samedi 17 décembre 2016

Mauvaise Campanie

J'ai pour gîte EasyJet, deux heures bleues à la fenêtre, de Naples à Orly. J'ajoute une épithète, une touche violette à la bougresse. Je maîtrise peu mes dettes, je noircis un carnet de précieuses défaites ou d'ennuyeuses redites. Napoli est un pluriel de voyelles, terre et ciel pêle-mêle. La cité des saletés est un bouquet de vitalités édentées. Le rouge éclate comme une flamme incarnate.
L'empathie du pamplemousse me dissuade d'être complice. J'y mets du gin, de l'entrain, du campari, de la fantaisie. J'entends l'accent effervescent des gens. Je trinque avec l'oiseau couineur, candide et perché, sur les parapets de l'Excelsior.
La ville est pavoisée de draps qui rutilent. Le chiffon délimite l'horizon. L'art des ruelles est fait de graffitis textiles. Via Toledo, nul besoin des mots d'Il Mattino. On fait les poches comme la gueule ou son âge. Je mêle mes doigts comme les pinceaux délavés d'un moine abbé. Sentir m'interdit de mentir. De quelque chose, avoir envie.
Céline me souffle un bout de son bénédicité: "J'ai le respect des somptuosités." Je songe à la sambuca, au vin morveux, à la luisante beauté bleue. Je remue la glace, les lèvres du calice. Entre algarade et pétarade, visages et coloris, je bois des limonades à l'anis. On s'en tape d'Alep, pas leur type, pas de malaise ici en mauvaise Campanie.

vendredi 2 décembre 2016

Nafissatou, c'est fini

Nafissatou a lâché son candidat chouchou. La dame de Manhattan abandonne son bonhomme de président en rase campagne. Elle l’avait précipité à l’Elysée, chef d’une nation amie, sous le coup d’une grosse émotion, d’une odieuse brutalité d’oreiller. Nafissatou s’en mord les doigts. Elle a défait son roi. L’effet Nafissatou, c’est fini.
La gouvernante new-yorkaise a voulu qu’il se taise et retourne en Corrèze. Elle a destitué l’homme de Tulle, épaulé d’un coup de pouce, aidé des bons offices du serial killer François le Sarthois qui a estourbi l’utile Sarkozy, rassembleur idéal d’électeurs socialistes.
Nafissatou a fait son temps, Hollande son mandat. Fillon a fait d’une pierre deux coups. On tourne la page de deux présidents assez quelconques qui ont échoué à requinquer la grande nation. Le roman s’écrit avec d’autres protagonistes, d’autres lieutenants à mentors morts : Rocard pour Valls, Séguin pour Fillon, et même Hollande pour Macron. Au cœur du récit, sous la plume de l’auteur, on identifie une reine de la dynastie Le Pen, Marine la croquemitaine. A la gauche de toutes ces droites, figure le bouillant Mélenchon, joyeux castriste et méchant compagnon. 
A voir notre rubicond « pépère » devenir blême, se justifier à l’antenne des déboires de sa fonction, on songeait à un boxeur groggy, baladé dans les cordes, les yeux baissés, en difficulté sur ses appuis. Car ledit pépère n’était plus unitaire. Il redoutait les discours,  les misères de Montebourg à l’embarrassante primaire. Les vaincus qui reculent, les battus d’avance qui renoncent provoquent une suspecte indulgence. D’aucuns parlent d’un courage certain à fuir la défaite comme une certitude du destin. Or il n’y a rien de magnanime à jeter l’éponge avant le gong. La lucidité est une vertu d’homme du marais,  d’un partisan tiède des justes milieux.
Ma seule gentillesse à l’adresse du petit président en détresse sera de me remémorer la belle parole de l’auteur de La Pesanteur et la Grâce : « On ne possède que ce à quoi on renonce. » Le préretraité de l’Elysée, le non-candidat, est désormais propriétaire de cette liberté-là. On retiendra de lui que le plus beau jour de sa vie s’est situé au soleil du Mali. Il m’aura échappé qu’il avait « réenchanté le rêve français », cette sorte d’identité heureuse à la Juppé.

lundi 28 novembre 2016

François le troisième

La gauche gâche, la droite rate. Chronique des échecs, litanie des dernières décennies. La gauche distribue les subsides, s’enivre de pieuses paroles, remue ses lèvres menteuses. La droite éjecte un brouillon lutin, une grande gueule sans boussole, rejette un pâle « homme d’Etat » girondin qui serre mal les mains. La droite vote en creux. Elle a choisi François le troisième car la République privilégie pareil prénom pour emblème. Il a les yeux foncés car nul n’a les yeux clairs s’il veut gouverner sous la Cinquième. Le regard bleu de Lemaire était disgracieux, peu conforme aux critères marron de la maison, en vigueur de De Gaulle à Hollande.
François III n’a pas le format d’une grosse cylindrée. Le lieutenant tient lieu de candidat président, faute de mieux. L’homme à sourire pingre promet la table rase comme un communiste de jadis de raser gratis. Son masque de notaire économe n’imprime guère dans les cœurs populaires. Manque au fiston Fillon le timbre jupitérien du sanguin Séguin. Un curriculum vitae de planqué a suffi à son brutal succès droitier. La mièvrerie ne l’a pas desservi. Fillon croit au ciel, au changement de logiciel, aux compliments circonstanciels. 
Je risque un délit de faciès. L’édile de Sablé n’a pas la bouille à tout chambouler, la trogne à déplacer les montagnes. Trop droit, le preux taiseux du mieux-disant libéral flotte dans les bottes du génial Général. La gauche se frotte les doigts, se sent des ailes à multiplier les querelles, se retape vite fait une identité de bouleversante humanité. La gauche a retrouvé ses clés, sa maison, sans doute pas ses esprits. Elle est l’anti-Fillon par excellence, par défaut d’autre consistance. Elle part en guerre, tonne contre l’austère Buster Keaton des primaires, mécanicien politicien détonateur de torpeurs. A gauche, la meute de prétendants frise l’émeute. La timbale élyséenne se rapproche de François le troisième. Un, deux, roi : soleil ! Fillon sans état d’âme, roi sans ramdam, fait sa gueule de grognon, se calque sur Jospin pour dérider l’opinion.

mercredi 9 novembre 2016

Le milliardaire rougeaud

C’est la victoire d’un chef, le triomphe d’une figure charismatique, le succès d’une posture d’autorité. Trump vainqueur n’est plus raillé pour sa vulgarité d’ouvrier illettré. Il n’est plus moqué par les commentateurs pour ses mauvaises manières d’amateur. Trump président cloue le bec des bien-pensants. Un peuple sans diplôme, une sorte de populace disgracieuse, a choisi son homme. C’est un colosse à tignasse jaunasse, qui parle direct, impose en hérétique sa force d’acte.
Hillary C. trône parmi les dieux de l’Olympe, festoie au banquet céleste qui surplombe le monde rampant des simples mortels. Ces icônes intouchables, à sourire radieux de marketing, choquent leur verre d’ambroisie à la santé des miséreux. Trump grimace, éructe, invective, à hauteur des mimiques mal policées des déclassés d’Amérique. Le milliardaire rougeaud s’interdit la joie obligatoire. Il dit des gros mots délétères.
L’artiste Trump, avant-gardiste godardien, a fait sécession avec « les professionnels de la profession ». Il ironise sur l’expertise - « l’art de se tromper dans les règles » selon Valéry. Il se rit des braves sondeurs, de leur savoir de fantaisie, de leur science d’imposteurs. Il vient d’accomplir un prodige, d’exécuter un coup d’éclat. En ce même jour où se commémore la mort de Charles de Gaulle, Donald Trump, au seuil de la vieillesse, donne une nouvelle jeunesse aux intérêts d’une grande nation.

mardi 8 novembre 2016

La femme de journée

Je me suis fait un sang d’encre. J’ai voulu sauver mes soldats, mes volumes d’étagères, d’une fureur ménagère. J’ai désiré les préserver de l’assaut des gros doigts, de l’offensive de lessive de la femme de journée. J’ai garé mes vieux albums des premières escarmouches. J’ai dégarni le front haut d’un rayon. J’ai évacué mes meilleurs bataillons. 
Quand dans mon dos, l’armoire des mots a crié sous la hache, a chuté sur la table en verre qu’elle a fracassée, à mille éclats. J’étais pris à revers par un cogneur de bois vert. L’imaginaire bûcheron saccageait ma maison, une quiétude ordinaire.
Mes livres se sont dispersés comme de mauvais fuyards. J’ai pansé les blessés, soigné les écornés. La peur de la femme de journée m’a dicté un repli défensif, une retraite insensée. J’ai fait courir à mes hommes, à mes plus beaux albums, des risques inutiles. 
J’ai péché par amitié pour le plaisir de bouquiner. Je suis fléché de culpabilité, mortifié d’avoir tuméfié le visage intouché de ma quotidienneté. Ce huitième jour de novembre, veille d’agonie de Charles de Gaulle, nuit à ma liberté d’esprit, comme une Sainte Julie, à même numéro de calendrier, du détestable avril. 
Je suis penaud au milieu de quatre murs, d’une songerie sans écho. Je laisse la nuit bondir sur moi, m’envelopper de sa noire pèlerine. Je suis baladé sur le ring. Je suis triste et commotionné comme un pugiliste déganté.



vendredi 21 octobre 2016

Les faits de Serres

On quitte un livre, du bout des lèvres, comme un ami, sans hâte. On éprouve une solitude, un sentiment d’élan coupé.
Mauriac disait jadis un pareil choc, se remémorait l’envie de Chardonne, la compagnie littéraire d’un homme, d’un texte clair qui désaltère. « J’ai lu ce livre d’un trait comme un enfant qui a couru et qui a soif » (Lettre à Jean-Louis Bory, 8 novembre 1954).
Je parle d’un philosophe qui n’a rien d’un chef ni même d’un sage. Il se recommande d’une maîtrise exquise, d’une savante exécution de figures libres, d’une vive pensée patiemment tissée. Michel Serres a confectionné l’artisanal bouquin, cloué au lit d’hôpital Cochin. Il n’est pas vieux mais facétieux, affectueux, plein d’une vie de Grand Récit.
Joue contre joue sur l’étagère, les volumes d’hier témoignent d’une œuvre téméraire. Serres se terre dans un coin de bibliothèque solitaire. J’y stocke les écritures d’un scribe de plein air.
Il tient une promesse de jeunesse, dessine une philosophie de l’histoire. Il travaille hors des rails, appareille au vent de l’éventuel, s’émerveille de la danse des circonstances. Il ouvre en grand les portes de l’histoire, en élargit l’empan à tous les vivants, le belvédère aux univers inertes, en recueille le sens comme la confidence émue d’un paysage, la mémoire bariolée d’un territoire.

Michel Serres signe un ouvrage au nom du père, puis du fils, puis du saint esprit. Il retrace la terrifiante histoire du sparadrap de la violence. L’âge du père est subordonné à la nécessité de la cruauté. Le temps du fils révèle l’absurdité du sacrifice. Le troisième moment décrit l’avènement de l’esprit, l’utopie réalisée d’un monde sans dureté.
Plus que de concepts, Serres use de personnages pour raconter l’intrépide aventure : Darwin, Bonaparte et le Samaritain. Les trois bonshommes totalisent un bout d’histoire, un fragment du récit délinéarisé. Le temps se chiffonne comme une boule de papier froissé. Il renvoie à une topologie mathématique, sans outils métriques, où deux points d’abîme se voisinent. Le Juste de Samarie se situe à l’avant de l’histoire. Bonaparte est un tueur saisonnier dont l’avenir est compté. Darwin aide à saisir les Métamorphoses d’Ovide.

Michel Serres interroge l’anthropologie, Alain Testart après René Girard, évoque la fabrique des « morts d’accompagnement », le décor d’ambiance du mausolée des monarques. Car la terreur d’Etat pratique un carnage de compagnonnage, un rapt des vies domestiques. Un larbinat d’Etat est jeté dans la fosse du despote. Les statues de sang des enterrés vivant embellissent l’ossuaire royal. Cette violence funéraire, originaire d’Etat, dite légitime par Max Weber, marque l’âge autoritaire des pères. La guerre, déclarée de l’arrière, éclate à la figure des fils, soldats du sacrifice d’Etat. La tuerie des patries est une litanie de national récit. Les boucs émissaires sont le matériel nécessaire d’une boucherie ordinaire.
Or il est un fils qui stoppe le fil hémophile des sacrifices. Aux foudres du ciel, aux colères de Jupiter, le fils oppose une douceur logicielle, une sainteté hors sacré. La flore, le pain et le vin, pacifie la faune, le corps et le sang. Le symbole se substitue à la mort, humaine ou animale.

« Les animaux courent » dit Serres. Ils fuient les prédateurs. Leurs enjambées sont de première nécessité. Ils se sauvent des hommes. Ce sont des bêtes sauvages. Domestiquer, c’est arrêter la course. Sédentariser, c’est réduire l’horizon à la maison. Le nomadisme traduit l’errance du prédateur. La sédentarité exprime la fixité du parasite. Mixte d’Abel et Caïn, l’homme est un prédateur parasite. Il vit au crochet de proies sauvages et domestiques.

Le sang du fils apure la dette du père, figure du devoir. La Passion règle un passif. Le rachat des péchés nous libère du père usuraire. Le fils nous affranchit d’une dette infinie, qui comme aujourd’hui, réclame d’être saigné, exige du débiteur le don d’une vie.
Pardon, par-delà le don. Ce que le droit nomme en son patois : prescription. Le mot désigne les commencements de l’écrit, les fondements de l’histoire, les premières traces ou taches de mémoire. La première écriture prescrit les crimes des millénaires antérieurs. Cette première pierre du droit colmate l’immémoriale vendetta des primates. « L’histoire est notre grand pardon ».

Serres s’est délesté d’une cargaison de concepts. Du tas d’os analytique, il ne garde que bios et thanatos. L’alliage de vie et de mort suffit à décrire les âges du Grand Récit. Il élargit le tempo évolutif de Darwin, les ordres et désordres des mutations et sélections. Il convoque la littérature qui illustre l’aventure. Homère superpose à l’Iliade l’immortelle Odyssée. Michelet complète sa martiale histoire nationale d’une série naturaliste irénique : La Mer, l’Insecte, L’Oiseau, La Montagne.
La vie et la mort s’étreignent jusqu’à ce que se départagent un ciel et une terre : la pesanteur et la grâce. Dans son œuvre universelle, Michel Serres masque un nom, une figure, qui décida de sa conversion intellectuelle. Simone Weil est l’ombre cachée, l’invitée des interstices, un signe invisible entre les lignes. Elle est raturée dans le faux mouvement d’une pudeur.
La philosophe d’Ashford se dissimule dans les volumes, couleur de Nègre, se camoufle comme une peau noire dans la nuit. Michel Serres risque l’hypothèse. Le premier homme d’Afrique est une proie foncée qui se préserve de la violence, de manière épidermique.

Temps mort de la mort. Le signe de Croix est exécuté. Père, fils, esprit. Le temps des assassins est désormais mal venu. Les dos se courbent pour panser les maux. L’esprit toubib prévaut. La mort est mal en point aux mains des médecins. Il s’agit de guérir plutôt que d’aguerrir. La thérapie se pratique sur place, au chevet du faible. Le corps médical mime la flore qui échappe à l’agression sans locomotion. L’acte médical contrecarre la sélection naturelle. Le temps de la pitié ravive la trajectoire d’humanité.
La courbure de Pieta au pied de la Croix est un écart à l’équilibre, le clinamen lucrétien qui décide d’un destin. Il se définit, se reconnaît à ses actes précis : « secourir, soigner, partager, négocier, dialoguer ».
Après la santé, la vie se rafistole par la paix. Louis XIV décima les hommes, ravagea les nations comme une tornade dévaste un champ de colza. Mais il est des officiers de paix qui préconisèrent la cessation des hostilités. François de Callières, conseiller du roi, établit le primat de la diplomatie sur la guerre à tout prix. Il ne publia son traité visionnaire De la manière de négocier avec les souverains, qu’après la mort du despote ensoleillé. L’espace est source de violence. Il faut s’en débarrasser. D’où l’utopie, le non-lieu. La paix est déracinée d’une géographie. Elle est affranchie d’un territoire. Théoriquement, on ne se casse pas la gueule sur Google. Internet ou l’idée d’Europe sont des utopies, des non-lieux de paix.

Michel Serres s’exalte à l’évocation des socialistes français, Proudhon, Fourier, Considérant. Moqué des marxistes, au nom d’une improbable scientificité, le courant utopiste s’intéresse aux lieux et aux individus au détriment des classes et des foules.
Or l’âge numérique libère les voix discordantes, disparates, singulières, inventives. L’histoire résulte des menues vies des individus, des « vies minuscules » (Pierre Michon). Le théâtre de la représentation fait croire à la grandeur de glorieux histrions qui tiennent le haut du pavé. Il est éclatant d’ignorance, gonflé de suffisance.
Après le toubib, le diplomate, voici le troisième personnage de l’album, héros positif, Petite Poucette, créature des temps virtuels, figure d’une nouvelle ère spirituelle.
Aujourd’hui, la main invisible du marché supplante les bras ballants de l’Etat. Mais la main du portable construit la société « sitoyenne ». Les utopistes du 19ème siècle privilégiaient les associations de circonstances.

La science expérimentale règne sur la connaissance du monde, plus que la haute mathématique ou la physique théorique. « Penser, c’est essayer au sens des peseurs d’or ». La science moderne se détourne de l’avenir, néglige les fins dernières. Elle interroge les commencements. Les disciplines datent désormais leur naissance dans l’histoire. La même science ne protège pas de la violence. Elle doute de ses schémas depuis Hiroshima. Elle freine des quatre fers devant l’avenir industriel pestilentiel. Dès lors, elle s’approprie la fonction critique de la société jadis exercée par la philosophie. Il s’agit de sur-vie, de mieux que la vie, disons d’esprit.

La science enseigne que le monde est codé. Il est écrit. En déceler le sens signifie trouver le dosage d’ordre et de désordre, de hasard et de nécessité, qui le compose. Le temps procède d’un même codage, fait d’aléa - le temps qu’il fait – et de routine de chronomètre - le temps qui passe. «Nous écrivons, lisons et inventons comme toutes choses du monde lisent, écrivent et se font ». Le monde nous fait à son image. Tout est code, manière de dire avec Pythagore que « tout est nombre ».
La science guette son passé. Le fait historique ne valide un sens qu’à rebours de son accomplissement. C’est une circonstance à mille sens et orientations possibles. Elle n’est stable – le stance de circonstance – que le temps du fait historique. Le sens passe par le filtre des circonstances. Dans la phrase d’écrivain, les prépositions sont les ronds-points de changement de sens en chemin. L’histoire ressemble au tissage d’une tapisserie dont les circonstances feraient un paysage de corps mêlés. Mieux : l’histoire humaine, à l’image du monde, court de paysage en paysage. Elle se métamorphose. Elle visite, plus qu’elle ne voit, traverse  des yeux un espace et des lieux.
L'histoire relève d'un art premier paysager. Elle évoque un savoir morcelé, s'apparente à une mosaïque, peut-être à une musique. Elle lie ses gerbes de vie aux "choses-mémoires" de la géographie.

jeudi 6 octobre 2016

L'homme qui marchait

Une sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès, tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à Chirac.
C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque, un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette s’effile jusqu’à la tête, modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise.
C’est un gosse de onze ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre d’amour à Marette - un sac avec son père pour son anniversaire -, scarifiée d’une bande de dessins de guerre: beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations, dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.
Chirac est conservateur. Il est le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure : Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir Belanovitch, son instructeur de russe. Car Chirac apprécie le souffle des grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine, trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac, Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky comme peu d’érudits.
J’aime revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa quatre cent-trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur réfractaire.
Je découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnés à de rares regards, deux figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance tragique. 
De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois. Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires.