samedi 29 novembre 2025
Il aurait 93 ans
Une sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès, tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à Chirac. C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque, un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette s’effile jusqu’à la tête modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise.
C’est un gosse de onze ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre d’amour à Marette – un sac avec son père pour son anniversaire –, scarifiée d’une bande de dessins de guerre : beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations, dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.
Chirac est conservateur. Il est le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure : Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir Belanovitch, son instructeur de russe. Car Chirac apprécie le souffle des grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine, trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac, Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky comme peu d’érudits.
J’aime revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa quatre cent-trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur réfractaire.
Je découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnées à de rares regards, deux figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance tragique. De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois.
Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, – qui ne s’aime pas –, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires.
L’immobilité du terminus l’a réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de secrets sont épaisses. Le Chirac reposé des palaces marocains fait oublier l’ancien baroudeur des palais républicains.
Car il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand-père de la nation. Il est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour, dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat. Ce Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. À long terme, l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue d’une jeune fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre. Avec toujours ce sot sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale sa grande carcasse comme un gregario à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la hisser au sommet.
Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux, revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées. Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de l’œil ce fougueux secrétaire d’État, ministre et premier ministre. Chirac se regarde sourire sur le mur des mairies.
C’est un homme sans qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. À l’histoire des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi. C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure l’homme à la mallette des cités grises.
Ni Giscard, ni Mitterrand, aucun de ceux-là, n’arrivent à la cheville de Chirac. Il n’ignore pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité humaine et terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme aux grands pieds.
Or l’homme aux grands pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de Georges Pompidou.
Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. C’est un candidat, un postulant à toute épreuve. Il s’efface du paysage à l’âge d’un cardinal à la retraite. Il ne sera pas du prochain conclave. Chirac voit de travers et n’entend plus guère. Il se voûte et même s’arc-boute. Il reste impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur. On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va déposer les statuts de sa boutique d’antiquités. Il va discourir sur l’Asie, bonimenter sur la Chine, fourguer des bibelots japonais. Pas du tout. Il va faire la planche dans l’océan indien, se noyer dans l’anonymat du luxe bourgeois. Chirac va s’estomper dans nos souvenirs. À moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. On risque en effet de succomber au charme entêtant d’un Chirac encombrant.
L’homme des foucades au Stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc, candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue.
Chirac est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018, pages 42/46).
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie-connaissance/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
lundi 24 novembre 2025
Le dictionnaire amoureux de la prison
Plon publie des dictionnaires qu’il destine au pilon. Il les veut amoureux, et peu, pas trop sourcilleux. C’est pourquoi l’éditeur d’abécédaires songe à débaucher l’évadé de la Santé, à le débusquer de sa planque chez Fayard.
Sarkozy, le journalier de la prison, l’alphabet il en connaît un rayon. Si Trump décrochait celui de la paix, Sarkozy glanerait, lui, le Nobel des Belles Lettres. Sa stratégie est de multiplier les bouquins comme les petits pains.
L’éditeur des mots du cachot ne mégote pas sur les cachets. Il lui propose un pactole pour la rédaction d’un pavé de la taille d’une brique, un gros volume étouffe-chrétien du genre des généreuses productions de Mauvignier. Avec photo de l’auteur à la clé, mal rasé, faciès de condamné.
Fayard a cadenassé l’exclusivité du contrat du taulard – comme naguère Laffont avec « Papillon », son premier best-seller -, verrouillé la liberté du potentiel fuyard. Mais Plon se prétend d’un métal qui se transmute en tas d’or. Il raflera le petit jogger du seizième, l’épinglera à sa collection de prestige.
Sarkozy appartiendra désormais à l’histoire littéraire de la prison comme Sollers s’identifie pour toujours à la gloire de Venise. « Le dictionnaire amoureux de la prison » sortira le 6 janvier 2026, le jour de l’Epiphanie.
Si d’aventure, l’ancien président chopait un deuxième séjour à la Santé, l’éditeur dispose déjà dans ses coffres d’un manuscrit intact, impeccablement rédigé : « Journal d’un saisonnier ».
samedi 22 novembre 2025
Farce d’homme
Sarkozy, les yaourts, la Santé, les jours de violon, un lapidaire journal de détention, un jogging de petit vieux, le frichti du Flandrin.
Macron, le terroriste. Macron sème la peur, l’acédie et les passions tristes. Macron s’aime de tout son cœur. Il révèle un goût mauvais à pérorer et à commémorer. Son petit soldat chante le don du sang, siffle le sacrifice des fils. Macron, qui ne tourne pas rond, fait l’avion au-dessus de la nation.
Le roi Ferrante, dans « La Reine Morte » de Montherlant, flanque ses sujets « en prison pour cause de médiocrité ». Le troufion du banquet des mairies exhorte un pays à « la force d’âme ». Sa langue a fourché. Nos princes sont farcesques au sens de Flaubert.
dimanche 16 novembre 2025
Danke schön
La colossale finesse de la diplomatie teutonne s’est illustrée à tâtons. Le paltoquet du Touquet moisissait dans un cachot politique, jouait la partition taiseuse de l’admirable Quai d’Orsay. On songeait à l’exfiltrer de sa prison cérébrale, de son Barrot à crâne lisse.
Emmanuel était incarcéré. De la tête aux pieds. Pas Boualem.
Certes, Alger le tenait dans une geôle blême, mais pas son âme. Intouchable Boualem. Boualem Sansal était libre comme l’oiseau d’un seul ciel : la langue française.
La colossale finesse et la grosse rigolade ont révélé l’Allemagne dans ses clichés immémoriaux. La grande nation gaullienne qui fait rire Outre-Rhin, son chef improbable la déclare sans culture, sollicite en cas de coup dur l’aide de la Kommandatur.
Le petit coq de palais s’emmêle dans sa chaîne comme un vulgaire chien de ferme. Le bilan politique de Macron – qui se rêvait un grand fauve - est celui d’un piètre animal domestique.
De mes années de lycée, je ne me souviens guère de l’idiome germanique. Pourtant, je veux aujourd’hui sauver de l’oubli ces deux mots: « Danke schön ».
jeudi 6 novembre 2025
Bouquet, cent ans
Avant de mourir à dix-sept ans, on est venu courir la gueuse, consentir au reniement, applaudir un style, une manière habile. On voit Mauclair, l’élève de Jouvet, l’Athénée. On voit Bouquet, Bérenger, et tous les dangers.
Bouquet. Je l’ai croisé, par effraction, sans le vouloir. Un physique de vicaire créait une distance, masquait un silence calculateur, laissait pressentir une vipère, une langue de vipère.
Le métier de Bouquet, son phrasé, sa diction sentencieuse, monochrome et gourmande à l’occasion, d’une préciosité d’orfèvre, sautait aux yeux, agrippait l’oreille des habitués des grands textes.
Une folie d’archevêque étincelait dans l’œil, mais douceâtre, attentivement démoniaque, proche du malaise, d’une ironie narquoise. Bouquet compose avec une petite figure modeste, chafouine, qui ambitionne le pire, inspire un notable, notarial respect.
Bouquet, Serrault. Leur folie ecclésiastique voisine sans pour autant se décalquer. Celle de Bouquet s’arrête au sourire. Au sourire amusé, à ses plissures de méchanceté. La démence de Serrault, en revanche, se fait plus insistante, moins stagnante, met les points sur les i, déclenche l’hilarité, s’autorise de conclure. Bouquet restait dans les pointillés. Bouquet était un grand acteur. Il faisait peur. Des deux côtés de la scène. Il figure au générique des meilleurs films de Chabrol.
Je le revois dans Ionesco. Il est chez lui dans l’absurde, à demeure dans une interminable agonie. Bérenger 1er. Bouquet est le premier et dernier de cordée d’une génération. Bouquet final du feu d’artifices, du jeu d’un grand artiste. "Le roi se meurt".
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, novembre 2023, page 54).
On peut commander l’ouvrage chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie-connaissance/536-fragments-d-un-sentiment.html
mardi 4 novembre 2025
Les hommes à la meuleuse
Les gilets jaunes du Louvre ont commencé le boulot, mais à la première fenêtre, ils ont réclamé une pause au commanditaire. Ces ouvriers de la couronne sont syndiqués, ils manquent de suite dans les idées. Ils ont demandé une interruption de séance comme on exige une suspension de conclave ou on revendique un moratoire sur les retraites.
Car du taf, il en reste un max ! Il y a au total mille deux cent quatre vingt dix-neuf fenêtres à découper qui patientent, qui attendent la fin du repos du commando. La cambriole n’est pas un art de gredins frivoles mais une activité répertoriée qui s’exerce dans les règles, aux normes de l’union européenne : la meuleuse est homologuée, la nacelle et l’échelle sont certifiées conformes à l’usage professionnel.
Certains gilets jaunes - la bleusaille -, se sont faits choper par Nunez avant de pouvoir se tailler en Algérie. Mais les joyaux, sourds aux bravades du ministre, courent toujours. Le commanditaire gère le suivi de sa commande. Il doit négocier la reprise des travaux avec les rescapés du commando et recruter de nouveaux laveurs de carreaux. Les hommes à la meuleuse sont confiants. Ils finissent l’apéro. Ils se préparent à l’assaut de leur deuxième fenêtre.
Gilles Deleuze
« Du salon, nous sommes passés à la chambre à coucher, au magnétoscope, à la vidéo de Deleuze.
De Vincennes, Serres a marché le long de la Seine jusqu’à la Madeleine. Abdelwahed, le disciple d’Itzer, l’accompagne, écoute Michel disserter sur l’opéra, évoquer Garnier, l’architecte, successeur de Baltard à l’académie des Beaux-Arts.
Serres apprécie Deleuze, le désigne comme « un ami de vieillesse ». Tous deux ont musardé par les mêmes sentiers vicinaux, les chemins de terre accidentés, voire à travers champs, au détriment des lancinantes autoroutes de la pensée. L’un et l’autre considèrent que les concepts sont des personnages vivants, des figures de chair.
Serres s’assied par terre, s’adosse à l’armoire blanche. Nous sommes allongés sur le lit de la chambre. J’actionne la télévision. Deleuze parle de « l’acte de création ». Le philosophe au shetland mauve a enregistré une conférence éblouissante à l’école de cinéma du Trocadéro. Il inaugure une collection de vidéos prestigieuses. Je propose à Michel de prendre le relais, dans le sillage du penseur spinoziste. Serres se relève : pacte conclu.
Sept ans plus tard, Gilles Deleuze quittait ses amis pas ses lecteurs - pour aller acheter des cigarettes, aller voir ailleurs s’il fait bon mourir.
A Saint Léonard de Noblat, l’homme aux semelles rebelles pensait à la petite reine, l’autre, pas celle de Fausto Coppi, la jolie Sophie qu’il aimait sans mesure. Deleuze ressemblait à l’homme de terre, pas à l’homme de tête, qu’il s’était faite, qu’il avait si merveilleusement faite.
Deleuze donne de quoi vivre pour l’hiver, se vêtir la peau et les os quand il fait froid sur les idées, de quoi penser jusqu’à l’été. Sans philosophie fixe, il se meut dans les saisons, il émeut par les mots, il est mort d’un claquement d’aile. Shetland de jeune homme, visage brave, Gilles Deleuze tend une main de prince, une poigne d’Idiot, confie au temps sa noblesse et ses lettres.
« Le peuple manque » disait-il à propos de l’artiste, après Paul Klee. Il lève sa plume d’oiseau urgent. L’homme au sourire violet s’en est allé. Loin des veules, près du peuple à venir. Les deux amis de vieillesse sont désormais enterrés entre Garonne et Haute-Vienne. »
Ce texte est extrait de « Les fées de Serres » (5 Sens Editions, décembre 2021, pages 35/36).
On peut commander l’ouvrage chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie-connaissance/476-les-fees-de-serres.html
lundi 3 novembre 2025
Revoir une jeunesse
Malraux, malreux, malheureux vite dit, vieillit à Verrières le Buisson, loin de la brousse et de la sagesse, proche ami de la folie. Dans ses contorsions de visage, ses arabesques de main et ses concassages de mots, Malraux évoque Artaud, mais Verrières n’est pas Rodez, Malraux n’est pas Momo, moins beau sous son faux air de faussaire.
Ami de la folie. « Ami génial » écrit de Gaulle. Ami des génies, du général et des mauvais.
Malraux sait trouer la phrase avec de vraies cartouches. Au Siam, il chipera les dernières économies d’une vieille civilisation d’Orient : Nique Ta Khmère.
Mais Malraux, c’est quand même un type qui frissonne pour une voyelle, qui s’émeut pour une virgule. Au reste, il y a beaucoup d’élégance à aimer l’art de son temps, c’est-àdire de Gaulle. Oui, Malraux – tics, toc, tact – frappe fort à la porte de l’Histoire. Il revient au Panthéon comme sur les lieux d’un cri. « Aujourd’hui jeunesse… » Ce visage de craie secoue l’indécis alliage de ses brisures. Il exorcise sa hantise de la finitude par la bougeotte aventurière, l’émoi d’un faux mouvement.
Malraux voit du même oeil que Baudelaire, le noir. « Chez Malraux, la vision précède la vue », diagnostique en connaisseur Dominique de Roux. C’est l’âge où son corps s’est fixé, comme un lézard vieillard à cuir rouge, à l’arrêt sur la photo du souvenir, grands yeux saisis dans les phares de l’éphémère, entre Mandiargues et Neruda finissants.
Cet aventurier est roturier de l’intelligence. « Malraux chez Louise de Vilmorin, c’est le vieux rêve rentré de Proust admis chez la duchesse de Guermantes. » Fulgurant Dominique de Roux qui traque à merveille cette espèce de gibier, et qui tord le cou, d’une phrase immédiate, à la thèse du complot anti-Proust. Malraux ne fait que rattraper le temps perdu.
Gaullien ? Pourquoi ? Pour rien. Rien que pour de Gaulle. Et puis, la mort, qui rôde et lui mordille les chevilles. Celle du grand-père et du père qui le vaccine du suicide, du petit frère et du grand frère en Dostoïevski, de la belle romancière et de ses fils.
Cette mort, il l’apprivoise en chef, comme une affaire de famille. Elle vient des femmes puisqu’elles donnent la vie.
Il remue cette idée de grandeur, brève apparition de rêve, qu’il a vue, qu’il veut revoir, sa vie durant. C’est pourquoi Malraux shoote dans le « misérable petit tas de secrets » et prend l’avion. Ce grand brûlé des accidents de l’Histoire s’envole vers le ciel pour contempler la terre. En Drieu, il croit, il admire un dieu à rire sec, dandy à griffe, brutal et doux comme le métal. Dans la cour des grands, le mirobolant Dédé veut ressusciter la fraternité des récrés. Il est élégant, pour l’exemple. Chic et déstructuré, ample. Car les enfants regardent. « Les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit. »
Goncourt, colonel, ministre, grand homme de Panthéon, Malraux résiste au klaxon de Flaubert. C’est un résistant à peau coriace. D’ailleurs, le Panthéon lui sert de prétexte à gueuloir. Il y déclame la Résistance. D’où son amour pour la beauté, qui toise de haut la mort des hommes. Bref, Malraux ne fait qu’une bouchée du déshonneur de la gloire. Il se fiche de cela. À la manière de Chateaubriand : “ La gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme : ils la parent, et ne peuvent l’embellir ”. Malraux devient beau comme un Rousseau car tels sont les canons des camions du Panthéon. André s’est ennuyé à se voir embaumer. Il n’a pas supporté cette faute de goût, la sotte trouvaille de collégiens dévoués : les grands chats d’Égypte. Il s‘est repassé sa vie comme s’il allait mourir. Revoir une jeunesse. Aujourd’hui.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018, pages 51/53).
On peut commander l’ouvrage chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie-connaissance/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
dimanche 2 novembre 2025
Veni, Vitti, Vici
Oui, Antonioni. Le Pontormo du cinéma. Un luxe maniériste, une posture d’artiste qui peint les ciels dans leur perfection formelle, échafaude une parure, imagine une griffe, la fait luire au jour comme une deuxième nature.
Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve. D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Ecoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de « L’Avventura », le regard égaré de Claudia.
« Deserto Rosso. » Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs.
J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane.
Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses.
Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié. L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, novembre 2023, pages 71/72). On peut commander l’ouvrage chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie-connaissance/536-fragments-d-un-sentiment.html
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