine dans La
Prisonnière. Je veux écrire la vie d’Albertine Simonet. Une vie romancée
d’un personnage de roman: Albertine.
Et
puis, l’Italie. J’ai griffonné mes impressions d’Italie sur une douzaine de
carnets en moleskine noire. Il faut que j’ôte les élastiques et que je me
plonge dans un tas de phrases rédigées à la diable. Il faut que je prenne ces
innombrables pages de soleil par la taille, que je les sculpte patiemment. J’intitulerai
l’ensemble La soie du soir ou Voyou, voyelle. Je n’ai pas décidé. C’est
un travail de décembre, un bonheur d’hiver, de grand froid nordique, un songe
de paradis qui a fui.
La clownerie des lundis est un livre
final sur les émotions de la vie professionnelle, les sensations à l’écart des ciels. Il sera parrainé par
Flaubert. « Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction
abrutit » (lettre à Maupassant, janvier 1879). La clownerie des lundis
s’attachera au volet crétinerie : « la fonction abrutit ».
Comment
écrivez-vous ?
J’écris
comme jadis je chassais. Je pratique l’écriture à l’affût. Je guette la bête.
J’attends. « Le roi vient quand il veut » dit justement Pierre Michon.
N’existe que le passé, précisément parce qu’il est le seul mode du temps à
avoir été, à savoir ce que c’est d’être. Or le passé engrange les émotions d’un
présent qui s’est volatilisé. Elles sont imprimées dans le corps qui est une
sorte de conservatoire des sensations, le musée des choses immatérielles,
sauvées du présent. Le projet d’un livre se borne à déchiffrer les hiéroglyphes
du corps, à traduire le tumulte des impressions en une suite de mots assez
délicats pour ne pas les dénaturer.
Mais
la vérité du style nécessite un luxe absolu. Plus que de paix ou de solitude,
j’ai besoin d’insouciance, je ressens le besoin des plages brèves de l’enfance.
Dancing de la marquise est en vente
chez 5 Sens Editions à l’adresse
suivante :
Il est
également en vente sur les sites de la
Fnac et Décitre.