mercredi 4 novembre 2020

C'est encore loin de Gaulle ?

Nos rois s'estompent dans nos mémoires. Au premier coup de froid, leur gloire se mue en terminus dérisoire. De Gaulle échappe aux attentats. Je me souviens d'une photographie de De Gaulle, à son bureau, les yeux dans le vide. De Gaulle voisine avec les vertiges. A l'heure des nouvelles du soir, de Gaulle s'extrait de son travail, ferme l'électricité, laisse craquer dans son sillage le parquet de l'Elysée. Il observe l'humanité dans les yeux d'un vulgaire téléviseur. Il connaît la loi du pouvoir sur le bout des doigts. Il contemple la France. Il songe à La Prisonnière, le cinquième des sept volumes du grand oeuvre de Proust. Charles courbe sa longue carcasse: "La regarder dormir". Le culte de la nation se nourrit de pieuses conversations. Elle coudoie les passions ravageuses. Charles de Gaulle cause à la France. Marcel Proust bavarde avec Albertine. L'un et l'autre embastillent leurs désirables proies. De Gaulle fixe un cap. Il balade au grand air la nation millénaire. Proust se recueille au chevet d'une morte. Le poète et le soldat scandent une même prière pour plus tard. De Gaulle lit Jouve. Correspond avec Le Clézio. Ses pommettes s'empourprent à la lecture de Paulina. L'artiste est de son temps, pressent les suivants. L'homme du dix-huit juin parle "des gouvernants de rencontre". De Gaulle arrête le regard du hasard. Proust et le grand Charles ont tué le match. Le juif asthmatique et le catholique gothique ont inscrit la France, ses paysages et sa phrase, au milieu du monde, à son zénith universel. De Gaulle est un nom issu d'une forme germanique : "De Walle" qui signifie le mur d'enceinte, le rempart. Un jour d'automne, De Gaulle s'est effondré sur sa table de bridge où il alignait des cartes à jouer. Malraux écrira un petit livre sublime à la mémoire du glorieux défunt: Les Chênes qu'on abat. De Gaulle est mort un 9 novembre. Cet homme à grand destin a cédé le même jour que le Mur de Berlin, un peu moins de 20 ans auparavant. De Gaulle voit l'abîme comme une Chine. Il s'accoude à l'Histoire, rafistole une mémoire, résiste au désespoir. De Gaulle est une bonne connaissance, une grande musique, un roi sans format, ordinaire dans sa joie. On déboulonne De Gaulle, il rigole, on dégringole. C’est encore loin de Gaulle ? Au bout du monde. La grande politique est une vaste querelle pour le partage du ciel, l'amour mystique de l'essentiel. La présence gaullienne est une résurrection, l'insurrection d'une nation assez moyenne. De Gaulle est intouchable. Noli me tangere. Il est le fugitif dont on garde la soif. "Dans la société des hommes, l'activisme voisine étrangement avec l'inertie. L'activisme pour l'accessoire avec l'inertie pour l'essentiel. Il semble que celle-ci soit proportionnelle à celle-là". De Gaulle n'est pas tenable. Il s'éclipse. C'est un roi d'éternité qui se nourrit d'instantanés. "L'instant est un mets de roi, mais ordinaire, car un roi véritable l'est ordinairement". Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 sens Editions, mars 2020)

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