mercredi 12 février 2025

Mi-février 1957, naissance de Lagarce

« C’était un peu mélancolique comme toutes les fêtes réussies » (Journal, tome 1, page 280, Les Solitaires Intempestifs, 2007). « A notre souper de mai, Silvana Mangano sera conviée. J'aime sa pâleur de brune, son visage asymétrique, ses yeux de feu. Elle sera accompagnée d'Helmut Berger. Je serai intimidé par sa beauté. Connaissez-vous Jean-Luc Lagarce ? Lagarce fut un choc quand l'année dernière à la Comédie Française, j'ai entendu "J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne". C'est un chef d'oeuvre absolu. Pièce non jouée, non publiée de son vivant comme toute son oeuvre, c'est un joyau, une langue, un style, la révélation d'un très grand écrivain. J'en parle un peu dans mon "Dancing de la marquise". Lagarce me touche parce qu'il est de ma génération. Son Journal (deux tomes) est admirable, poignant de vérité. Ses lectures étaient les miennes à la même époque. Lagarce, c'est un coup de foudre. Beauté, vérité, courage, tous ces mots s'emmêlent pour dire pareil. Je suis ému par son intransigeance. Je le défendrai toujours, bec et ongles. Je n'avais pas vu "Juste avant la fin du monde" au cinéma, ni au théâtre d'ailleurs. Dans le bidule devant mon lit hier soir, j'ai regardé ce que les marchands d'illusion avaient fait de Lagarce. Ce grand garçon de Besançon m'obsède par sa probité et son pacte avec la beauté. Son Journal est une merveille, il faut le lire et relire. Dans le film du jeune Canadien, la joliesse du visage de Gaspard Ulliel m'a intéressé. Bref, j'ai dîné en tête à tête avec Lagarce. C'est un type sérieux, "mieux qu'un monsieur", aurait dit Nicolas de Staël. Oui. Il faut lire la vie de Lagarce, au jour le jour. Une ou deux pièces jouées sur une trentaine d'écrites. Dolan a du goût. L'ami de Lagarce est mon ami. J'ai fait un saut à la Fnac. J'hésite encore sur les livres. Un inédit de Lagarce: "Du luxe et de l'impuissance". Ce sont des textes très courts, des bribes de pensée. Me fait envie. » « Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose. Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace. En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton. Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots justes, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider. » Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine. Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté. » Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère. Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraîcheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale. « Textes extraits de « A défaut d’écho » et de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions) https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/398-a-defaut-d-echo.html https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

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