mercredi 27 novembre 2024
Le chant de Chantal
Au Jeu de Paume, parmi les couleurs fauves de l’automne, les yeux d’écran se multiplient comme des pains christiques, révèlent une œuvre somptueuse, réclament un grand silence de cinéma, imposent une panne d’agenda pour fixer un seul regard, les éblouissements de Chantal Akerman.
On monte un escalier blafard d’où l’on voit la tonsure des arbres, une nature aux abois, la déconfiture d’un soir, une lumière écrouée, prisonnière, un bref enfer de troncs glabres, la nuit solitaire des Tuileries.
On zigzague entre les images, les musiques et les gestes. On entre dans la danse des séquences. A la recherche d’un déclic, d’une conversation nécessaire avec les mots, les mystères et les sons.
La cinéaste se trouble au voisinage de Proust. « La Captive » est une émotion de lectrice, l’ivresse coloriée d’une dérive, un cheminement de perfection formelle, un fil d’Ariane fatal tissé sur la trace interdite d’Albertine.
Chantal élude la chute de cheval. La fille enfourche une vague. Moi, je vois Nora, l’Irlandaise, qui dégringole la falaise, la fiancée sublime de Céline, la fêlée du grand vent qui se libère de Ferdinand, qui s’affranchit du récit, se joue de « Mort à Crédit », fend la mer d’Angleterre, s’abîme dans une vague éperdue.
Les sorts d’Albertine et Nora sont scellés. Chantal Akerman confie à la gracile Ariane le soin d’unir Marcel et Ferdinand, de conjuguer leurs deux saintetés, l’effarante beauté des mots, des images et des sons. Je songe à « La Joie », au grand d’Espagne, à Bernanos qui ose le chant de Chantal.
vendredi 22 novembre 2024
Gaspard Ulliel aurait quarante ans
Je n’ai rien vu, presque rien de Gaspard Ulliel. Des bouts du film de Dolan, des bribes du texte d’un grand gars de la littérature française, Lagarce, des fragments du Saint Laurent de Bonello.
En revanche, j’ai vu une lumière blanche : une épiphanie, apparition, illumination eût écrit Rimbaud. La beauté d’Ulliel est absolue, taillée dans le bleu du ciel, un flagrant délit plastique, le miroitement hypnotique d’un style. Gaspard a choisi la meilleure part.
La comédie, l’art dramatique. Le jeu est le plus vieux métier du monde, l’outil le plus précis de la clownerie des lundis, l’arme quotidienne de la bouffonnerie des hommes.
Flaubert veut jouer. Il gueule seul. Proust s’entiche de Réjane, de Sarah Bernardt, invente La Berma. L’auteur est un acteur raté, un grimacier empêché, un baladin dissuadé. Tous les scribes de la terre ont des démangeaisons d’histrion.
Ulliel est un comédien hors du temps, aux semelles de vent, l’ange exterminateur des modes braillardes, des actualités débraillées. Gaspard Ulliel s’est trompé d’époque.
Ni Téchiné, ni Dolan, ni Bonello ne sont Visconti. Gaspard Ulliel était l’Helmut Berger de sa génération. Je pense au jeune Nicolas de Staël qui gribouille sur une carte postale à son père de fortune : « Non, je veux être mieux qu’un monsieur ».
La beauté de Gaspard intimide. D’autant qu’il l’ignore, qu’il la fragilise, la balaie d’un revers de main, la neutralise avec dédain. La gentillesse était sa coquetterie.
Le grand acteur est un funambule, un fildefériste qui risque une peau avec des mots. Il est en première ligne à chaque phrase, à mains nues, devant le gouffre, une meute d’inconnus. Il n’a pas de casque syndical, ni sur les scènes théâtrales, ni sur les domaines skiables.
Non, je n’en crois pas mon iPhone. La nouvelle carillonne à mon tympan. Je me sens plus petit, rétréci dans ma vie. Le monde s’est enlaidi. Sur la piste bleue gît un monsieur. Mieux qu’un monsieur.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, pages 86/87, novembre 2023). L’ouvrage est en vente à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
jeudi 21 novembre 2024
Homère à livre ouvert
La contemplation est une perte, un égarement de soi. Une manière de prier à la recherche de ses clés.
Ils s’agenouillent devant les petits cris d’une mer infinie comme on se hisse vers l’eucharistie.
J’aime jouir, répugne à l’avenir, renâcle au pire.
La connaissance est dans la création quand le regard n’est qu’une boisson, une consommation comme disent les garçons de bistrot.
J’apprends que Pierre Michon publie du neuf, un ultime album, un chewing gum à goût intact, « J’écris l’Iliade ». Guéret, la guerre, Homère à livre ouvert. Littéraire est la mer: dernières nouvelles d’elle.
mercredi 20 novembre 2024
Haut et bas
Les fonctionnaires sont hauts. Les reporters sont grands. Exclusivement. Comme Allah chez Vialatte. Le Sud répugne à se dénommer les Bas de France. Car l’Herault n’est pas un bas morceau du territoire.
Les bringues sont grandes. Pas de petites, forcément, même de contrebande.
En revanche, les amoureuses de Rimbaud le sont toujours, petites, jusqu’à la fin des temps.
Les ministres, nos sinistres ministres sont parfois premiers, comme les nombres, mais jamais derniers comme les cancres. Tout ça, les bonnes poires doivent le savoir.
mardi 5 novembre 2024
Michel Bouquet aurait 99 ans
Avant de mourir à dix-sept ans, on est venu courir la gueuse, consentir au reniement, applaudir un style, une manière habile. On voit Mauclair, l’élève de Jouvet, l’Athénée. On voit Bouquet, Bérenger, et tous les dangers.
Bouquet. Je l’ai croisé, par effraction, sans le vouloir. Un physique de vicaire créait une distance, masquait un silence calculateur, laissait pressentir une vipère, une langue de vipère.
Le métier de Bouquet, son phrasé, sa diction sentencieuse, monochrome et gourmande à l’occasion, d’une préciosité d’orfèvre, sautait aux yeux, agrippait l’oreille des habitués des grands textes.
Une folie d’archevêque étincelait dans l’œil, mais douceâtre, attentivement démoniaque, proche du malaise, d’une ironie narquoise. Bouquet compose avec une petite figure modeste, chafouine, qui ambitionne le pire, inspire un notable, notarial respect.
Bouquet, Serrault. Leur folie ecclésiastique voisine sans pour autant se décalquer. Celle de Bouquet s’arrête au sourire. Au sourire amusé, à ses plissures de méchanceté.
La démence de Serrault, en revanche, se fait plus insistante, moins stagnante, met les points sur les i, déclenche l’hilarité, s’autorise de conclure. Bouquet restait dans les pointillés. Bouquet était un grand acteur. Il faisait peur. Des deux côtés de la scène. Il figure au générique des meilleurs films de Chabrol.
Je le revois dans Ionesco. Il est chez lui dans l’absurde, à demeure dans une interminable agonie. Bérenger 1er. Bouquet est le premier et dernier de cordée d’une génération. Bouquet final du feu d’artifices, du jeu d’un grand artiste. Le roi se meurt.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, décembre 2023, pages 54/55).
L’ouvrage est commercialisé par l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
lundi 4 novembre 2024
Sergio Larrain aurait 93 ans
J’avais tout faux sur la photo. Je la considérais de haut. J’en méprisais l’hypothétique paresse d’index. Sa lissité de papier glacé interdisait le travaillé d’artisanat. Je me sens mal avec le machinal.
Or j’ai révisé mes idées, changé de préjugé. Si Barthes et "La Chambre Claire » m’ont ouvert la tête et ôté ses œillères, reste que la photo me déconcerte. Elle me touche peu. J’aimerais écarquiller les yeux. M’ennuie son découpage gratuit de la géographie.
La magie d’un art m’est révélée sur le tard. La photographie d’un maître du Chili a illuminé ma nuit. J’ai besoin de Larrain comme de pain. J’ai besoin de m’abreuver aux lumières de Valparaiso. J’ai besoin des petites filles du passage Bavestrello. Je regarde Santiago autrement qu’avec des mots. Sergio Larrain me tend la main, un miroir sur les premiers matins. L’homme de patience donne à la vue ses lettres d’évidence.
Larrain photographe s’est sauvé du monde bref. Il s’est retiré des hommes et de Magnum. Larrain fait le saut, fait écho à Rimbaud. Il fait d’un passe-temps matière à éblouissements. Il prescrit à son neveu, Sebastian Donoso, des conseils pour les yeux, des secrets précieux : « Il faut partir à l’aventure, comme un voilier, toutes voiles dehors, aller à Valparaiso, aux îles Chiloe ou parcourir les rues toute la journée, errer, errer encore dans des endroits inconnus, s’asseoir contre un arbre lorsque l’on est fatigué, acheter une banane ou un peu de pain… c’est cela, prendre un train, aller dans un endroit qui t’attire et regarder, sortir du monde connu, pénétrer ce que tu n’as jamais vu, se laisser porter par l’envie, se déplacer beaucoup d’un endroit à l’autre, là où tu le sens…peu à peu tu vas rencontrer des choses. Et des images vont te parvenir, comme des apparitions, prends-les. »
Fichée au bout d’une impasse de Montparnasse, la fondation Cartier-Bresson a tacheté ses douze murs de centaines de rectangles, de figures d’éternité. Les visiteurs se taisent. Ils dévisagent l’œuvre d’un sage. Ils sont cueillis à la sortie, saisis par les silences du Chili. Ils se sentent sots devant les photos de Sergio.
Larrain renonce à la mastication. Au ressassement des mêmes tourments. L’homme qui regarde ne mâche pas un chewing-gum. Il goûte une joie. Il fuit le spectacle, il guette un miracle. Il n’imagine rien, pas d’histoire, ne trace aucun chemin, ne cède à nul espoir. Larrain va au vent, derrière les paravents. Il est fouetté par les embruns du matin. Il ne décolle pas sa joue du soleil, des conseils des grands ciels. La splendeur est au bout d’une lenteur. L’inaction veille au mûrissement des passions. Il se clochardise à cause des marchandises.
Larrain s’accoude au parapet, extrait un fragment de soi de son artisanat minier. Il vagabonde en son intime réalité. À l’image de l’enfant, la photographie naît d’un moment d’égarement.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 75/76).
L’ouvrage est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivant :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
dimanche 3 novembre 2024
Deleuze, mort le 4 novembre 1995
Serres apprécie Deleuze, le désigne comme « un ami de vieillesse ». Tous deux ont musardé par les mêmes sentiers vicinaux, les chemins de terre accidentés, voire à travers champs, au détriment des lancinantes autoroutes de la pensée. L’un et l’autre considèrent que les concepts sont des personnages vivants, des figures de chair.
Serres s’assied par terre, s’adosse à l’armoire blanche. Nous sommes allongés sur le lit de la chambre. J’actionne la télévision. Deleuze parle de « l’acte de création ». Le philosophe au shetland mauve a enregistré une conférence éblouissante à l’école de cinéma du Trocadéro. Il inaugure une collection de vidéos prestigieuses. Je propose à Michel de prendre le relais, dans le sillage du penseur spinoziste. Serres se relève : pacte conclu.
Sept ans plus tard, Gilles Deleuze quittait ses amis pas ses lecteurs - pour aller acheter des cigarettes, aller voir ailleurs s’il fait bon mourir.
A Saint Léonard de Noblat, l’homme aux semelles rebelles pensait à la petite reine, l’autre, pas celle de Fausto Coppi, la jolie Sophie qu’il aimait sans mesure. Deleuze ressemblait à l’homme de terre, pas à l’homme de tête, qu’il s’était faite, qu’il avait si merveilleusement faite.
Deleuze donne de quoi vivre pour l’hiver, se vêtir la peau et les os quand il fait froid sur les idées, de quoi penser jusqu’à l’été.
Sans philosophie fixe, il se meut dans les saisons, il émeut par les mots, il est mort d’un claquement d’aile. Shetland de jeune homme, visage brave, Gilles Deleuze tend une main de prince, une poigne d’Idiot, confie au temps sa noblesse et ses lettres. « Le peuple manque » disait-il à propos de l’artiste, après Paul Klee.
Il lève sa plume d’oiseau urgent. L’homme au sourire violet s’en est allé. Loin des veules, près du peuple à venir.
Les deux amis de vieillesse sont désormais enterrés entre Garonne et Haute-Vienne.
Ce texte est extrait de « Les fées de Serres » (5 Sens Editions, décembre 2021, pages 35/36).
L’ouvrage est mis en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/476-les-fees-de-serres.html
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