mercredi 26 février 2025

L'Etat se libère d'une chaîne

Hanouna le basané un peu simplet, on lui coupe le sifflet. L’analphabétisme cyrillique ne passera pas. Les agrégés de la dette abyssale ordonnent l’expulsion du squat illégal des antennes nationales. Bobards et gaudrioles insultent l’intelligence de nos majors d’école. Les valets indépendants, les larbins insubordonnés, les neuf sages indociles ont tué le petit pote Cyril d’une balle dans le poste. Le Conseil d’Etat, au sommet de son art, au zénith de son galimatias, valide l’attentat. Touché Hanouna. Coulé C8 ! Les sheriffs du Palais Royal fracturent la porte, débarquent à domicile, tirent dans l’écran, font taire le boniment. Les justiciers de cet art con se sont introduits dans mon salon comme dans un saloon. Dans chroniqueur, il y a cœur : c’est là qu’ils ont visé. A hauteur de démocratie. La liberté d’expression embarrasse le bon droit, contrarie le bon plaisir. Bref, l’Etat se libère d’une chaîne. Il se défait des bâillons qui entravent la bonne télévision. Il s’affranchit d’un rigolo, ferme l’émission prisée du populo. Il rompt ses liens d’esclave. Politique ? « Pas du tout », rétorque le paltoquet du Touquet. Les roquets de la vérité, les gardiens du bien ne font qu’appliquer les textes, les consignes du cahier de texte. Les sheriffs souverains ont le dernier mot. Hanouna, comme Coluche jadis, serait-il à l’abri d’un accident de moto ?

mardi 25 février 2025

L'ami du vent

Alexander Grothendieck est mort, il y a une dizaine d’années. Et alors ? Céline avait averti l'épicier de la rue Sébastien-Bottin que Le Voyage, "c'était du pain pour cent ans". Grothendieck lègue à la communauté scientifique de quoi nourrir des générations entières de chercheurs. Cet athlète de la science pure réconcilie le nombre et la grandeur, unifie l'algèbre et la géométrie. Hors de l'école, il réinvente les mathématiques traditionnelles. Le grandiose ignorant se hisse seul au-dessus de la mêlée. Il stupéfie les esprits d'élite du groupe Bourbaki. Ses travaux sont publiés. Il est le chef de file de nos médailles Fields. A quarante ans, il tourne le dos à la société, se cloître dans une baraque perdue des Pyrénées. Ses méditations formelles s'entassent avec le temps qui passe. Il fustige la science officielle, refuse le déshonneur d'être honoré, s'éprend de jolies jonquilles et d'écologie. Il quitte la pureté irénique des mathématiques. Le génie casse son jouet par nécessité, pas par fantaisie. C'est parce qu'il veut vivre qu'il suicide son oeuvre. On songe au petit poète de Charleville, au merveilleux photographe de Valparaiso. Grothendieck emprunte à Rimbaud et à Sergio Larrain. Inutile qu'il communique. Il est terré vivant, fermé à la langue de l'accommodement. Dans son taudis des hauteurs, un génie grandeur nature finit ses jours avec le diable. Il est possédé par l'idée du mal. Cet homme veut la vérité sur soi comme une propreté, veut la vérité d'une loi comme une nécessité. Il a entassé par pelletées des gribouillis de science et de conscience. Lui seul, faute de génie sous la main, peut déchiffrer ses palimpsestes d'adieu. On ne dispose que d'un grand texte lisible que le Web entrepose. Il est titré comme un roman fleuve. « Récoltes et Semailles » est un soleil bâillonné dans les geôles Internet. Il est caché comme l'enfant qui joue aux dés se dissimule des fées. Grothendieck est à moitié russe. Il s'interdit la demi-mesure. « Si dans Récoltes et Semailles je m'adresse à quelqu'un d'autre encore qu'à moi-même, ce n'est pas à un "public". Je m'y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C'est à celui qui sait être seul, que je voudrait parler, et à personne d'autre ». La page sept est plantée comme un poteau indicateur de nationale. Plus de mille pages suivent, cheminent, glissent sur l'écran du rail virtuel, ruban vertical d'un convoi silencieux. On songe à Rousseau, à la passion des « Confessions ». Grothendieck mêle énoncé mathématique et projet véridique. L'homme est démangé par sa vision. Sa théorie des motifs se rit d'être incomprise. A le lire, Alain Connes, l'inventeur d'une géométrie non commutative, évoque Proust, frotte l'aventure de Grothendieck à « La Recherche ». L'ermite pyrénéen, retranché sur son site, s'y définit comme "l'ami du vent". Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, mars 2020). L’ouvrage peut être commandé dans toutes les bonnes librairies ou directement chez l’éditeur à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

mardi 18 février 2025

Il embrasse bien

Le bilan, il faut le faire, avant de partir. Macron boucle sa valise, fourre les deux trois chemises des deux mandats. Elle ferme facile. Point fort d’inventaire : il embrasse bien. Macron est affectueux, comme un tueur, sur les marches du perron quand il fait les honneurs. Il est le champion de l’accolade, de la bourrade dans le dos, de la caresse de hanche, de la cajolerie de selfie. Deuxième point fort : il marche sur la tête, en virtuose, se déplace sur les mains, chemine sur les eaux en scooter. La politique déambulatoire s’est sophistiquée depuis les origines du mouvement marcheur. Du porte à porte inaugural des virées d’immeuble jusqu’aux itinéraires mémoriels où il expose sa figure théâtrale. A mesure qu’il bouge, pas à pas, il détraque l’Etat, qui l’imite et pareillement marche sur la tête. On fait des pointes à quatre premiers ministres dans l’année. Vance tance l’Alliance, la France, ses manquements, ses insuffisances, ses fautes de gouvernance. L’Europe rougit, regarde ses petits souliers, grondée par le maître. On se tait devant l’insécurité. On se terre devant l’arbitraire. On laisse moisir un écrivain français dans une geôle d’Algérie. Oui : Il embrasse bien, le président, à défaut de tendre la main à son ressortissant.

mercredi 12 février 2025

Mi-février 1957, naissance de Lagarce

« C’était un peu mélancolique comme toutes les fêtes réussies » (Journal, tome 1, page 280, Les Solitaires Intempestifs, 2007). « A notre souper de mai, Silvana Mangano sera conviée. J'aime sa pâleur de brune, son visage asymétrique, ses yeux de feu. Elle sera accompagnée d'Helmut Berger. Je serai intimidé par sa beauté. Connaissez-vous Jean-Luc Lagarce ? Lagarce fut un choc quand l'année dernière à la Comédie Française, j'ai entendu "J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne". C'est un chef d'oeuvre absolu. Pièce non jouée, non publiée de son vivant comme toute son oeuvre, c'est un joyau, une langue, un style, la révélation d'un très grand écrivain. J'en parle un peu dans mon "Dancing de la marquise". Lagarce me touche parce qu'il est de ma génération. Son Journal (deux tomes) est admirable, poignant de vérité. Ses lectures étaient les miennes à la même époque. Lagarce, c'est un coup de foudre. Beauté, vérité, courage, tous ces mots s'emmêlent pour dire pareil. Je suis ému par son intransigeance. Je le défendrai toujours, bec et ongles. Je n'avais pas vu "Juste avant la fin du monde" au cinéma, ni au théâtre d'ailleurs. Dans le bidule devant mon lit hier soir, j'ai regardé ce que les marchands d'illusion avaient fait de Lagarce. Ce grand garçon de Besançon m'obsède par sa probité et son pacte avec la beauté. Son Journal est une merveille, il faut le lire et relire. Dans le film du jeune Canadien, la joliesse du visage de Gaspard Ulliel m'a intéressé. Bref, j'ai dîné en tête à tête avec Lagarce. C'est un type sérieux, "mieux qu'un monsieur", aurait dit Nicolas de Staël. Oui. Il faut lire la vie de Lagarce, au jour le jour. Une ou deux pièces jouées sur une trentaine d'écrites. Dolan a du goût. L'ami de Lagarce est mon ami. J'ai fait un saut à la Fnac. J'hésite encore sur les livres. Un inédit de Lagarce: "Du luxe et de l'impuissance". Ce sont des textes très courts, des bribes de pensée. Me fait envie. » « Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose. Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace. En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton. Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots justes, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider. » Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine. Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté. » Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère. Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraîcheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale. « Textes extraits de « A défaut d’écho » et de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions) https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/398-a-defaut-d-echo.html https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

dimanche 9 février 2025

Point barre

La joute exige une dureté, réclame une férocité, requiert une fausse immobilité des mêlées, joue contre joue. La masse musculaire d’Atonio ploie sous la pression d’Albion, plus guerrière dans l’action, suivant une loi de pesanteur pour laquelle s’agenouille un hiératique soldat de plaine à barbe égyptienne. Trop d’en-avant dans le jeu. Comme trop d’en même temps dans le pays. Approximations réciproques d’une nation. Jalibert ne plaque pas. Jalibert se donne entier à son art, à sa virtuosité. Mais s’abandonne aussi dans l’esquive, s’abîme en sa prière. Dupont s’étourdit de ses propres chandelles, systématise ses transversales à l’ailier. Penaud erre en géant sur la pelouse à la recherche de champ où précipiter un galop, un galop d’essai. Ramos est écroulé d’une pichenette par le marqueur anglais de la défaite. On saute en touche, on se rate en passes. Dans une composition française, la maladresse est une faute de la pire espèce. A Twickenham, l’âme a déserté nos hommes. Il faut varier les figures et cesser, sacré bonsoir, ces transmissions foireuses, ces cloches pathétiques à l’ailier, qui ne révèlent rien d’autre qu’un désarroi criant du jeu de mains. Point barre.

vendredi 7 février 2025

L'IA

Lis A. Aragon, Aristote, Aymé. Lis A. Lire les auteurs dont le patronyme commence par la première lettre de l’alphabet. Lis A, pas de plan B. Lis A, c’est le b.a.-ba, sinon patatras ! Lis A. L’Elsa de Louis. Lire « Les yeux d’Elsa ». Lis A, la logique d’Aristote. A et non-A ne sont pas compatibles. Le chaotique « en même temps » de Macron est un monstre de déraison. Lis A, Marcel Aymé et son délectable « Confort intellectuel ». Bref, il y a « Lis A » et il y « l’IA » : cela fait deux. Lis A s’écrit l’IA quand l’intelligence échappe à sa nature. L’IA est une fille d’artifice, assez bonne fille du reste, que l’on martèle à nos oreilles, à toute heure, comme une vieille cloche d’église, comme le tocsin insistant d’un nouveau baratin d’élite.

mardi 4 février 2025

Dupré aurait cent ans

« Cher Guy Dupré, J'ai la nostalgie d'un temps où la flânerie s'armait d'un fusil, où l'homme était posté derrière un rectangle de paille, où les ciels d'octobre étaient la patrie des perdrix. De retour de Sicile, j'empoigne la gibecière postale qui empaquète les deux petites bêtes. De retour de Sicile, j'éconduis les enveloppes sans désir. J'extrais vos deux ouvrages à mots jumeaux. Dédicaces attentionnées. "Madérisée" est le mot juste. La cérémonie du vin de Porto ne remue pas que des mots. Elle exhorte à la mémoire d'un père. » L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « une panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. À la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des Fiancées sont Froides, cinquante ans après. Le facteur a fléché le petit cube de métal où gisent mes correspondances. Ce matin, une enveloppe rectangulaire, couleur des sables, m’était destiné. J’ai glissé, sans me couper, ma main pour la saisir. Je l’ai accueillie avec cérémonie car elle me désignait pour la décacheter. Je connais ce livre, me souviens du titre, gravé dans ma tête depuis si longtemps, me garde de l’approcher de trop près. Je sais que la vérité d’une phrase peut éclater au visage. J’identifie son signataire, Guy Dupré, au dernier diamantaire de la place, au dernier grand écrivain des mystères de la terre. La littérature n’a pas d’autre but que de fracturer les domiciles. Un soir, d’une traite, elle a reposé entre mes doigts comme une perdrix solitaire dont la plume brûle encore. Publié en 1954, ce livre somptueux – Les Fiancées sont Froides – donne la fièvre. C’est un récit de cruelle splendeur qui exige la pleine santé du texte. Il embringue le lecteur dans la ronde empourprée des vertiges. Ces années passées, l’auteur s’était terré dans un souverain mutisme. À l’abri des lumières. Or voici, dans le silence, une langue qui sonne. La récréation est finie. La réédition de ce petit livre inaugural empoigne la gorge. Inutile de se disperser dans le culte mélancolique de fausses gloires. Devant l’œuvre accomplie par Guy Dupré, il faudra bien un jour se décoiffer. Devant pareille beauté, les choses se décantent : les petits romanciers saisonniers sont priés de décamper. Avec Les Fiancées sont Froides, Dupré préempte l’avenir. Il nous fait signe de le lire. Ce matin, une enveloppe rectangulaire, couleur des sables, m'était destiné. Je l'ai accueillie avec cérémonie car elle me désignait pour la décacheter. Je connais ce livre, me souviens du titre, gravé dans ma tête depuis si longtemps, me garde de l'approcher de trop près. Je sais que la vérité d'une phrase peut éclater au visage. J'identifie son signataire, Guy Dupré, au dernier diamantaire de la place, au dernier grand écrivain des mystères de la terre. La littérature n'a pas d'autre but que de fracturer les domiciles. Un soir, d'une traite, elle a reposé entre mes doigts comme une perdrix solitaire dont la plume brûle encore. Les fiancées, que j'ai vues grandes, et rouges sur les joues, se plantent dans ma chair à l'heure où je cherche un visage sur une photographie décatie. Mon temps, ces jours-ci, est haché en menues besognes. Quand j'étais petit, je lisais Un Beau Ténébreux. Tout haut. Maintenant, l'habitude m'est venue de parler tout bas. La récréation est finie. Le sublime petit livre m'a empoigné la gorge. Gracq admirait Dupré. Je l’ai connu sur le tard. Je revois son regard à l’évocation d’une même sonorité princière. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, cinquante ans après. Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux », livre paru en juin 2018 chez 5 Sens Editions. On le trouve à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

lundi 3 février 2025

Grands remplacements

Je mesure combien j’ai été nourri, construit, déconstruit par la nouveauté galopante. Le nouveau, l’impérissable nouveau, surgi dans mon dos, se gravait chaque été dans le marbre d’une saison. Voyons voir. J’ai connu l’antique nouveau franc, cette vieille roupie, ce vieux kopeck, dont le fier euro descend en cachette, sans le dire, comme d’une vulgaire monnaie de singe. J’ai connu les nouveaux philosophes, les inénarrables duettistes qui périmèrent les scrogneugneux d’hier. Glucksmann liquida Henri Bergson. BHL ne fit qu’une bouchée de Blaise Pascal. Même d’antiques croûtons comme Platon débarrassèrent le plancher des plateaux de télévision. J’ai connu le Beaujolais Nouveau. Qui se crache en novembre, sans besoin d’étiquette, comme une authentique piquette.Je connais aujourd'hui "La nouvelle France" de Mélenchon. Egarée dans ses bigarrures. Bref, j’en ai connu des grands remplacements. Sacré bonsoir ! Les ai-je pour autant dans le sang ? Je suis, je reste l’enfant d’un pays de paysans, d’un pays de penseurs hors du temps, de génies francs, dont à l’école je citais les hauts faits dans mes compositions françaises.

samedi 1 février 2025

Il y a trois ans : la mort de Monica Vitti

Oui, Antonioni. Le Pontormo du cinéma. Un luxe maniériste, une posture d’artiste qui peint les ciels dans leur perfection formelle, échafaude une parure, imagine une griffe, la fait luire au jour comme une deuxième nature. Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve. D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Ecoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de L’Avventura, le regard égaré de Claudia. Deserto Rosso. Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs. J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane. Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses. Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié. L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir. Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, 2023, pages 71/72). L’ouvrage est commercialisé sur le site de l’éditeur à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html