samedi 30 novembre 2024
Godard, quatre-vingt-quatorze ans
À l’instar de Godard, Pelechian apprivoise les ciels à merveille. La caméra laisse intouchée sa prise. L’image est délicatement tachetée de beautés muettes. On y voit le burlesque à vif, la tête longue de ceux qui n’ont pas voulu.
Dans le sillage d’une fusée, les coupures de nuage dévoilent le dessin d’un félin. Artavazd Pelechian peint les eaux qui tournoient et l’homme qui s’y noie, les pèlerinages d’oiseaux et l’exode animal. Ce cinéma, digne des yeux, fait flèche de tout voir. Il fait entendre un cri de berger, venu de haut, dont l’accent des rocailles se détache au soleil.
Le cinéma, des images qui bougent, de l’émotion volée comme un baiser, une sensation qui saisit un corps, qui voile le regard. À Cannes, il pleut. Godard est acrobate, fait des soleils. Godard court le cinématographe en 17 minutes. Record. D’entrée de jeu, on empoigne la rambarde. Il faut se tenir à carreau comme dans la grande roue. On touche les choses pour se persuader d’y croire. Godard achève le festival. Avec des cartouches de terreur dans son fusil. Des images inimaginables qui entrent dans le sang. Un luxe inouï. De la lumière qui erre, des éclaboussures de couleur, une voix humaine. Godard révèle le cinéma, sa beauté venimeuse, hors industrie, sans gnangnan. Film pas, peu économique : soigné, chiadé, tailladé au poignet. Soigneusement aimé. Le contraire du travail, c’est le soin. Soigner l’image comme un malade. Avec la folie maniériste d’un médecin de campagne.
Godard retient du mot opus son pluriel opéra. Il y a le sang du siècle sur la pellicule du cinéaste. Cette poignée de minutes inguérissables terrifie l’oeil roi. On se cramponne. Godard joue dans la cour de récréation, de re-création. Celle des petits ouvriers. Il est immensément seul. Après quoi, le mot de palme semble extrait du vocabulaire de plongée, et les images sorties en scaphandre du Grand Bleu. En un quart d’heure, Godard a tué le match. Le festival est mort, déballe pour rien. N’est original que l’origine. Comme n’est génial que la genèse. On passe alors les copies, si bien nommées, comme des plats, des plateaux-repas de long courrier, la mécanique irrésistible de « Soigne ta Droite ».
Galabru n’était pas un malappris. Mais bien épris de fantaisie. Galabru est le fils aîné, le fils aimé de Raimu. Galabru n’avait rien d’une brute. Il est l’Amiral, loufoque pilote de ligne de Soigne ta Droite, grand bonhomme du poème de Godard.
Il traîne une trogne à gaudriole sur les chemins frivoles des trop faciles besognes. Il fait du rire une joie rare, d’une disgrâce de faciès une finesse, une justesse, une délicatesse. Sa gueule cassée était boxée de paradoxes. Galabru était cousu dans de l’étoffe d’humanité. L’homme au timbre d’ogre a fait un tour de piste d’artiste. Galabru laisse la scène nue. L’art de Galabru ne court pas les rues. Il est temps désormais que le peuple esclaffé se décoiffe.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
Coquelicot de bas-côté dans toute sa sainteté. La détonation du rouge inonde le spectacle du monde. Godard consulte les toiles de Nicolas de Staël. Il se remémore un corps, la feuille de route, le chemin de terre de la couleur.
Les enfants démêlent le blanc du bleu du ciel. L'épaisseur de la vague est un bonheur de gouache. Une huile inutile rutile au soleil. Roxy est un cabot, une péripétie d'après les mots. Il est le roi des bois quand il aboie. Roxy traîne dans le temps présent comme un chien errant, ressent les instants comme des coups de sang.
Godard peinturlure d'après nature. Au plus près du corps, dans l'axe exact d'une métaphore. L'autoroute est luisante de lucioles. Les berlines se sauvent comme des illuminés. Le week-end des bagnoles est une somptuosité d'asphalte. On change de vitesse sur un mouvement de Sibelius.
La beauté crisse, coupe le souffle comme le haut de lèvre incisée de la petite actrice. L'eau à vif charrie son plein de cicatrices. Godard soigne au fusain les pubis. Le sexe de Courbet est un bâton de vieillesse. Monet fait la loi : "Ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit pas, mais peindre ce qu'on ne voit pas."
La lumière fragmentée des fleurs est le genre de beauté sonore dont on fait les colliers. Godard fignole les reliefs d'un sublime banquet, le film d'une vie terminée, dont Roxy énumère les rendez-vous manqués. A la station-service, près des établissements L'Usine à Gaz, on lit sur la grande pompe, le pistolet sur la tempe : "Payez à la caisse." « Adieu au langage » est un bouquet d’images de mon âge.
Il pleut des hallebardes à Palerme. J’aime quand le Pierrot de Godard change d’avis trop tard, visage bleu, la main dans le noir qui rate la dynamite. Je songe au dancing de la marquise. Dans le hall de la grande albergo, je tends au concierge l’ombrelo qui s’appelle Pietro. Je veux revoir mon livre, le toucher comme on caresse une morte, l’ouvrir comme on tranche une orange. Mon réseau social, c’est une bibliothèque murale.
Dimanche, on range. On classe les souvenirs du temps du cinéma, d'un spectacle jadis vivant, entre poème et peinture, cantilène et chorégraphie. Féerie, majesté: les mots sont de Céline. Dimanche, j'ai revu Le Mépris, la perruque brune de Bardot, le chapeau de Piccoli, la lumière de Capri, les couleurs de la vie. Godard a bâclé un pseudo scénario, histoire de contenter le distributeur du film. Il dédouble sa vie sur l'écran. C'est par le mépris qu'il la traite, la tire par les cheveux. C'est sa peau qui vaut scénario. Pas besoin de noircir du papier, faut plutôt impressionner la pellicule, la faire rire aux instants rares. Faut chiader l'image aux encadrures, entre deux acrobaties, facéties, espiègleries.
Bref, exercer le métier de voyeur, faire le job avec honneur. Mettre du rouge, du vermillon sur les corps et les désirs, les dieux et les peignoirs. Mettre du bleu, du bleu de "sourire innombrable", du bleu d'Homère sur le ciel et la mer. Mettre des élans, des émois, des petits mots, du mouvement de motion pictures dans l’appart romain et la villa de Malaparte. Caméra danse comme pigeon vole.
Godard filme le ballet des cils et des silhouettes, des objets et des rejets. Il défie la loi de pesanteur du scénario d'auteur. Vit son film, filme sa vie. Il momifie Hollywood dans la raideur de Jack Palance. Il fige l'ami Fritz dans sa posture de pommier faiseur de pommes, le laisse rêver d'Odyssée et de cinéma aimé. Se révèle ici que regarder fait du bien. « Le Mépris » est la guérissure d'un rebouteux des yeux. Godard soigne tout ce qu'il touche. Brigitte Bardot étire sa beauté comme l'ennui dévidé sur un corps d'été. Camille se déprend de Paul. La femme du Mépris s'appelle la méprise.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html
Godard est mort. Dieu, la reine. Je ne me sens pas très bien. C’est un coup du sort qui déflore un visage de terreur, qui subtilise à nos regards une impeccable majesté, une manière sur la terre d’exalter la beauté. Godard nous laisse en rade, nous abandonne aux mascarades de la crétinerie, aux torpeurs de la laideur.
Pierrot le fou est une œuvre géniale, le rêve wagnérien d’un art total. L’art d’un dieu: peinture, musique, danse et poésie. Godard fait des poèmes avec des fenêtres dans le ciel, des découpages de la nature, des profils et des figures, des bribes somptueuses.
Rimbaud, Nicolas de Staël étaient ses frères de grande querelle. Godard lègue un testament d’artiste diamantaire: « Soigne ta droite ». Fignole ton petit pan de légitimité jusqu’au bout. Le grand art est une boxe. Godard chiade les encoignures. Il a forgé l’outil d’ouvrier qui lui sied. Le cinéma, son dernier cri, à bout de souffle.
Dans un film sur Sarajevo, il énonce tout de go son credo: “La culture, c’est la règle; l’art, c’est l’exception.” C’est ce quartier de soleil, ce fragment de splendeur qui se dérobe aujourd’hui. Je voudrais revoir Week-end, revoir la scène de la ferme où les paysans à fourches s’approchent du pianiste, sur la pointe des pieds.
La beauté des films de Godard ne doit pas mourir, se détériorer dans de vagues archives. Au voisinage du maître helvète, on est sur le qui-vive, dans la fulgurance et le grand métier. Il n’y a qu’un seul métier: orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur. Godard chantait la sainteté du coquelicot. Il en restituait l’écho. Sans autre sujet que la beauté de Bardot.
“Le roi vient quand il veut “. Godard savait la remarque de Michon. La mort est une allégorie des beaux arts. Un de chute. Les temps se hâtent.
Faute de vrais rois, on se satisfait de pâles denrées d’hérédité. Le roi d’Angleterre légitime n’est pas le petit Charles au teint rosé. Non, le seul roi d’Angleterre que je reconnaisse est Irlandais. C’est Samuel Beckett. Indiscutablement. Observez les photographies de sa belle tête, de sa longue silhouette. Tant que Beckett régnera, rien d’essentiel ne capitulera.
Depuis les statues grecques du Mépris, Godard appartient à une lignée de rois, dotés du même regard loyal, situé de plain pied dans le sacré. Nous restent de beaux restes.
Godard et moi, nous échangeons des balles invisibles qui font chorégraphie comme dans un film d’Antonioni.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
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