mardi 29 octobre 2019

Fred, l'interview




Pourquoi écrire Fred ?

Parce que c’était une nécessité, une exhortation intérieure, un diktat de mémoire. Fred, c’est en quelque sorte l’homme de ma vie. Je lui dois d’être né. Je lui dois surtout d’avoir continué l’aventure.
J’ai écrit Fred presque d’une traite, dans un bonheur presque irréel. J’ai rédigé sous sa dictée, exprimé presque sereinement, ses abîmes et ses vertiges. J’ai fait le portrait d’un artiste, non pas méconnu, mais introuvable, d’un artiste insituable, sans autre vocation que l’émerveillement, la contemplation des splendeurs du monde.
Fred, l’artiste sans œuvre, est un modèle, non seulement pour moi, mais pour tout poète authentique, tout créateur de beauté.
Le livre écrit, je me sens dépossédé. J’ai l’impression d’avoir abandonné Fred, de l’avoir évacué de moi, de l’avoir chassé à jamais. Mon corps s’est rabougri. Fred s’est extrait de ma chair. Il est devenu un objet nu, un petit bouquin, un modèle réduit comme un scalp d’Indien ou une photographie jaunie.
Moi, le criminel de ma sœur jumelle, je me sens désormais l’assassin de mon père, le tueur de mon ange gardien. D’une certaine manière, j’ai tué Fred en moi. Pour revivre en lui, il me faudrait le réécrire, sans jamais en achever le récit.
C’est pourquoi je suis triste, j’ai la sensation d’être vide. Ecrire Fred, c’était finalement une folie, un acte irréparable. Les injonctions de la mémoire sont toujours à manier avec des pincettes. On ne joue pas impunément avec des allumettes. Mais il est trop tard, un peu comme dans Pierrot le Fou, quand Ferdinand se peinturlure le visage en bleu, allume la mèche. Pas moyen de revenir en arrière, d’arrêter l’incendie. Avec Fred, j’ai touché à de la dynamite, je me suis amputé pareillement d’une partie de ma cervelle.
En attendant d’y voir plus clair, j’ai foncé, tête baissée, dans l’histoire de Tita. Il s’agit cette fois de la femme de ma vie. C’est important. Mais c’est une parenthèse avant de retrouver Fred, de le réintégrer à mon bord, de le réincorporer. Car il me manque. C’est un fragment de moi-même. Fred, c’est un livre sans fin. Plusieurs volumes n’y suffiront pas.
Drieu La Rochelle cite Nietzsche, en exergue des Notes pour un roman sur la sexualité : « On n’aime plus assez sa connaissance aussitôt qu’on la communique aux autres » (Par-delà le bien et le mal, 160). A vrai dire, j’ai le sentiment d’une pareille dépossession.
Mais au fond, l’enjeu de cet ouvrage, c’est de tenter d’accomplir un travail  qui n’a pas d’autre exigence que la beauté – je dis bien tenter, avec sa résonance d’échec – sur une œuvre d’art, elle bien réelle,  ancrée dans une chair,  déroulée sur une vie, évoquée ici par bribes, flashs, épiphanies, la vie d’un artiste secret, sans papiers, vierge de toute justification. Pour finir, je dirais de Fred ce que Nicolas de Staël ambitionnait d’être : « Mieux qu’un monsieur ». C’est en quelque sorte un sous-titre.

Comment définir Fred, en trois lignes ?

Fred, c’est un précis d’éthologie humaine. Je reproduis avec minutie les menus gestes et les élans naturels d’un corps singulier, les manières de se mouvoir, de s’émouvoir d’un homme secret, fastueusement sauvage, fulgurant.

Mais Fred, a-t-il vraiment existé ?

Fred a existé, de manière flagrante. Il a existé dans mon regard sans jamais le fuir. C’est seulement quand on me fermera les yeux qu’il fera ses adieux. Mais le livre, s’il est un récit vrai, s’autorise la liberté d’inventer, ou plutôt la possibilité de raffiner, de polir la réalité, de la rendre plus aimable. Car il en va de la santé de la phrase. Je me souviens du tournage de Deserto Rosso, le chef-d’œuvre de Michelangelo Antonioni. Il repeignait la nature, coloriait la géographie des lieux pour que le réel ne soit pas tel quel mais appartienne à son film. Toutes proportions gardées, j’ai peut-être procédé un peu comme cela. Dans un livre, c’est la sonorité du mot qui commande et le style qui gouverne.  Les fantaisies d’écriture ne sont qu’obéissance à cette loi.

On sent l’importance des signes, du regard des choses qui semblent décider de vos deux destins, qui déterminent la relation entre Fred et vous, l’auteur du récit. Pouvez-vous préciser le sens de cette communion ?

Fred est un forestier. Il plante des arbres. Il procède à des éclaircies, opère des dépressages, sélectionne les meilleures tiges. De mon côté, j’utilise le bois de trituration quand je confectionne un ouvrage. J’écris sur du papier qui fait écho à la forêt.
C’est un tandem, Fred et moi, qui n’aimons que les livres, qui sont notre trait d’union. Mais cela ne suffit pas. Fred lit les volumes de sa bibliothèque avec ferveur, avec une piété d’autodidacte. Il alterne Proust et Achille Talon, mêle Balzac et San Antonio. Il est possédé par les livres, tous les livres, les révèrent en silence.
Mais dans sa quête impossible, Fred veut davantage, non pas les écrire – il y a des scribes pour cela -, mais les polir, leur choisir les plus belles parures, peaufiner les reliures, les draper d’une royale majesté. Comme s’il voulait défier le temps de la décomposition, guerroyer avec la poussière, en découdre avec le néant. Fred pratiquait l’ironie comme personne. Jusqu’au dernier jour, me manquera son humour. Fred séjournait dans la dérision, sa véritable nation.

 Un dernier mot que vous aimeriez chuchoter à l’oreille du lecteur ?

Je continue l’histoire. Fred et moi, nous avions des complicités, aussi bien ancrées dans le passé que projetées vers l’avenir. A la fin de sa vie,  avant sa maladie,  nous avons évoqué l’idée d’ouvrir une librairie. Malheureusement, la belle intention est restée lettre morte. Alors faute de librairie, nous avons écrit un livre. C’est Fred, le petit récit d’aujourd’hui. Et au fond de moi-même,  je voulais qu’il appartienne au temps long, « qu’il survive à une mémoire vive ». C’est la dernière phrase de l’ouvrage.

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