jeudi 31 décembre 2020

Mauricette

Retranché dans son fortin varois, Humble 1er barbote dans une pataugeoire. Il reconstruit une estime de soi. Le chef de guerre a été secoué par le virus délétère de Chine. Il peaufine une revanche en catimini. Il parachève une stratégie d’encerclement, d’asphyxie de l’ennemi. Pour ce faire, la vaccination sera le glaive de la nation toute entière. Humble 1er supplie Diafoirus. Il veut remonter sur son cheval. Même Angela, la grosse cavalière, n’en était pas tombée. Mais Diafoirus est un toubib inflexible, insensible aux pressions. Il lui interdit de lancer l’assaut, lui prescrit piscine et les ronds dans l’eau. Les communicants du palais s’impatientent. Ils sont consultés. L’un d’entre eux connaît Mauricette, la soldate de Sevran, rangée des voitures depuis belle lurette, une idéale Jeanne d’Arc d’opérette. Humble 1er la désigne d’office première de cordée. Mauricette se jette à l’eau, lance l’assaut. La transparence exige qu’on placarde son effigie dans les mairies, les pharmacies, les Monoprix. Mauricette est gonflée à bloc. La première vaccinée déclare au journal télévisé, comme une jeune épousée à l’heure du baiser nuptial : « Même pas peur ». La caméra authentifie l’exploit. La seringue enfoncée dans la chair s’apparente à un drapeau tricolore planté en terre hostile. Mauricette nous délivre d’une disette. Le féministe Humble 1er a bien choisi sa reine d’un jour, sa lampiste d’hospice. La vaillance de Mauricette touche le cœur des midinettes, mille fois mieux que le parler en dialecte de Castex. L’effet mimétique de la star de Sevran ne se fait pas attendre. En trois jours, l’attaque éclair de Mauricette a convaincu 138 pékins. Au diable les mots, rien ne vaut l’exemplarité. Des esprits chagrins s’en offusquent. Au palais, on maugrée. On lit et relit le JDD. « Avec Pernaut, premier piqué, on aurait doublé le score. »

jeudi 17 décembre 2020

Théodule Delfraissy

La bestiole caracole, sait d’instinct que l’Elysée est une auberge espagnole. Le virus y circule à son aise comme un espion russe en mission. L’Elysée est ouvert comme le Grand Rex ne l’est pas, comme l’Opéra Garnier ne l’est pas, comme le routier du coin ne l’est pas. Restaurateurs et saltimbanques se produisent dans des clusters sans foi ni loi sanitaire. On met d’autorité les scellés sur l’outil de travail. La loi est bonne fille pour certains, scélérate pour d’autres. Elle ment en même temps. Le président impose la géométrie variable comme science souveraine du quinquennat. Et le comité Théodule Delfraissy dans tout ça ? Il n’est jamais à court de fantaisies. Il laisse faire. Il laisse faire son commanditaire. Le palais présidentiel est un bien essentiel. De deux choses l’une. Ou bien le président n’a mis de masque, n’a pas respecté les gestes barrières élémentaires, ne se lave plus les mains depuis belle lurette. Ou bien c’est le sympathique Jérôme Salomon qui a raison : le masque ne sert à rien. Et ce sont les affreux complotistes qui ont la bonne intuition : les gestes barrières et le lavement des phalanges, c’est du bidon. Bref, quand le chef de guerre est touché en pleine tête, c’est que la stratégie a du plomb dans l’aile. L’ennemi marque des points symboliques. Une ligne Maginot autour du Château ? L’Elysée doit fermer sa boutique de conseillers techniques. Illico presto. L’Elysée doit boucler ses volets sine die. La troisième vague est tapie derrière les sapins, va déferler sans crier gare sur le Château ouvert à toutes grandes marées, ne fera qu’une bouchée des derniers chargés de mission valides. Théodule Delfraissy, roi des téléconférences, sauvera ce qui reste du palais de son prince.

mardi 8 décembre 2020

A défaut d'écho (L'interview)

Quoi dire d’ « A défaut d’écho » ? C’est un livre qui s’est déclaré comme un incendie, sans le vouloir, qui a calciné la routine, au hasard d’un cheminement sur Linkedin. D’un gentil « j’aime » recueilli, suivi d’un commentaire sensible, érudit, à un texte d’hiver, à des mots de moi évoquant une rêverie dans les neiges, procéda une correspondance dans l’urgence, l’échange fatal de deux solitudes. Se produisit une flambée du désir, le rougeoiement d’une imagination, la fièvre d’une passion. « A défaut d’écho » relate cet embrasement, accole des mots sur de violents sentiments. Le livre juxtapose les mails, les offre pêle-mêle à l’étrangère du bout du monde, à la rouquine voisine de Linkedin. Il s’écrit à sens unique. Car les réponses se sont perdues au montage. On en pressent la teneur, on en devine ce qu’elles expriment. Il appartient au lecteur de les restituer, de les inventer. A vrai dire, le récit se situe à la croisée de trois genres littéraires : la lettre d’amour, le journal intime, le monologue de théâtre. Lettre d’amour impossible, bouteille à la mer, bien sûr. Journal intime, littéraire de surcroît, sans doute égotiste. Monologue intérieur, dans le noir d’un regard, qui vainc la peur. Mais il faut ajouter autre chose. « A défaut d’écho » se réclame de l’art de la carte postale. Le livre s’est écrit en juxtaposant des dizaines et des dizaines de photographies de plage, en accolant des petits mots charmants d’un temps de désœuvrement. Le titre du livre ressuscite un bouquin que j’aime bien, de fin de vie de son auteur. En son temps, j’ai admiré « A défaut de génie » de François Nourissier. J’ai voulu ce coudoiement dans l’écriture d’un roman, cette complicité pour dire la beauté du métier, exalter la noblesse artisane. J’ai souhaité que le lecteur se sente bien dans ce style de littérature, s’éprouve bien chaussé dans un soulier, agréablement ressemelé, d’honnête cordonnier. Se souvenir que le premier mot du texte est un mégot d’incendiaire. D’un geste fortuit s’ensuit la fantaisie du récit, s’impose l’obligeante nécessité d’écrire. Que vous a appris ce travail inédit d’écriture ? « A défaut d’écho » est le fruit d’une alphabétisation, le produit littéraire d’une appropriation personnelle des réseaux sociaux. D’une certaine manière, j’ai voulu tester la ressource imaginaire des nouveaux médias numériques. Par le biais du réseau social, Linkedin en l’occurence, mais Facebook aurait fait pareillement l’affaire, j’ai joué le jeu des complicités, des frottements, voire des intimités virtuelles, j’ai expérimenté un mode d’expression nouveau pour moi, avec ses usages un peu dépaysants, ses us et coutumes particuliers. De cette pratique, j’ai tiré le fil littéraire, l’animant, le coloriant des péripéties de ma propre vie. Je me suis plu à une certaine vitesse, à une certaine spontanéité de rédaction. J’ai joué le jeu d’une écriture à la diable, moins tenue, moins boutonnée. « A défaut d’écho » témoigne d’une pareille fraîcheur dans le maniement des mots. C’est une sorte de bluette, une parenthèse guillerette. Un mot encore sur le choix du titre … « A défaut d’écho « ? Le titre s’est imposé. J’ai dit pourquoi. Sauf, qu’à la dernière minute, à l’heure du bon à tirer, j’ai hésité, ma main de scribe a tremblé. Ce livre aurait pu s’intituler « L’Eau du Soir », comme une évidence, celle précisément du parfum de la jolie rouquine de Linkedin. Sur les lèvres, j’avais aussi un autre titre, d’ailleurs évoqué dans le récit : « Entre nous et les lignes ». Mais je suis, je reste toujours fidèle, voire obéissant, au premier mouvement. « A défaut d’écho », c’est un titre allégorique qui désigne une solitude, un cri dans le désert. La forme du roman épistolaire qui l’exprime s’apparente à une bouteille à la mer, à un hurlement dans l’océan. Aucun écho. J’écris des ronds dans l’eau. Vos projets désormais ? J’écris la suite de « Fred ». Je me consacre au « livre de ma mère » qui en est le pendant naturel, nécessaire. C’est une prière qui s’adresse à une mère, les mots sans écho d’un marmot. C’est un travail terrible, un labeur d’une infinie difficulté, mais d’un genre, d’une facture très classique. C’est un roman qui ne transige ni avec la vérité, ni avec la beauté, puisque les deux se décalquent sur une même page. J’y manie le rabot des mots à ma fantaisie. J’y sacralise la phrase. J’y pratique la littérature comme le culte secret des plus hautes ciselures. « Tita Missa Est » sera un texte test, l’ambition de réaliser une prouesse : j’écris un livre que je ne sais pas écrire. C’est pourquoi j’ai peur, fouetté par l’enjeu, je suis dans mes petits souliers. Avec « Tita Missa Est », je rentre à nouveau dans le dur. La phrase est une torture. Je passe des heures sur chacune d’elles. Je reviens à mon écriture d’origine. J’avais fait le mur. « A défaut d’écho » est un livre d’école buissonnière. Votre souhait le plus cher, ce serait quoi ? Mon rêve ? Je réfléchis. Oui, prendre un bout de phrase, la première venue, n’importe laquelle, un peu comme on arracherait une touffe d’herbe ou comme on torderait un fil, comme on sectionnerait un morceau de ferraille. Et d’un détail de la nature, d’une pareille miniature des arts, ou encore d’un petit fragment d’artifice, j’aimerais modeler une forme pure, aussi imprévisible qu’une humeur, aussi indécise qu’un caprice d’écriture. Avec un bout de ficelle, je voudrais inventer une forme qui tienne, créer un ciel qui m’appartienne.

jeudi 3 décembre 2020

A défaut d'écho

Les livres se suivent et ne se ressemblent pas. Mais les péripéties se poursuivent, se précipitent dans la fièvre, écrites d’une même main, l’une des deux miennes. Au mois de décembre, je publie un roman d’amour, le récit d’une passion, « A défaut d’écho », le septième ouvrage de ma composition.

vendredi 20 novembre 2020

Les yeux bandés

Postulat premier : la politique de la santé n’est pas du ressort de l’Europe. Pas de budget pour les corps souffrants. Postulat deuxième : Les miraculeux vaccins sont commandés à l’initiative de l’Union européenne. Pas de budget mais achat groupé. Postulat troisième : La santé transcende les valeurs de la République française. Elle prime sur l’économie. Postulat quatrième : L’économie se situe au cœur de la construction européenne. Elle est privilégiée au détriment de la politique. Les quatre postulats font désordre dans ma tête. Je peine à les articuler. Si l’on ajoute l’esprit de confusion théorisé par Macron (le célèbre « en même temps », un apport majeur à la pensée politique), qui tord le cou au principe de non-contradiction, au tiers exclu, hérité de la logique d’Aristote, on se retrouve complètement égaré, les yeux bandés, comme des enfants dans un jeu de colin-maillard. A vrai dire, je voudrais ôter le masque de mes yeux.

mardi 10 novembre 2020

Un mal essentiel

Quand j’étais petit, j’allais à l’école de ski où la monitrice nous enseignait des rudiments de glisse. Dans mon oreille aujourd’hui, retentit l’énoncé en trois parties d’une vérité à appliquer pour vivre en sécurité : tester, tracer, isoler. J’y vois une continuité avec le lancinant « planté, flexion, extension » des instructeurs de christania. Le virus ressuscite mes souvenirs de poudreuse. Sauf que si j’ai appris à virer sans dommage dans la neige, j’hésite à croire que du virus je suis désormais protégé. Quand j’étais petit, l’institutrice m’apprit à lire des livres essentiels pour ma survie intellectuelle. Or, j’observe tous les jours des gens glorieux ou des gens de peu que la télévision interroge chez eux dans un décor semblable où trônent les mêmes compagnons de vie intérieure. Une figure de parleur est entourée d’étagères bien visibles, bourrées à crac de maux (mots) essentiels, c’est-à-dire de biens non essentiels. L’interrogé se plaît à portée de main de ses livres reliés. Il ne parle son blabla qu’en présence de ses avocats. Pourquoi diable, dans une république si belle, cherche-t-il un ciel dans des biens non essentiels ?

mercredi 4 novembre 2020

C'est encore loin de Gaulle ?

Nos rois s'estompent dans nos mémoires. Au premier coup de froid, leur gloire se mue en terminus dérisoire. De Gaulle échappe aux attentats. Je me souviens d'une photographie de De Gaulle, à son bureau, les yeux dans le vide. De Gaulle voisine avec les vertiges. A l'heure des nouvelles du soir, de Gaulle s'extrait de son travail, ferme l'électricité, laisse craquer dans son sillage le parquet de l'Elysée. Il observe l'humanité dans les yeux d'un vulgaire téléviseur. Il connaît la loi du pouvoir sur le bout des doigts. Il contemple la France. Il songe à La Prisonnière, le cinquième des sept volumes du grand oeuvre de Proust. Charles courbe sa longue carcasse: "La regarder dormir". Le culte de la nation se nourrit de pieuses conversations. Elle coudoie les passions ravageuses. Charles de Gaulle cause à la France. Marcel Proust bavarde avec Albertine. L'un et l'autre embastillent leurs désirables proies. De Gaulle fixe un cap. Il balade au grand air la nation millénaire. Proust se recueille au chevet d'une morte. Le poète et le soldat scandent une même prière pour plus tard. De Gaulle lit Jouve. Correspond avec Le Clézio. Ses pommettes s'empourprent à la lecture de Paulina. L'artiste est de son temps, pressent les suivants. L'homme du dix-huit juin parle "des gouvernants de rencontre". De Gaulle arrête le regard du hasard. Proust et le grand Charles ont tué le match. Le juif asthmatique et le catholique gothique ont inscrit la France, ses paysages et sa phrase, au milieu du monde, à son zénith universel. De Gaulle est un nom issu d'une forme germanique : "De Walle" qui signifie le mur d'enceinte, le rempart. Un jour d'automne, De Gaulle s'est effondré sur sa table de bridge où il alignait des cartes à jouer. Malraux écrira un petit livre sublime à la mémoire du glorieux défunt: Les Chênes qu'on abat. De Gaulle est mort un 9 novembre. Cet homme à grand destin a cédé le même jour que le Mur de Berlin, un peu moins de 20 ans auparavant. De Gaulle voit l'abîme comme une Chine. Il s'accoude à l'Histoire, rafistole une mémoire, résiste au désespoir. De Gaulle est une bonne connaissance, une grande musique, un roi sans format, ordinaire dans sa joie. On déboulonne De Gaulle, il rigole, on dégringole. C’est encore loin de Gaulle ? Au bout du monde. La grande politique est une vaste querelle pour le partage du ciel, l'amour mystique de l'essentiel. La présence gaullienne est une résurrection, l'insurrection d'une nation assez moyenne. De Gaulle est intouchable. Noli me tangere. Il est le fugitif dont on garde la soif. "Dans la société des hommes, l'activisme voisine étrangement avec l'inertie. L'activisme pour l'accessoire avec l'inertie pour l'essentiel. Il semble que celle-ci soit proportionnelle à celle-là". De Gaulle n'est pas tenable. Il s'éclipse. C'est un roi d'éternité qui se nourrit d'instantanés. "L'instant est un mets de roi, mais ordinaire, car un roi véritable l'est ordinairement". Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 sens Editions, mars 2020)

dimanche 1 novembre 2020

Le blasphème du cru

Les droits sont des libertés imposées, un volume d’oxygène octroyé à qui veut respirer le bon air en société. Le système de croyances est l’arbitre des élégances en matière de décence. Les fidèles d’Islam répugnent au blasphème. Les nations musulmanes s’en défient comme de toute apostasie. Dans nos contrées jadis chrétiennes, c’est un droit, une tolérance d’esprit critique, une mansuétude à l’endroit des arts et lettres. Mais aucunement des sciences. Les travailleurs de la preuve ne mangent pas de ce pain-là, n’admettent qu’une seule vérité, ne se soumettent qu’à l’autorité de la démonstration. Dans nos cités d’exemplaire laïcité, l’émoi des doctes, le tourment des élites touche une variété d’opinions bien précises, la fake news, la nouvelle falsifiée, le mensonge éhonté. A vrai dire, la fake news est le blasphème du cru, l’inacceptable fantaisie locale, une piteuse facétie de nos pieuses démocraties. La gamme des menteries ordinaires est vaste, élargie, en nos sociétés libertaires, arc-boutées à la vénérable publicité. On y vend comme on ment, sans trop de règlements, le boniment qui fait de l’argent. Les marcheurs d’un Etat libéral ne marchandent pas la morale. Mais la fake news, c’est aussi odieux que de rire de Dieu, sous d’autres cieux. Aussi songent-ils, ont-ils songé de bonne foi à une loi qui dicterait la vertu à la rue, qui interdirait aux enfants d’affabuler, qui même empêcheraient leurs parents de mentir. Etonnant ! Non ?

samedi 31 octobre 2020

Deux ou trois choses que je sais d'elle

Les virus ont leurs vagues, les mots ont leurs vogues. A écouter les bavards des journaux et plateaux, réjouis des échos de leurs causeries, notre effort de guerre est entravé par des armes dépassées, contrarié par des grandes cuillers percées. « Il y a des trous dans la raquette ! » C’est une chansonnette hurlée à tue-tête. Après l’enfermement, après mûre réflexion sur la dette, il faudra songer à boucher les trous de ladite raquette. Interroger Federer sur quoi faire. Depuis que la guerre est déclarée, on répertorie les foyers où nos hommes sont encerclés. Les clusters sont des zones à mystère où nos compagnies sont prisonnières, où l’ennemi joue son avenir. Cluster est un mot qui prouve que les frontières sont des passoires. On y parle britannique. Dans le même temps, au niveau du commandement, le guilleret verbe « impacter » s’emploie sans grand tact. Il règne désormais sur toute cause destinée à produire un effet. Aujourd’hui, au front, en première ligne comme derrière, rien ne nous affecte mais tout nous impacte. A commencer par la raquette, évoquée plus haut, lourdement impactée. Raquette à trous, cluster, impacter : ces sont les mots clés de la guerre retranchée, et derrière eux, deux ou trois choses que je sais d’elle.

mardi 20 octobre 2020

Pas de masques, pas de vagues

Pas de vagues à l’horizon. La nation fait nation. L’école enseigne la communion. La vraie, celle des cités, pas celle de la laïcité. Ni masques, ni vagues. C’est la doctrine des belles âmes, le « ni-ni » des grands esprits. Pas nécessaires au dispensaire, pas plus qu’en bord de mer. Les vagues sont facilement scélérates, les masques inadéquats en deçà de la bonne date. Les vagues sont inutiles, font des taches sur le sable, débordent sur le littoral. Elles mouillent des imams. Pas de masques, pas de vagues. Superflus sont les flots, comme les mots des gens de la rue. Un visage nu, c’est beau. Une trogne de bidasse, sans casque, c’est courageux face au vicieux virus. Pas de masques, pas de vagues en magasin. Non, besoin de rien.

lundi 19 octobre 2020

Instruire dit-il

A dix-huit ans, jour d’octobre, on tranche la tête d’un maître d’école. A quatorze ans, en bandes militarisées, on saccage un commissariat de policiers. A vingt-cinq ans, père de famille, on étrangle une jeune fille. La jeunesse des méfaits divers ne respecte pas les élémentaires barrières, les gestes barricades, kit de survie à la sauvagerie, au délitement civil, à l’infinie chienlit nationale. Le virus d’ensauvagement se répand comme un découragement. Le poison sécrète ses trahisons. On sonne le tocsin. On rêve d’un vaccin. La parlote d’Etat ne touche pas les zélotes d’une vérole qui se chope à l’école. Pas de plan B comme blabla, de plan B comme baisser les bras. Je jette Duras, « Détruire, dit-elle », à la poubelle. Il s’agit d’instruire. Ou de mourir.

dimanche 18 octobre 2020

Je pleure un ami

Avenue de l'Observatoire. Vaste ciel, bouffées de verdure trouée d'ocre pâle. La clarté de juillet éblouit la demeure des antiques sénateurs. Au centre des regards, la percée vérolée d'une tour en plein bleu. On dirait le doigt de Dieu. On croise nos souvenirs d'un Mitterrand roulant dans le dernier fourré d'une improbable notoriété. On s'attable dans la pièce blanche. Fabrice sert à boire. La bouteille de Saint Julien taquine le bout des lèvres, signale au palais la succulence d'un velouté. On parle de vélo, de Meudon, de la route des Gardes, de Destouches et de Roux. On converse au salon tous les cinq. La tête grise de Fabrice s'accorde aux beiges, ivoires et blancs cassés des murs, cuirs et tissus. On paraphe les papiers d'usage. Les adieux font craquer le parquet. Les malades exercent leur métier avec un sérieux de prostituées : "J'embrasse pas."

samedi 17 octobre 2020

Le sang d'enseignant

Dans le bruit des machines j’entends les hurlements des hommes. La craie du tableau crisse, quoi qu’il en coûte du couteau du sacrifice. Le blasphème se lit comme un poème quand la haine est tchétchène, bête à front de prophète. La liberté de prof est exercice bref. A merci d’une guillotine. Il y a des marches, des nuits, des larmes qui sont trop blanches. Le sang d’enseignant est une tache trop luisante sur le grand corps malade d’une nation en décomposition. Ce sang-là ne séchera pas avec des mots d’apparat, des discours de l’Ena, des trémolos dans la voix.

mardi 13 octobre 2020

Le décousu comme un art de rue

L’adorable désordre des esprits évoque un dérangement de jouets multicolores, l’embrouillamini joyeux d’une chambre d’enfant. Le pouvoir affectionne les paysages de chambardement. Sans droite ni gauche, il boxe avec ses pieds. L’Etat marcheur use d’une pensée éparpillée, pratique le décousu comme un art de rue, se moque de la contradiction comme d’une erreur de diction. La politique réduit la vérité à son instant de clignotement, à sa brièveté d’oubli dans une lumière longue de menterie ordinaire. L’art du pêle-mêle, la science du bric à brac autorise l’épingle à cheveux idéologique, les vertiges de montagnes russes au sujet du virus. Le chef nouvellement communiste nationalise les salaires des pauvres bougres de sa démocratie populaire. La confusion règne dans l’enclos d’une nation. La confusion se distord en éphémère communion. Le méli-mélo esquisse une mauvaise solidarité de bistrots verrouillés. L’Etat est de bonne compagnie. L’Etat ne s’arrête pas en chemin, donne la main, raccompagne chacun vers son destin : un domicile et une peur. L’Etat invente une garderie, improvise une vaste crèche sans paille mais télétravail, dédommage d’une main électorale les dépossédés durables d’une débâcle nationale.

dimanche 11 octobre 2020

Une manière d'être seul

Une manière d’être seul Un cache-col jaune violemment acide colore l’automne d’un pardessus de commissaire. Il pend sur un poitrail comme une cravate qui épate. Une serviette de cuir rougi est frangée de lanières usées, closes à moitié, comme des paupières lassées. Le jaune est un rouge comme les autres, de même urgence, d’aussi véhément désir. Je ne sais dire où je veux en venir. Je vais au diable. Quand il fait noir, je perds le nord. Je vais nulle part. J’arpente l’allée du bout des pieds. Je suis les bruits du soir. Je me lance dans le sens du silence. Je vais mal car je vois mal. Je vais au diable, faute d’accès au ciel. Je ne vais pas bien, ni mieux. J’y vais quand même sans savoir où la nuit me mène. Je me sauve comme une bête brève. Je suis les pointillés du récit, dispersés comme des confettis. Je revendique une peur comme une seconde nature. J’ôte une voyelle au bleu du ciel. Je me presse comme on se défait d’une paresse. Je fesse du regard les choses, frappe de face une détresse. Je croise les doigts, je crois. Je brutalise les vocalises. Je wikipédise les affaires courantes. J’étais déjà seul. Assis sur l’infini. Nous tricotions la solitude à nos heures perdues. La littérature m’avait aidé jusque-là, sorti d’embarras, de mille déconfitures. J’imaginais bien qu’elle ne me serait d’aucun secours pour mourir. J’observais les heures du coin de l’œil, dans la diagonale d’une peur. J’étais quitte des nuits d’esbroufe. Je n’aimais que la candeur d’aurore, le saut brutal du drap, la sensation d’absolu débarras. Peut-être l’illusion d’un faux bond. Par la beauté d’à côté, je colmatais mes tracas de crâne. Je veillais à ne pas effaroucher l’écarlate splendeur des oiseaux matinaux. Je griffonnais des bouts d’alphabet. Je dessinais ma pensée en lettres déniaisées. Je fermais ma cambuse comme une parenthèse. Je fusillais le monde d’une balle au front. J’ai soigné la forme de crachat. J’ai fabriqué mon venin sous la dictée d’un serment d’enfant. J'adore La Colle, la Place du Général. J'aime sa mairie pastel, trouée de petits yeux, cernée de volets bleus. A l'heure de boire un coup, le soleil chauffe le genou à La Colle sur Loup. Les filles sont tagguées comme des couloirs de métro. Aucun été n'a jamais calmé le goût d'épopée des grands fêlés. Je dégringole la rue Clémenceau. Le chemin du Tigre s'arrête au lit du Loup. Les Collois n'ont d'autre roi qu'un grand gars renégat. A droite, sur le mur de guingois, on lit l'Appel hors la loi. Le coup de gueule côtoie l'affiche de jazz. Mes yeux pétillent de rien. Je me sens bien en pays gaullien. Il est un âge où le souvenir n'imprime plus. Il tourne les pages, agite un éventail. Je voyage dans des paysages sans mémoire, dans une géographie d'amnésie. Les arbres miment une mort debout. C'est écrit dans la pierre du village, la parole du petit colonel, le cri pêle-mêle de l'Appel. L'idiot du micro exhorte les nationaux au sursaut. "Où qu'ils se trouvent". Il fustige le naufrage des sages: « Des gouvernants de rencontre ont capitulé ». La maldonne est cause de malencontre. Je goûte l’altière manière de dire. Je ressasse l’expression en silence. Je rabats les volets du cahier rouge de Grasset. C’est décidé. Je fauche à Chardonne sa glorieuse définition du pouvoir : « Une sorte de jet d’eau au centre de la capitale ». Un bout de phrase s’est détaché comme un bloc de géologie. Alors j’ai su ce que signifiait, ce que révélait à vrai dire un style, une manière d’être seul.

jeudi 8 octobre 2020

Moins aimée désormais

Dans ce mauvais bistrot si charmant, je déplie Le Matin, le défunt journal d’une bonne gauche consciencieuse. Chez Léna et Mimile, je suis mal assis, courbé sur la chronique de Bernard Frank. Je lis doucement, calmement, posément. Je lis pourtant trop vite. Je n’ai plus de texte à me mettre sous la dent. Frank est fini. Lu, relu, et toujours cette même saveur de chewing-gum dont parle Gracq dans ses Lettrines. Quoi lire après ? Les autres pages d’encre noire sont assommantes. Bernard Frank fait luire sa griffe au soleil. Sa plume voltige. L’écrivain paresse à l’ombre des grandes figures de la littérature. Il a gardé de l’époque 1900 la gaieté de la phrase, cette vie, ce naturel qui me charme dans les lettres de mes arrière grands mères, peu instruites et tellement civilisées. La frivolité de Frank s’apparente à une délicate courtoisie, à une plaisante bougonnerie. Les journaux ne se vendent plus. Et Bernard Frank n’enchante plus leurs colonnes. La presse gratuite, au fond, c’était Frank. Car lui seul était possédé par la grâce. On a beau chercher: la langue française sera désormais moins aimée.

samedi 3 octobre 2020

Montherlant

« De la sauvage éducation des bons pères, nous vient Montherlant, idiotissime pour tout bourgeois en progrès, artiste roi et ça suffit. » (L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, page 36) C’est l’équinoxe. La nuit ponctue, tire un trait sur la vie. Montherlant absorbe un comprimé, un verre de quelque chose. Sa littérature est d’une autre nature, se moque éperdument du cyanure. Près d’un demi-siècle après.

vendredi 2 octobre 2020

A la hâte sur l'asphalte (28 septembre 1962)

Choyé par des littérateurs du demi-monde, papillons noués au col, Roger Nimier fait l’aigle, un sourire d’enfant fier sur l’épaule de son père. Il s’accointe au Grand d’Espagne, s’acoquine à Céline. Mais dix années durant, un professeur de dictée, maître à Barbézieux, lui dit des horreurs, lui défend de s’amuser, de griffonner des romans. Qu’à cela ne tienne, il pique un sprint en pleine côte, histoire de faire mal et d’en rire, d’infliger aux coureurs de dictons l’impardonnable suprématie du talent, cette gaminerie d’enfant grave. La virtuosité vieillit mal, faite pour l’instant. Reste qu’elle périme d’un trait les écritures obèses, décomposées dès la première rampe, enrôlées par erreur. Que Nimier expédie les importuns à la ferraille dans ces voitures-balai « réservées aux grosses santés » instruit sur ses sentiments : bons comme sa littérature. Nimier, sabre au clair, précise l’attaque d’une phrase allègre, si aisément, montant sur ses grands chevaux. Au volant des studebakers, dans les bras de Lucia, la plus belle fille du monde, ou de Sunsiaré la Messagère, Roger Nimier aime éperdument les routes tachées de vitesse, écrit d’avance des petits livres en guise de faire-part. Avec cette mauvaise grâce de l’enfant dédaigneux, il remue les mots et les couleurs, crayonne indifférent, comme un nuage au vent, qui passe le temps. Avec les trains, les fous et les fermeture-éclair, on ne s’embête jamais puisqu’à l’occasion ils déraillent comme vous et moi. Celui qui, si gai, noircissait les pages et souvent les choses - « nous écrivons peut-être dans une langue morte » -, qui en fit son affaire, ravigota le roman d’une belle plume égarée, devint dans l’instant RN, squelette et emblème, initiales fatales de Route Nationale. Il faut se dépêcher de dire je, avant que ils, nous, vous, tu. Roger Nimier de la Perrière est un auteur qu’on débusque là dans les fagots, derrière. C’est un flacon d’ivresse, ensommeillé dans une cave, une bouteille d’encre pâle qui étoile un calice. Il figure parmi les marmots les pires, les plus insolents, d’une république de mots, parmi les chenapans d’une cité des talents. Il baptisa son fils Martin, du nom de sa chignole Aston. L’homme travailla comme un nègre, mains nues, respectueux des paresses et des pègres. Morand est doublé sur sa droite, touché par la grâce du bolide. Durant dix ans, ils échangèrent des secrets, confièrent leurs humeurs, zébrèrent d’impertinences leur fière correspondance. L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « un panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. A la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des Fiancées sont Froides, cinquante ans après. L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, pages 36/07, 2018 L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

Tenue républicaine

Les frusques, oripeaux, draperies et parures, la chose tissée, le textile mécanique tourmentent les vieilles républiques, asticotent les jeunes corps érectiles. L’épaule dévêtue n’altère pas la vertu. Mais le nombril apparent exige le veto d’un manteau. Car Marianne ne se dépoitraille pas n’importe comment. Elle obéit au diktat du ventre voilé. Le ministre à la plage exhibe une tenue balnéaire peu réglementaire. Le ministre des écoles affiche une peau pâle dans l’espace public. Or, en tous territoires, sur le sable ou dans l’eau, au perchoir comme dans une pataugeoire, il est le visage d’une république, son sourire, son bout de chair exemplaire.

J'embrasse pas

J’aiguise l’angle du coude, fusil cassé, crosse et canon disjoints, chair d’os témoin d’urbanité, comme un calice de vin choque un semblable à la main d’autrui. Je suis mauvais joueur. Je ne joins pas mes doigts, les mêle encore moins. Je m’interdis le bonjour réglementaire, le salut sanitaire, l’adieu respectueux. Je suis réfractaire à la simagrée du prieur de trottoir, à l’imposture de faux moine rieur. Je ne courbe pas le dos, ne fléchis point la nuque. Je ne consens pas à la pliure du buste, à la génuflexion de convention. Je répugne à profaner les rites ancestraux, à parodier les saintes liturgies. Je touche le coude de l’autre, du type qui boude, d’une fille de sympathie. Je l’effleure en pugiliste, attentif à l’esquive. Je veille au visage indemne, à la joliesse de faciès comme un boxeur soigne sa droite. Le satanique virus enseigne que la gestuelle de politesse est un art du qui-vive. Le mot d’ordre de la civilité distanciée est avertissement de maison close, sagesse millénaire de préventive prostituée. « J’embrasse pas ».

Un an, Chirac

Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires. L’immobilité du terminus l’a réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de secrets sont épaisses. Car il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand père de la nation. Il est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour, dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat. Ce Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. A long terme, l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue d’une jeune fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre. Avec toujours ce sot sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale sa grande carcasse comme un gregario à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la hisser au sommet. Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux, revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées. Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de l’œil ce fougueux secrétaire d’Etat, ministre et premier ministre. Chirac se regarde sourire sur le mur des mairies. C’est un homme sans qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. A l’histoire des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi. C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure l’homme à la mallette des cités grises. Il n’ignore pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité humaine et terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme aux grands pieds. Or l’homme aux grands pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de Georges Pompidou. Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. Il reste impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur. On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va s’estomper dans nos souvenirs. A moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. L’homme des foucades au stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc, candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue. Chirac est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable. L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, page 43, 2018, ouvrage disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mardi 25 août 2020

La statue de Serres

La belle facture est règle d’or, politesse exquise. Les livres de Serres sont des recueils de science vive. Les fils de joie qu’il tisse, mot à mot, s’emberlificotent à plaisir. La beauté du métis fait œuvre. « Je suis une abeille ou une araignée, un arbre. Je ne vois plus la différence entre l’œuvre et la sécrétion ». Homme de parole publique, roi quelque part pressent-il, Serres fait de l’amphithéâtre, où il enseigne, un espace de sabbat. Nous sommes, ces matins forts, des compagnons de passage : la randonnée louvoyée du Nord-Ouest est donc une aventure risquée, inouïe jusqu’alors sur les berges de la Seine – le pari insensé de raccommoder les pans honteux de savoirs en haillons. « Le savoir naît heureux. Il se partage, heureux, sans se pouvoir diviser, il multiplie de soi les traits de la réjouissance. Il faut n’avoir jamais reçu la piqûre aiguë, délectable d’une solution ou d’une idée, n’avoir jamais évalué de fait son pouvoir thaumaturge, son buissonnement à foison dès qu’on la donne, pour se dessécher sur pied comme tant et tant, parmi un métier qui n’a cependant de rapport exact qu’au rire ou à l’eros ». La vie est un roman, policier qui plus est : l’histoire est un polar. La dalle du tombeau cache le meurtre, première fondation. Les rois de Rome se succèdent rituellement dans la monotonie de la loi de Lynch. Cent et mille salopards, étoilés autour d’une star, font un bon film noir : Rome. Bel objet de mort, foule cristallisée, la naissance d’une nation, primitivement. Rome analytique, historiée au scalpel théorique, est modèle cartésien. Dans son coin, Serres feuillette un album de fraîcheur : Romeo et Juliette, « faire un bouquet pour sa fête à Margot », plutôt que Rome et marquis de Sade, Tintin toujours. Dynamiteur de concepts, le vaillant philosophe soulève « accolades et parenthèses, synthèses par lesquelles nous mettons les multiplicités sous unités ». Or cet effeuillage herculéen fait voir noir : les pluriels et les affres d’un monde fastueux, grouillant dans ses grandes largeurs, mer striée ou marée humaine. Le monde tel quel, mélangé comme ses paysages, est comprimé sous concept. La science de l’homme, caverneuse, lacunaire, vertigineuse, advient patiemment. Nous sommes face à nous : points d’interrogation. Serres trace les linéaments d’un gai savoir dans les mots même d’une lettera amorosa. Diable d’homme, primesautier, ondoyant dans son « habit d’Arlequin », philosophie faite chair. Philosophe, c’est-à-dire marin, mathématicien, joueur de ballon, officier ou poète, il est l’équivalent général, le « vicaire » magistral ou le « joker » insaisissable de ses derniers volumes. Michel Serres multiplie les facéties, volant léger comme une mouche, d’une errance à l’autre : errare humanum est, Dieu merci. « C’est à l’erreur qu’on reconnaît la science, c’est à l’erreur qu’on reconnaît l’humanité ». Serres joue la rencontre et les eaux mêlées. La lavandière, sa conseillère, lui chuchote à l’oreille qu’il est du genre pas tenable. La philosophie irénique qu’il dessine minutieusement, ouvrage après ouvrage, se nomme comme elle s’écrit : sagesse de l’amour. « Je suis ici, seul, dans mon jardin. Mon carrreau et ma planche sont ma page blanche, ma houe est ma plume, j’aligne des sillons pour l’ensemencement. Je suis cultivateur, comme mon père, à bureau fermé, à champ clos, nous ne faisons de mal à personne… ». Sous les tréteaux haineux de la représentation, sous le sang des concepts et des jougs, dans les marges des livres savants, Michel Serres nous parle d’une embellie. De « ce jour de soleil et d’eaux basses où pas un homme ne souffrit ni ne fut mis à mort ». D’une voix chaude comme une poignée de mains. Au pays d’un roi de poésie – je le dis mal et de mémoire – on ne questionne pas un homme ému. Qu’il s’interroge ces derniers temps sur la statue de pierre ou qu’il invoque passionnément la philosophie, ne nous rassure pas trop. Michel Serres va se taire, un jour ou l’autre. Texte paru dans la revue Pandore (animée par Bruno Latour), numéro 24, juin 1983, page 45 Michel Serres est né le 1er septembre 1930. Ainsi soit-il, à la saint Gilles.

lundi 17 août 2020

Le micro-trottoir des infectiologues

Le stock de savants disponibles autorise des rotations rapides. On en découvre tous les jours de nouveaux sur les plateaux. Les doctes toubibs exhibent des visages guillerets, satisfaits toujours d’être interrogés sur un sujet qu’il se sont appropriés dès l’université : la vérité. L’animateur d’ambiance nous rabâche qu’il servent la science avec opiniâtreté, qu’ils témoignent de la connaissance rationnelle, qu’ils s‘identifient au cercle d’excellence des travailleurs de la preuve universelle. Or, en pratique, à l’appel du micro tendu, ils avancent des idées très personnelles, s’échappent du sentier battu de la rigueur de métier. A vrai dire, face au belliqueux virus, l’inusable combattant de nos modernes temps, la télévision dispose d’un moyen sûr, d’une méthode éprouvée dans son histoire, pour éblouir l’ignorante opinion : le micro-trottoir des infectiologues.

lundi 10 août 2020

A commencer par moi-même

On ne se refait pas. Macron n’y croit pas lui-même. Il joue la comédie de sa réinvention, de sa révolution copernicienne, de sa redéfinition, la sienne. Il revisite son personnage. Il sait qu’il est trop intelligent pour les braves gens. Il est dénué d’humour sur lui-même, d’humilité à l’endroit du métier qu’il exerce. Il ne guérira pas de lui même. C’est pourquoi il fait autre chose, il change autre chose, le premier ministre par exemple. Macron se coiffe d’une nouvelle casquette, désigne Castex. L’accent Castex n’est ni grave ni aigu, il est chantant. Castex s’exprime presque en dialecte. Une sorte de parler « pape François » dont la notion de territoire serait le dogme intouchable. Castex est la dernière transformation de Jupiter. C’est le nouveau clap de tournage, le plan-séquence d’avant la présidentielle. Ultime métamorphose d’un virtuose dont le corps de doctrine demeure invariablement la confusion.

Mauvais sang

J’entends le garde des sceaux. Il parle de sang mêlé. Je me remémore la ballade de Brassens. Je songe aux imbéciles heureux qui sont nés quelque part. Georges Brassens est un affreux jojo. Il ne respecte pas le terroir, la fierté d’un hasard. Aujourd’hui on subit matin midi et soir la franchouillardise du métis, la bonne conscience patronnesse du sang mêlé. Les corniauds un peu niais se sont substitués aux imbéciles heureux. Avec mes quatre quartiers de noblesse, je ressens le malaise d’un sang moyennement mêlé. Je cache un pedigree comme une disgrâce de société. Tous les sangs sont impurs. L’actuelle aristocratie du sang mêlé choque en République. C’est une facilité publicitaire, une impudeur d’homme de pouvoir. Ce sang mal mêlé, mal séché, fait tache sur ma citoyenneté. Mea culpa. « Mauvais sang » auraient dit Rimbaud, Carax, Leos et Arthur.

Une certaine vulgarité

Tout l’argent du film est concentré sur la vedette des prétoires et la rigolote des Grosses Têtes. Le reste du casting se partage les miettes de la figuration. Dupont, la voix grave, Bachelot la gaudriole graveleuse. Le plaideur théâtreux est l’homme des territoires giboyeux, du lobby des chasseurs. Bachelot comme Malraux veillera aux Beaux-Arts. Pas de tics, mais des gloussements automatiques. La recherche systématique de la popularité n’est jamais très loin d’une certaine vulgarité. Au peuple de juger.

dimanche 2 août 2020

Marie pour mémoire

Son sourire flou de femme aimante nous obsède comme un remords, un désarroi intime. C’était l’actrice d’une cicatrice intérieure. La comédienne absolue, fille au cinéma d’un génial père, exerce aujourd’hui les sortilèges de l’invisible, la fulgurance de la passion mortelle sur nos vies trop petites qui cahotent de minuscules sentiments en pâles ressentiments. Un homme, une femme. Pas à Deauville, à Vilnius, au petit matin. Marie est dans les cordes. La main de l’homme a fait sauter la planète bleue, a explosé la tête de sa petite fiancée. Marie Trintignant est restée sur le carreau, la lèvre ensanglantée. La télévision sait la culpabilité des voyeurs de contes de fées, des amateurs de vénéneuses fées d’hiver. C’est pourquoi elle diffuse en rafales les troubles images de la libre amoureuse, les vignettes d’un bonheur éperdu vers l’horreur absolue. On regarde bouche bée, l’œil scotché à l’écran dépoli. Marie et son mauvais prince interrogent nos limites, notre médiocrité d’insensible conformisme. A longueur d’émissions, sur la une, la quatre, la six - 1, 2, 3, soleil et gris ciels de Vilnius -, les jeux de l’amour fou et du hasard noir nous fascinent comme la désirable beauté du diable. Sorte d’Avventura nordique. A Vilnius, Marie s’est échappée du monde - comme l’énigmatique disparue du film d’Antonioni -, mais pas du cercle des meurtriers. Sans laisser d’autres traces que le sang de son visage, le mystère de la passion, le blanc silence de l’amour magnétique. Cet amour fracassé ne profane pourtant pas le rêve des hommes et des femmes. Au contraire. Il le laisse intouché. Reste dans la tête le titre d’un vieux et trop beau film de Philippe Garrel : Marie pour Mémoire. Il pleut sur nos souvenirs de cinéma.

jeudi 2 juillet 2020

Raoult d'honneur

Le mandarin craint la peur, le tohu-bohu des paniques, le désarroi des foules, le tumulte mimétique, l’accent péremptoire des perroquets. De Raoult, je n’aime ni le barouf ni l’esbroufe ni le parler mal timbré. De Raoult, j’aime la dignité de toubib, la liberté de lexique, la majesté de baobab.
Le timonier de la Timone est un drôle de loustic, sceptique sur l’art académique, un zigomar gaullien que la chienlit des hiérarchies, que la scélératesse clanique humilie dans sa chair.
M’émeut le scrogneugneu. J’aime sa trogne d’homme qui grogne. Pareille meurtrissure ensoleille nos vieux rêves, exhibe l’irrégulière balafre d’un professeur d’orgueil. Raoult soigne, enseigne bien au-delà. De Raoult au labeur, qui ne pense pas dans les clous, je salue le splendide baroud d’honneur.

lundi 1 juin 2020

L'impéritie d'Etat

Cette  guerre de nuit, menée dans l’ignorance des desseins du virus de Chine, l’Etat péremptoire l’a foirée, s’est illustré par ses manques, s’est distingué par ses manquements étranges.
La peur a dicté sa loi, provoqué les erreurs et déboires du pouvoir. Cette conseillère douteuse a tranché pour une stratégie défectueuse. La pénurie criante des moyens défensifs élémentaires – masques, tests, lits de réanimation – a justifié l’internement à domicile, le débranchement sauvage de l’économie.
L’incurie politique qu’exprime une effarante imprévoyance interroge sur l’étendue et la localisation des responsabilités. On a senti la panique gagner les grands esprits guerriers au point de déléguer les décisions auprès d’un comité de sommités, d’un aréopage Théodule d’hôpital. La hantise d’un traitement judiciaire des errements et désertions de guerre a conduit les hiérarques du pouvoir à des sermons de dissimulation et des discours de menteries sanitaires.
Autrement dit, l’impéritie d’Etat s’est camouflée derrière une politique de terreur généralisée. La réclusion forcée s’est imposée comme un bâillon sur le visage de la nation. Cette gouvernance d’urgence, fondée sur l’intimidation administrative, a détruit la richesse du pays, développé les pathologies d’une incarcération prolongée, jeté à la rue des cohortes d’individus.
L’Etat a failli, menti, appauvri le pays. Et l’on voudrait maintenant que les hauts dignitaires de la nation, les chefs de guerre soient dispensés d’un procès, soient préservés d’une sanction ? En vertu de quelle immunité jupitérienne ? Au nom de quelle tolérance de circonstance ?

jeudi 28 mai 2020

Variations sur l'aurore

On se construit à coups de mains tendues et de paroles données. J’ai serré celle de Serres. Je me suis nourri de sa pensée libre. A vingt ans et des poussières, l’avenir se projette dans le regard de ses maîtres. On se confectionne des bouts de vérité. Avec des visages de fortune, on rafistole les blessures de jeunesse. J’ai poussé la porte, j’ai passé la tête. Michel Serres éblouissait une poignée d’étudiants derrière trois rangées de pupitres écaillés. J’ignorais alors que le savoir était une joie. J’appris que la philosophie était un pacte avec l’aurore. J’envisageais enfin l’exercice de la raison comme un terrain de jeu sans tricherie, une activité sans vilenie. Je me suis installé aux premières loges. J’ai vu du pays. J’ai erré dans les parages de la science, des belles lettres et des arts. En quelque sorte, Serres multipliait les pains de la connaissance. Cet ami de longue compagnie oeuvrait hors des sentiers de guerre. Il nous enseignait la paix et l’art d’inventer. Addicted. Nous étions adonnés, dans nos savoirs dépareillés, au dit de Serres. Au point de le mimer, d’entendre sa voix sous les voyelles d’un vent voyou.

Serres s’intéresse à l’état naissant des choses. A l’embryologie plus qu’à l’ontologie. A la jeunesse plus qu’à l’histoire. Jouvences sur Jules Verne. La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Genèse. Détachement. Les origines de la géométrie. Nouvelles du monde. Hominescence, L’Incandescent, Rameaux. Ces titres d’ouvrages sont des pierres blanches, des invariants rieurs dans sa zigzagante randonnée du donné et ses luxueux embrouillaminis. Michel Serres aime l’imbroglio primitif des formes neuves. Le philosophe célèbre toutes les Sophie du monde. Toutes les belles noiseuses s’appellent Aphrodite. Elles jaillissent des eaux et des pinceaux. Deleuze et Serres, « amis de vieillesse », ont échangé leurs fins concepts comme des passes croisées de rugby : noise et devenir.
Serres court le monde. Il s’instruit. Il éprouve son corps. Il durcit ses textes. Il écrit sous la dictée de ses premières cordées. Il sait qu’un faux mouvement, qu’un seul froissement trop sonore suffit à escamoter le monde. La nature se sauve. Il ne faut pas réveiller les démons. Question de vie.

Petit matin : le tremblé de l’aurore comme un noir repentir. Serres est un cueilleur enthousiasmé de connaissances court-circuitées. Il mêle la sainte rigueur et le divin caprice. L’aurore parle au corps. Elle nous délivre du noir désir. On se lève d’un bond comme le jour debout. Nos deux genèses se conjuguent à cœur joie.

En faire un portrait. Mais il bouge tout le temps. Il est du genre pas tenable. C’est un loup errant qui se métamorphose, à mesure du récit, sous nos yeux d’étudiant. A force d’attention, il troue la représentation. Il varie les identités. Mes doigts échouent à tracer les contours. Il s’échappe du cadre. Il est infiniment divers. Serres est fidèle à la liberté. Fidèle au mouvement d’aile. Au commencement est la joie. Au commencement est le chant, le chant de Chantal, dans La Joie de Bernanos.
Garonne. Famille, travail, prière. Roman-fleuve. A suivre le cours de ses tourments, on se donne au plus offrant, on se jette dans l’océan. D’instinct, Serres va vers la mer. Il avance sur le chemin tracé d’enfance. Mais la mer de la terre se voile d’horizon militaire. La mer se perd avec les bateaux de guerre. Serres veut la paix. Il veut la mer. Il veut cette joie sauvage. C’est un homme à la mer que sauve la philosophie.
« Ne te détourne pas de la splendeur des choses ». C’est un murmure de vieux pape derrière le carreau léger d’une journée romaine.

J’ai la tête qui trébuche, qui hoche vers Mandiargues, qui s’abandonne à Chardonne. Avec ce goût de voyelles sur la langue, je m’interroge sur ma capacité. Je ne suis, à dire vrai, pas très capable. Bref, je me rapetisse sur mon bic, entre deux frêles épaules de lecteur amateur. J’écris sur Serres. Je n’en mène pas large outre mesure. J’écris sur Serres, la nuque mal obéissante. Je me souviens des propos sévères de Serres sur l’histoire. C’est un champ de connaissances qui s’interdit la vérité. L’histoire est travail de moine copiste. L’historien fabrique des faits qui sont des contes de fée. Il est d’entrée de jeu chassé du paradis de l’invention. L’histoire ne trouve pas. Car rien ne s’y trouve, hors la ronde enchaînée des signes, sans nul écho des choses.

Après le travail, la volupté. Puis le travail. La prière, les doigts mêlés, la joie d’été. Prendre le temps, ne pas le rendre. J’ai senti chez Serres un élan vaillant vers des savoirs qui rassasient, l’urgence d’aller cueillir la beauté du monde, l’impérieuse nécessité d’éprouver la première fraîcheur de l’aube.
Comme dirait Céline, ça a commencé comme ça. A peu près. Ecrire : pas de danse du son et du sens. C’était l’époque de l’université post-dolipompiste. Les étudiants s’égaraient avec l’insistance du bon sens et la persévérance du préjugé. Tout se passait comme si l’addition des mathématiques et des lettres donnait de l’économie, un peu comme si du rouge, mélangé à de l’or, sortait le méchant orange du peintre du dimanche.
A cet instant, Serres trancha dans la grisaille avaricieuse. Il proposait sa prodigalité intellectuelle. Cette belle tête bien faite nous communiquait le sentiment du large, sans pour autant négliger la noblesse d’artisanat, la poésie précise d’un « métier de pointe ».

Michel Serres met le bleu du ciel dans son travail. Il vénère les entreprises concises. Il aime la sobriété d’une démonstration de théorème. Il tient la raison mathématique comme modèle d’élégance. Elle lui apprend les belles manières. C’est la source d’un style qui déplie en rigueur le sens des grands textes littéraires. La science exacte ne souffre aucun rafistolage, dissuade la menterie ordinaire, ne se plaît qu’au grand air de la vérité. Serres introduit la parure de raison pure dans ces blocs de ruse, à mots roués, que sont les vieilles humanités.

A fier niveau, Serres endossa le maillot d’un flanker à la Rupert. Enfant de la balle ovale. Vieux, l’un et l’autre, avec Pierre et sa jolie jeune fille, nous étions quatre gredins de gradins, au spectacle du Parc des Princes. Avant nous, Staël jeta ses couleurs, ses cris de joie sur les joueurs. Il entoila les Footballeurs. On règle sa mémoire à la hauteur. Serres voit d’avance le déhanchement de Berbizier. Il nous précède dans la lecture du jeu. L’intelligence est une vitesse de geste.
Le rugby exhibe ses vertiges sacrificiels. La victime, sous la mêlée, est talonnée au pied. Le casse-pipe galvanise la foule. Or Serres décela, au premier coup d’œil, la nouveauté de l’hypothèse de Girard.
Au téléphone, je bredouille un mot de félicitations. Je sens un agacement distant. J’interroge le philosophe sur les conditions de sa victoire Quai de Conti et la reddition des vaincus. J’imagine même l’esquisse d’un mépris. Serres fait silence, corrige mon ignorance. Je n’ai rien compris. Depuis Mathusalem, Serres professe la délivrance du mal de concurrence, des duels de bouts de chandelle, des luttes de bêtes en rut, des guéguerres entre frères. Ma question du score est une rougissure de honte, imprimée sur mon corps. J’ai zéro et je suis penaud.

Quand on ne sait plus regarder, on s’agite dans l’abstrait, on bariole à coups d’épée, on lacère la toile avec méchanceté. On a perdu le secret de la juste attention. On se débat seul avec ses démons. Voltigeur sur la pelouse, Serres virevolte au plus près des choses de la géographie. Il tisse une philosophie des interstices. Il sollicite la beauté du métis et le caprice des circonstances. Il pratique à l’envi la liberté du converti. Partir du corps. Patior, ergo sum. Ressentir la passion. Eprouver les vibrations de l’océan. « Il est vrai qu’on naît d’une femme et qu’on aime une femme, jusqu’à mourir d’erreur ou jusqu’à mourir d’elles, et qu’on voudrait, à perte d’espoir, que la raison dise si ce pathétique a un sens ».

A nouveau, le corps à l’aurore. Obéir au « lève-toi et marche » des premières lueurs. Voici la naissance du petit matin dans un fracas de lumières muettes, dans la douleur sans pitié du rougeoiement solaire. C’est l’heure où je cause aux nuages. A errer dans les grandes largeurs, Serres fait rêver avec du réel, s’adjoint la compagnie de Verne et d’Hergé. La multiplicité écartèle la raison, à deux doigts d’y sombrer. Le savoir renaît d’être égaré. La science compose avec l’innocente radicalité d’un moment d’égarement.

Au début de l’oeuvre, se déploie la savante série des Hermès. Le troisième des fiers volumes est dédié à la Terre. Leibniz est d’emblée convoqué : « Je préfère écouter des Leeuwenhoek qui me disent ce qu’ils voient que des philosophes qui me disent ce qu’ils pensent ». Serres apprécie ces gens de bon sens pas très commun, taraudés par la question du monde. Il raille au contraire le manque de science, donc de métier, des philosophes d’appartement et des penseurs d’intérieur.
Sur les margelles du réel, Serres coudoie les travailleurs de la preuve. Il ne décline aucune invitation au voyage. Il interroge en route les lavandières et les racontars de bonne femme. Rimbaud nomme « psaumes d’actualité », le long rire des idiots. Dans ses cahiers de prison, Céline ferme la parenthèse : « Les discours m’assomment, les danseuses m’ensorcellent ». L’érudition de Serres est striée de récits de vagabonds. La science voit mal l’immonde, voit mal que la pierre jetée sur le premier cadavre voile d’une poussière millénaire l’histoire meurtrière des hommes.
Les artistes savent écrire ces silences. Fixer les sauvages incartades. Au loin, la Salute et le Palazzo Ducale s’embrouillent dans d’élégantes italiques. Par ici, les hommes cessent de battre des bras. Leur pas est millimétré, chiche, comme en reste de besogne. La porte grimacée s’est refermée sur son chapeau. San Giorgio degli Schiavone : les tableaux de Vittore Carpaccio sont disposés comme des violons dans leur boîte miel. Les yeux se dispersent sur neuf toiles circulaires. Serres annonce la couleur : « Riez avant que de pleurer. Georges n’a pas détruit le dragon ». Le saint ne lutte pas vraiment contre la bête. Les duels à posture symétrique ne sont qu’empoignades de théâtre. La querelle masque le réel. Ce sujet-là, le vrai, gît dessous, en deçà du bien et du mal, distraitement piétiné, sous les pieds complices des farceurs de tréteaux. Esthétiques sur Carpaccio est un manuel d’anthropologie, rédigé au plus précis, qu’on classe par étourderie parmi les vieux grimoires d’histoire de l’art.

Passer entre les gouttes de fiel : voilà le chemin de traverse de Michel. Il s’expose au parti pris des choses. Le réel enivre bien au-delà des voyelles. Serres s’émerveille des beautés d’Homère. Il se désaltère au « sourire innombrable » de la mer. Il mêle poème et théorème, fractalité et fatalité. Il se vêt de la peau des eaux, à striures de serpent. Le silence du corps est d’or. Le philosophe athlète édicte un précepte : « La tête répète, le corps invente ». La nouveauté est tatouée d’errances mémorielles. Elle claque au vent de l’éventuel. Texte, musique, silence. Cadences et décadences. Toujours moins de sens, toujours moins de son. Le corps introduit à la variété des silences, compose un bouquet de mondes muets, accomplit le règne des sensibilités. Le corps comprend ce que la tête prend, happe, apprend. Le geste d’éthologie se rit du mot d’ordre et du signal sonore. Il jouit d’une liberté insensée. Il s’aventure dans l’impensé. Avec les mains, il trouve la manière. Le corps est un auteur qui travaille la matière. Le corps engendre un corps, génère l’imaginaire. Rien d’inventé ne lui est étranger.

Le corps est un fragment de météore. Je me souviens d’Alain Cuny. Place de la Sorbonne. L’ami des poésies croisait la classe de philosophie. C’était samedi, jour de Serres. Le tragédien ne récitait rien : il était désoeuvré dans son for intérieur d’avant l’heure. Il faisait les cent pas.
Je me souviens d’un corps droit, de la force du grand âge dans sa figure de croisé. Autour de la fontaine, sur l’esplanade blanche, il patientait en silence, regard haut dans l’amitié des ciels bleus. Il chuchotait le bénédicité des âmes brûlées. A cette heure précoce, le Quartier latin sommeillait encore, quasi désert. Alain Cuny, vêtu de toile couleur des sables, apparaissait tel un chêne, enraciné à la terrasse d’un café d’étudiants. Son masque de marbre, de messire médiéval, signifiait quelque chose comme un désir tacite ou un élan coupé. Il carrait dans son corps la beauté des poésies orphelines.
Vint l’heure du maître à crinière blanche et langue de soleil. Alain Cuny prit sa place sur les gradins de l’amphithéâtre Lefebvre. Devant, il toisait l’enseignant comme un fol enfant sage, à joues rouges intérieures. Il mesurait d’un droit regard la virtuosité intellectuelle, l’esprit délié d’un penseur à la française, taillé comme lui dans le roc de la littérature. Alain Cuny appréciait le travail à main d’homme et la lumière des peintres, le style et Nicolas de Staël.
Le cours s’achevait sans qu’Alain Cuny n’exprimât quoi que ce soit d’autre qu’une magistrale présence. Il n’interrogerait pas le philosophe admiré.
Le rideau est tombé sur la Sorbonne : le grand interprète de Claudel s’est levé humblement. Il s’est décoiffé. C’était samedi, jour de Serres. On était vivifié. On était requinqué pour l’hiver. Les petits sourds disaient merci. Nous étions mendiants. Nous nous abreuvions au plus offrant.

Corpus fleuve. Grand récit de moderne chevalerie qui charrie troubadours, paysannerie, moines et laborantins, hommes de science et de sensation. Exit les tueries. A la recherche de la belle étrangère, de l’inconnue mathématique. On croise les doigts, les mots, les voix. Serres est entier. Il est entier dans ses audaces de pensée. Sous la broussaille ébouriffée de ses blancs sourcils. Orpailleur. Chercheur de paix. Trouveur des accordailles, du lieu irénique des saintes trouvailles. Serres fait du corps éprouvé un corps enseignant. Nous sommes des bavards à corps buvard.
 « Séduire : conduire ailleurs ». On le suit comme un guide d’extérieur. C’est un penseur par essai/errance, un rescapé des singularités. Il se libère des lois répétitives. Il s’affranchit des simagrées d’hospitalité pour se colleter aux étrangetés, aux objets sans collier, aux curiosités sans identité.

Serres cherche la loi des accidents, la règle des circonstances, la norme des énormités. Il s’enchante du « périlleux enchaînement des choses » (Michelangelo Antonioni), du déroulé des effets qui paraissent hors de cause, des lignes brisées de la destinée. L’anodin commande au destin. La chiquenaude précipite le commencement. La pichenette dévie le début de son but. Le détail de l’histoire fait dérailler l’avenir. L’infime du récit pulvérise ses chapitres préécrits. Le zéro des mathématiques chahute les vieux concepts. Au voisinage d’une certaine nullité, la cause éperonne l’effet, emballe les déterminismes, imprime aux choses le galop de l’événement, l’accéléré de la nouveauté. C’est la vertu dynamique de la retenue, l’élan créateur de la pudeur, au plus près de l’absence. Dieu caché.

Salle Cavaillès, Serres lit les mots de Rousseau. De l’origine des langues. Je ressens la même intensité fiévreuse qu’en classe de onzième. La leçon de lecture badigeonne la mémoire d’une impérissable nostalgie. C’est un jardin fleuri qui s’est perdu aussi vite qu’un paradis en Mésopotamie. Serres lit des lignes de Musil. Un certain ébranlement des choses, la fugitive perception du devenir, l’émotion d’une promesse, le sentiment inexorable d’un work in progress s’élèvent à hauteur de philosophie, s’échappent de la juste musicalité des textes dits. Rousseau, comme un silence froissé dans nos cahiers. Rousseau, sommet inégalé de la majesté du français. Vient Diderot, Sophie, d’autres mots. Paris, 10 juin 1759. « J’écris sans voir… Je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime ».
La Sorbonne court-circuite l’école primaire dans le respect recueilli des beaux récits. Salle Cavaillès, l’instituteur accomplit des prouesses, désaltère la jeunesse, revigore une poignée de jeunes gens, lui insuffle l’allégresse du partage des grands textes. Le tableau noir de Serres est un vaste domino blanc, un champ de lectures sans ratures, riche de ses multiplicités rapiécées. Le génie des métamorphoses s’apparente à la genèse des choses. L’enseignant fait les présentations : on fait connaissance, on s’instruit pour la vie.

C’est samedi après-midi. Serres nous exhorte à le suivre. A l’Unesco, ou peut-être à l’Ocde, le mathématicien Benoît Mandelbrot expose sa théorie des objets fractals. Nous illustrons notre cahier du matin d’une démonstration de première main. Serres est derrière. Dans notre dos, on l’entend chahuter : « Il a une vraie tête de savant ! ». D’autres grandes figures de la science jalonnent le vagabondage odysséen de Serres. Il invite au passage Arnold Kaufmann et ses sous-ensembles flous, René Thom et sa théorie des catastrophes. Je l’imagine travailler sur la géométrie non-commutative d’Alain Connes.
A considérer l’œuvre magistrale, à me remémorer la silhouette et les gestes, à ressusciter la voix derrière le bustrophedon des pages, je me figure parfois Michel Serres sous la forme gracieuse et méridionale de l’olivier, mélange de finesse et de robustesse. Ce diable de philosophe produit des rameaux : ce sont ses mots à lui. Dans la lumière des premiers matins, les feuilles de travail de Serres luisent du chatoiement luxueux des couleurs entre elles. J’ouvre Matinales, ce recueil de Chardonne. Il est préfacé par Malherbe : « Tout le plaisir des jours est en leurs matinées ». A vingt ans et des poussières, j’ai appris de Serres qu’on ne se lève qu’aux aurores, que la beauté exige qu’on se redresse et qu’on se taise. Les livres de Serres se mêlent ainsi comme des prières d’aujourd’hui que la raison psalmodie.

J’ai consigné des notes au crayon dans des cahiers de brouillon. Je crois que je ne sais plus les lire. J’ai fixé alors des bribes de pensée comme on épingle les ailes d’un papillon. J’ai griffonné des mots mal dessinés. J’ai reproduit des phrases entières, par peur de manquer, pour avoir du pain d’avance, pour me cramponner à ces instants sans désenchantement. Je feuillette ces pages à gros carreaux, à la recherche d’une jeunesse, comme on repart à zéro. Serres a gonflé la voile : mes poumons sont restés à quai. Je mesure aujourd’hui l’étendue de ma paresse. J’ai fait de la philosophie comme on se hasarde à la magie. J’ai engrangé ces signes extérieurs de richesse conceptuelle, j’ai pratiqué des années cet absurde rituel de copiste imprécis. J’assistais à des expériences de laboratoire. J’en reproduisais les formules d’alchimie. Faute de les avoir travaillé, les idées de Serres se sont desséchées dans mes petits musées en papier.
Pourtant, les ouvrages de Michel s’annonçaient les uns les autres, plusieurs à la fois, en bouquet anticipé. J’essayais de me corriger, d’entraîner ma tête à savoir lire un texte, de l’accoutumer aux efforts de raison. J’ai raté les lueurs de l’aube, l’éclaircie du Grand Récit. La philosophie ne repasse pas les plats. On est frivole à ne considérer la vie que sous l’angle d’une gabegie.

La paresse est un mot qui surprend chez Serres. Au commencement de L’Interférence, il confesse ce délicieux penchant d’appartenance ethnique : « Ci-gît un livre maintes fois défunt…Le voici pourtant, non retaillé, tout de guingois, un peu barbouillé en l’état : pas un iota n’en est changé, non par satisfaction, mais par cette paresse qui est le trésor inaliénable des méridionaux ».
Serres s’astreint à une discipline toute bénédictine, travaille d’arrache-pied, étudie les moindres détails, vérifie les recoins et bas-côtés, appareille au plus loin, sans pour autant trahir ce fond de gracieuse nonchalance, ce doux étirement d’une pensée vaguement ensommeillée, sans pour autant renier le subtil désoeuvrement de l’insoucieuse paresse. Cette trace de coquetterie ébauche sans doute un chemin de vérité où l’allégresse de Serres se conquiert sur les décombres de la vieille paresse. La joie de l’œuvre jaillit d’un tel renoncement consenti. J’imagine que Serres revendiquerait quand même des restes de la pépite méridionale comme une singularité locale, un dernier espace de paix, le royaume intime d’une véritable innocence.

« Le savoir naît heureux ». Serres apostrophe le gouvernement de la mort, la Thanatocratie. « Vous n’avez jamais vraiment cru au savoir que pour des grades, des décors, des situations imbéciles ». « Vous n’avez jamais aimé que la maigreur, la torsion, la torture, la comparaison et l’agonie de l’autre ». Car l’œuvre fastueuse de Serres nous libère de la délectation morose, des mélancolies infécondes, des stériles pathologies. Elle se rit de la prétendue créativité des pâles morbidités. Elle se rue hors des geôles de veule réactivité, loin des femmes tondues et des chienneries ordinaires.
Serres s’évade du grand vide. Il l’a échappé belle. Il court les sentiers d’incorrigible beauté et les couloirs du Louvre. Il se décoiffe devant La Tour. Ailleurs il saluera Balthus. Il cueille au petit bonheur les fruits de la réjouissance. Il invente en philosophie la meilleure manière de marcher, de parcourir à l’envi l’espace de la géographie: à l’estime, entre orient et couchant, réel et rationnel. Il prend ses crayons par la taille et dessine dans les marges un tracé zigzagué d’exacte fantaisie.
C’est une aventure à courir, à pleine nature et mille ratures. C’est une promenade de santé. A ses risques et périls. A la lettre, une promenade de sainteté. « L’homme ne va que devant lui, et il faut qu’il s’arrête » (Paul Claudel, Tête d’or).


Ce texte est extrait du Cahier de l’Herne Michel Serres, paru en 2010.

mardi 26 mai 2020

Léaud the last

Léaud the last. Il a soixante-seize ans, le vingt-huit mai.

« Léaud, l'insolent phraseur, ne s'assied guère que pour se lever d'un bond ou d'une colère. Il change d'habit comme de survie, de chandail comme de travail. Il acclimate sa trogne à sa besogne. Truffaut lui confie ses missions commandos. Il court vers l'idée fixe à la vitesse du risque.
Léaud a peur du noir. Il est planté dans la salle à manger du dimanche. La petite Jade s'amuse de marmelade et de biscotte. Léaud feuillette un petit ouvrage sur Staël. Il ne regarde ni ne se tait: il parle à livre ouvré.
Léaud remonte le drap. Il a peur des apparitions. Il redoute les sortilèges de Fabienne, la subtile blondeur de la femme du chausseur. Léaud plonge ses doigts dans le sucrier. Léaud s'échappe, déserte l'intimité d'un visage en liberté.
Delphine Seyrig, évolue de côté, lance sa hanche d'un mouvement bégayé. Delphine Seyrig suggère une musique sans hier, joue de sa voix comme d'un léger trouble. Léaud, Seyrig sont des acteurs flagrants. Avec le temps, ils ont confectionné du présent, de la confiture de l'instant pour les matin, midi et soir d'un siècle déjà bien tard. » 

(« Ainsi soit Staël », Editions du Bon Albert, 2013, pages 63/64)

jeudi 21 mai 2020

Henri Michaux

Henri Michaux est né le 24 mai 1899. On n’a pas trop de photos de lui. Inutiles portraits. Car il nous a laissé des mots pour figurer la peau d’un visage, des dessins, des carnets de voyage, une calligraphie pour imaginer l’infini.

« Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d'oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. A moins de la voler au Collège: le cliché d'un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l'intérieur. Visage d'oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d'après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d'escogriffe effacé. Sinistre et drôle.
Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. A lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche.
Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d'un marin, raté d'avance, et les mots qui font signe de la main. S'entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu'une brique, plus déchiffrable aussi: un livre.
A quarante ans, vingt ans aller retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. Visages de jeunes filles, un texte lentement halluciné, une prose royale d'ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C'est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d'une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l'univers, il voit l'écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate.
Gracq évoque la saveur évanouie d'un chewing gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses Lettrines. A la relecture, la fadeur d'un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici Visages de jeunes filles. Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie.
Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants: "Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dit, je vous l'assure, il y a quelqu'un qui saigne ici". L'homme, l'orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d'images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l'œil qu'on appelle des paysages.
Aujourd'hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. "C'est comment qu'on freine ?". Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c'est à dire de coquetterie mahométane, à la Céline. Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze: "Je nage la tête haute, hors de l'eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément". Sauf, qu'à l'image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n'est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s'amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu'un secret, je le garde. »

Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 53/54)

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

lundi 18 mai 2020

Mauvaises pensées

L’ignorance est le réveil lucide de l’insouciance. L’actuelle dépendance à la science révèle une vulnérabilité, souligne l’accoutumance d’une société à son monopole de la vérité. Quand les travailleurs de la preuve font défaut, quand la science est dépouillée de ses certitudes, quand un phénomène naturel manifeste une totale étrangeté, le champ est alors libre au cheminement des mal voyants, à l’errance de l’ignorance, au déferlement des mots.
Car les mots masquent les causes, éloignent des choses. Les mots témoignent d’une pauvreté, exorcisent une peur, confessent une ignorance.
L’ignorance vaste, collective, élargie, à taille de pays, est une humiliation de l’esprit, un uppercut en pleine figure, l’abaissement grandeur nature d’une nation. L’ignorance, au peuple malade, dévoile l’étendue d’une dégringolade.
Quand la mort rôde, quand ça barde comme dans une guerre, l’ignorance tarde, l’ignorance bavarde, l’ignorance tue le temps avec des boniments. Les doctes des plateaux, les sages du maquillage, s’enorgueillissent de platitudes exquises. Le faux plat du blabla meuble les silences de l’au-delà. L’ignorance des blouses professorales s’épanche comme une gouache affectueuse de barbouilleurs du dimanche. L’ignorance s’exprime, préempte la parole, sonorise une réclame, sature l’espace épidémique d’un nombrilisme académique. L’ignorance des grands sachems rafle l’audience des antennes. Au détriment de l’ignorance de naissance, de l’ignorance de souche, de l’ignorance muette des smicards du savoir, des caissières de comptoir. Les fadaises et billevesées des uns se mêlent aux balivernes et coquecigrues des autres.  Au sujet des discours de métier, Pierre Michon parle joliment de « couinement coutumier ».
Au centre de l’écran trône l’arbitre des élégances, l’animateur des nouvelles, le bateleur de quinzaine commerciale : il distribue les bons points, distingue l’ignorance légitime de l’ignorance crasse, départage le papillonnant professeur de l’ouvrière de caisse. Le joyeux pontife jouit d’un droit à la déraison, dispose d’une tolérance au délire. Pas l’illettrée d’usine. Pas l’analphabète de supérette.
Morale provisoire du virus de Chine. « L’homme compétent est celui qui se trompe selon les règles » (Paul Valéry, « Mauvaises pensées et autres », Gallimard, 1942). Après tout, il m’enseigne l’art de tousser dans mon coude.


samedi 16 mai 2020

Fred et Wojtyla

Karol Jozef Wojtyla est né le 18 mai 1920. De deux mois, il est le cadet de Fred. Mon père et le Saint-Père sont voisins de calendrier. L’un et l’autre sont aujourd’hui centenaires.  Fred n’est pas sorti pape d’un conclave. Il aimait la dérision, pas la compétition. Il n’était pas un saint, juste un honnête homme.

« Maintenant j’ai l’âge d’être pape. C’est un soir d’octobre, dans un morne bled où Flaubert s’enivra d’impérissables chimères, appela de l’aide, Byron et Sade, que Fred tira sa chaise vers la table de bistrot, s’accouda à la nappe à carreaux. Maintenant j’ai l’âge d’être pape. C’est un aveu de fils de Dieu, une déclaration de candidature, confessée à La Petite Auberge, rue Carnot, la cahoteuse voie pavée qui dégringole vers la halle aux vieux crabes. Habemus papam. Wojtyla vient de décrocher la timbale.
Fred s’identifie au prélat, s’amuse d’une fumée vaticane, se rit du protocole, des belles âmes et de lui-même. Fred et Wojtyla, jumeaux parmi les hommes, subiront les affres de la maladie de Parkinson, dégringoleront, marche après marche, dans une intense démence, s’étioleront dans une odieuse dépendance. »

Ce texte est extrait de « Fred » (5 Sens Editions, 2019, page 68).
L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

vendredi 15 mai 2020

Moncorgé l'écorché

Il est indémodable, inusable. Gabin, 116 ans le dix-sept mai. On dirait même qu’il rajeunit. Mal aimé des palmarès, il est interdit de films d’auteur, ignoré des cinémathèques. C’est un roc trop réac. Sauf qu’il y a Renoir. Sauf qu’il y a Carné, le fils d’ébéniste, qui sait ce qu’artisanat veut dire, Duvivier qui voit d’instinct la grâce d’artiste du Gabin d’opérette.

« Gabin massif, récif des vieilles valeurs, marmoréen, tanné par le grand air, tassé sur sa légende. Taiseux dans la vie, grogne rentrée et bouche cousue, volcanique au cinéma. Gabin, le Depardieu des Trente Glorieuses, jette sur la vie son regard bleu de vieux bandit. La rudesse de l’homme voile une délicatesse de danseuse. L’amant de Dietrich, l’ami de Ventura, joue la comédie sans tricherie. La grande gueule est pacifiée par un rêve paysan qui lui tape dans l’œil, inaccessible étoile.
Matthias, le fils, raconte bien les coups de sang du patriarche, à deux doigts de la gâchette, devant les casseurs d’imaginaire. Il meurt en vieux con, magnifique, sanglé dans ses silences. Moncorgé l’écorché ne crachera pas le morceau. »

Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, page 43).

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html